Ça eut payé
En 2008, Nicolas Sarkozy a annoncé la fin de la publicité sur les chaînes de télévision
publiques. Cette question de la publicité comme moyen de financement se pose aussi pour la
presse papier et Internet. Car le problème fondamental de la presse est aujourd'hui la concurrence des
nouveaux médias, nouvelles chaînes du câble ou du satellite, et surtout Internet, où la gratuité
est la règle actuelle, comme pour la musique. Déjà compromise, la presse doit chercher un modèle économique viable.
La fin de la publicité à la télévision est un beau coup de Nicolas Sarkozy, qui joue encore une
fois de l'opposition à la publicité dans l'opinion de gauche. Comme pour la gratuité des musées
(voir « La loi hadopi... »), les chaînes TV concernées par la suppression de la publicité savent bien que cela concerne leur autonomie de gestion. Mais la télévision publique bénéficie aussi d'une
redevance, qu'il est donc question d'augmenter, ce qui revient à faire payer pour un service,
même s'il n'est pas consommé (pour ceux qui ne regardent pas ces programmes).
La solution ébauchée pour la presse semble s'orienter vers un système de subvention (à l'issue
des "états généraux de la presse écrite" voulus par le président Sarkozy en 2009). Mais il semble ne concerner que la presse papier. En particulier parce que le taux de TVA reste à 19,6 % pour les médias Internet, alors qu'il est
de 2,1 % pour la presse papier. D'ailleurs, il en est de même des ebooks (taxés à
19,6 %) par rapport aux livres papier (taxés à 5,5 %). Apparemment, l'argument de
l'alignement, valable pour les restaurants par rapport à la restauration rapide, ne s'applique
pas au domaine culturel.
Le paradoxe publicitaire
Pour attirer la pub, il faut attirer de l'audience. Malgré les millions de visiteurs (virtuels), les
sites de presse ne sont pourtant pas rentables pour le moment, essentiellement parce que la
pub n'y paye pas autant que sur la presse papier (de dix à cent fois moins). En plus, cette
audience prive les journaux papier d'une partie de leur lectorat. D'autant que sur Internet le
zapping est plus facile. Il faut conserver son public en relançant l'intérêt. Auparavant, à
l'exception des cabinets des médecins où on les trouve gratuitement, on ne passait pas
facilement d'un magazine ou d'un journal à un autre. C'est une nouvelle contrainte à gérer.
J'ai montré dans l'article « Audience truquée à Rue89 » que la lecture réelle des articles n'était peut-être pas ce
que les journaux revendiquent. C'est Internet qui permet de le vérifier. Les trop nombreuses
publicités présentes dans les journaux papier sont-elles seulement vues ? Au contraire, sur
Internet, cette absence de rentabilité de la publicité est assez bizarre. Car au moins, on sait
qu'un visiteur est venu sur la page. Et si la publicité n'est pas remarquée, c'est d'abord la faute
de l'annonceur, y compris quand elle est trop invasive au point qu'on ferme parfois la page en
question. Par contre, on peut cliquer sur la publicité si on est intéressé, et on se retrouve
directement dans le magasin, où l'on peut commander directement en ligne ! Quel serait le
publicitaire qui n'en aurait pas rêvé jadis dans la presse ?
Mais la presse Internet n'a pourtant pas convaincu les annonceurs de mieux rémunérer leurs
pubs. Le modèle économique de l'info gratuite avec publicité sur le web n'est pas assez
rentable, alors que les journaux gratuits sont bien viables (plus ou moins). Cette situation est
peut-être due précisément à la surévaluation générale de la fréquentation qui avait conduit à
l'éclatement de la bulle Internet en 2000. C'était l'époque où l'on se moquait d'Internet en
disant que les sites marchands ne seraient jamais rentables. On les charriait alors en disant :
« Actuellement, Internet fait zéro million de dollars de chiffre d'affaire, dans dix ans, Internet
fera zéro milliard de dollars ! » Aujourd'hui, Internet engrange bel et bien des milliards de
dollars.
Ironiquement, une des raisons de cet échec est qu'à l'origine, la presse a tenté de casser la
concurrence d'Internet pour ne pas perdre ses annonceurs. Et selon sa mauvaise habitude, elle
recycle sans cesse ses serpents de mer et ses marronniers (pédophiles et autres négationnistes
du net). Mais elle a scié la branche sur laquelle elle allait s'asseoir. Aujourd'hui, la presse doit
se renouveler d'urgence. Ce qui n'est pas dans son ADN (comme on dit maintenant - et c'est
particulièrement agaçant).
Modèle payant
Faut-il essayer le modèle du payant. En France, Médiapart a tenté la formule, sans publicité.
Mais il n'a réuni que 15 000 clients prêts à payer. Le pari est risqué. On peut se rappeler la
leçon de Robert de Jouvenel, dans son livre La République des camarades, à propos de
l'indépendance de la presse :
« Et je veux bien que ce soit la faute des journaux ; mais c'est avant tout la
faute du public. Si jamais le bon public, l'excellent public, qui se gausse de ces
servitudes, s'avise de vouloir lire un journal complètement indépendant qui
n'ait besoin ni du pouvoir, ni de ses agents, ni du commerce, ni de ses
représentants, il l'aura. Il lui suffira de payer ce qu'on lui vend, au prix de
revient. S'il y avait en France dix mille personnes résolues à sacrifier chaque
matin quatre ou cinq sous pour le seul plaisir de lire un journal qui ne soit le
prisonnier ni de ses subventions, ni de sa publicité, ni de ses actionnaires, ce
journal paraîtrait demain. Mais n'y comptons pas trop.
« Il y avait une fois, voici quelques années, un journal qui avait tiré à
plusieurs centaines de milliers d'exemplaires et soulevé un tumulte inouï parmi
les passions françaises. Cependant, dans la paix publique rétablie, ce journal
voyait se calmer le zèle de ses lecteurs. Il fit un plébiscite pour demander à ses
derniers fidèles s'ils seraient disposés à payer dorénavant deux sous leur
journal, pour lui permettre de vivre et de rester fidèle à sa politique. Vingt
mille lecteurs enthousiastes répondirent :
« -- Deux sous, trois sous, cinq sous, si vous voulez.
« On les crut. Moins d'un an après, le journal ne tirait même plus à six mille. Car personne ne se croit assez riche pour payer deux sous à ses partisans ce qu'il peut avoir pour cinq centimes [= un sou] chez l'adversaire. »
Médiapart a complété sa stratégie payante en choisissant de « faire club ». Le journal offre à ses abonnés un blog (comme tous les autres journaux), dont les articles sont en accès libre, alors que les articles des journalistes maison sont réservés aux lecteurs payants. La tendance est quand même un peu trop la recherche de scandales. On peut considérer aussi que les articles des membres du club ont pour effet d'attirer de l'audience. Ce qui en fait des pigistes bénévoles.
Contrairement à son titre, ce journal a raté la possibilité d'un véritable média participatif qui
structurerait effectivement les contributions extérieures, en les rétribuant. Car choisir le
modèle du payant et maintenir l'idée des contributions gratuites est tout simplement une
imposture qui ne marche qu'en jouant sur la vanité de faire partie d'un club élitiste dont la
constance est la recherche l'exclusion et de la censure (biais classique des intellectuels). Ce que
résoudrait pourtant une sélection assumée par la rédaction.
Mutation / Restructuration
La problématique de la survie de la presse exige d'elle une prise en compte de la réalité des
pratiques de consommation de l'information sur Internet. Que le modèle économique soit le
gratuit avec pub ou le payant, la survie des sites dépend de leur audience. Internet ne peut pas
correspondre à un modèle qui était fondamentalement celui de la presse papier régionale.
L'audience est universelle, mais fractionnée en niches et volatile. C'est un mélange de la presse
papier nationale, régionale, des magazines généralistes et spécialisés.
Fondamentalement, le modèle gratuit est celui des blogs, sites personnels qui ne dépendent
pas d'une rémunération. Mais leur particularisme ou leur aspect cumulatif les apparente aux
anciens fanzines, qui tendaient à produire une spécialisation qui pouvait déboucher sur un
passage progressif au professionnalisme, qu'il faut bien rétribuer.
Le modèle payant ou publicitaire correspond à la nécessité des journaux existants de trouver
un moyen de survie pour les journalistes professionnels. La solution évidente, dans ce genre
de circonstance, est tout simplement le regroupement pour capitaliser de l'audience. Internet,
on le sait, offre une forte prime au gagnant, « the winner takes all ». On imagine que cela doit
inquiéter les rédactions qui serrent les fesses en espérant que les licenciements tombent sur
les autres.
La rencontre de ces deux contraintes concurrentes, gratuit/payant, personnel/professionnel, devrait conduire automatiquement au modèle du pigiste spécialisé, greffé sur une base journalistique professionnelle généraliste. Mais il est dérisoire d'espérer tirer son épingle du jeu dans les petites structures qui se créent actuellement. Elles ne possèdent pas la capacité de maintenir une audience suffisante, car elles ne publient que quelques articles par jour, alors que les grands journaux comme Le Monde en publient des centaines. Le mythe d'internet repose d'ailleurs sur la capacité à devenir un géant du secteur. Il est bien évident que des sites comme Médiapart, Rue89, Backchich, Nonfiction,... ont vocation à s'unir entre eux ou à un site issu de la presse traditionnelle, comme Le Monde, Libération (au lieu de s'en séparer comme Rue89).
Comme je l'ai mentionné à propos des droits d'auteur, le problème est l'absence de système de micropaiement qui correspondrait mieux au mode de consommation sur
Internet. La solution d'une offre globale comme Le Monde qui fait payer 72 euros par an (ce qu'il offre pourtant gratuitement pour cumuler de l'audience) permet une économie sur la version papier. Ce qui donne la possibilité de payer pour d'autres supports auxquels Internet permet d'accéder si facilement. Alors que le modèle Médiapart fait payer plus cher (90 euros par an) pour quelques articles par jour. Il est bien évident que la viabilité de cette
entreprise, passée la période de curiosité ou d'encouragement militant (avec le contre-avantage
du sectarisme), suppose une augmentation du nombre de lecteurs qui n'est possible que par
une augmentation du nombre d'articles.
Un système mixte, publicitaire/payant, exigerait d'abord de ne pas tolérer le discours
antipublicitaire traditionnel. Certaines personnes sont effectivement capables d'accepter un
surcoût pour se passer de la publicité, mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Il n'y a pas de
raison que cette minorité impose son idéologie à tout le monde, et elle n'est pas assez
nombreuse pour financer ce qu'elle consomme elle-même. Il n'existe d'ailleurs pas de non-publicité ou de non-influence, seulement des influences différentes (« no-logo » est un logo).
Et un système de subventions déplace la question de l'influence de l'entreprise au pouvoir
politique.
Le véritable problème sur Internet, dans l'état actuel des choses, n'est pas l'existence de la
publicité, ne serait-ce que parce que les journaux papier vivent bien de la pub. Le vrai
problème est qu'elle est sous-payée ou accaparée par les moteurs de recherche comme Google.
Jusqu'à aujourd'hui, cette sous-rémunération a servi à maintenir l'hégémonie des journaux
papier en empêchant l'apparition d'une presse Internet autonome. La concurrence accrue de
l'information gratuite sur Internet les oblige à venir aujourd'hui sur la Toile. Les journaux
papier ont gagné au passage un délai pour acquérir les compétences Internet qu'ils n'avaient
pas auparavant. Les antipubs leur ont été utiles sur ce point.
Jacques Bolo
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