L'émission « On n'est pas couché », de Ruquier, du samedi 14 mars 2009 a donné lieu à une
descente en règle du roman d'Annie Lemoine : Que le jour recommence !
C'est le principe de cette séquence de l'émission. Les invités passent à la moulinette des deux
compères Éric Zemmour et Éric Naulleau, respectivement analyste politique et critique
littéraire. Et l'originalité de la chose est qu'ils disent ses quatre vérités à l'invité, contrairement
aux autres émissions, où on leur passe la brosse à reluire. Bon, évidemment, ça revient aussi
à de la promo. Puisque de toute façon le but des invités est de passer à la télé pour vendre leur
salade, spécialement des livres. Car pour les livres, décidément, il n'y a vraiment plus que le
fait de passer à la télé qui marche. Mais, cette fois, on se demande quand même qui va acheter
le livre de la pauvre Annie Lemoine.
Il n'en demeure pas moins que l'idée est originale. Dire la vérité à la télé ! On nous l'avait pas
fait ce coup-là. Et sans enrobage. Non. Tout au premier degré : « c'est nul ; c'est une série de
clichés [avec exemples] ; aucun style ; tout est plat ; les personnages secondaires sont
inexistants ; et en plus, c'est mal écrit ; vous n'écrivez pas simple, vous écrivez simpliste, mais
c'est normal parce que vous pensez simpliste ; on est en deçà de la littérature, on est dans
l'indigence totale ; tout est raté. Ya pas un truc qui surnage ».
Bref, la discussion interne d'un comité de lecture pour un livre qu'on devrait rejeter. Mais on
l'a édité quand même. Cherchez l'erreur ? Ben ! C'est Annie Lemoine ! Elle est connue,
puisqu'elle vient de la télé. Bref, la télé fait vendre les bouquins de mecs et de nanas de la télé.
C'est pas un scoop [1] !
L'argument essentiel du comité de lecture des éditions Zemmour, Naulleau & Cie, consiste à
dire que « ce n'est pas de la littérature ». On est bien d'accord, serait-on tenté de dire. Mais
cette phrase anodine est... un cliché (ou « de la littérature »). Plus précisément, il s'agit d'une
ellipse pour : « ce n'est pas de la littérature de qualité ».
– Eh ! L'autre... on avait compris. Si tu crois nous apprendre quelque chose ! Le lourd !
Précisément. La critique n'est pas de la littérature, contrairement à ses prétentions permanentes. Elle se doit d'expliciter. Et pourrait essayer d'éviter ce genre de clichés, spécialement quand elle en fait le reproche à un auteur.
Un comité de lecture peut envoyer une lettre type polie. L'auteur qui la reçoit sera d'ailleurs
vexé de ce traitement. Les écrivains naïfs insisteront lourdement pour avoir une appréciation
plus circonstanciée et plus personnelle. L'émission consiste justement dans le spectacle du
comité de lecture. Et il faut bien développer un peu. Les auteurs devraient être contents. Et
sur ce plan, rien à dire.
Où est donc le problème ? Outre le fait que les éditeurs vont recevoir encore plus de lettres qui
exigent des commentaires plus circonstanciés de ceux qui n'ont pas compris que pour cela, ils
devraient être déjà célèbres et passer à la télé. D'ailleurs, ils auraient été édités pour cette seule
raison. On n'en sort pas.
Zemmour
Le premier problème est que la politique éditoriale du lecteur Zemmour, qui accomplit
pourtant fidèlement son office, consiste à radoter, comme à son habitude, sur la décadence de
l'Occident, du système scolaire, des médias et des femmes (encore que pour les femmes, il
pense plutôt que c'est génétique). Tout bon lecteur de comité ou tout critique a ses lubies
personnelles, c'est pour ça qu'on l'aime. Mais Zemmour a évidemment tort, puisque : 1) Il a
toujours existé un secteur éditorial très fructueux du roman de gare, la collection Harlequin,
Barbara Cartland, les magazines féminins, etc. ; 2) Pour Zemmour, de toute façon, les femmes
ont toujours cédé à cette guimauve sentimentale (puisque c'est génétique) ; 3) Pour le niveau
scolaire : en 1900, il y avait 1% de bacheliers, 4% en 1930, 10% en 1950, 20 % en 1980%, 60%
aujourd'hui (en pourcentage de la classe d'âge – et non de ceux qui passent l'examen). Sachant
que les professeurs ont toujours trouvé que c'était la décadence, on peut donc en déduire que
la proportion de mauvais élèves est à peu près constante. Il y a donc quatre, dix, quarante ou
soixante fois plus de public instruit qu'au début du XXe siècle. Mais potentiellement, en
pourcentage, il y a aussi autant d'élèves médiocres qui font masse et achètent ce genre de
littérature. C'est un marché immense !
Zemmour qui était un bon élève, étudiant diplômé en sciences politiques – quoique ayant échoué à l'ENA (chacun ses limites) –, devrait être au courant de ces données. Il devrait savoir aussi que le thème de la décadence est récurrent au point d'en être littérairement éculé, dans le secteur non-fiction qui est celui de Zemmour. Mais c'est aussi le créneau qu'il exploite sans vergogne au Figaro. Ce qui est aussi une littérature de genre... Ce brillant jeune homme gâche son talent.
Son erreur s'explique cependant. Pour les bons élèves, spécialement de l'époque de Zemmour
(ou de la mienne) où l'on côtoyait donc peu les classes moyennes (et à plus forte raison les
classes populaires) dans les bons lycées, ce genre de littérature était « illégitime », comme
dirait Bourdieu, au point d'en être quasiment inconcevable. Maintenant qu'il travaille au
Figaro, il a assimilé les valeurs du groupe auquel il a été intégré (ou y a été intégré parce qu'il
en avait assimilé les valeurs).
Je dois avouer que je le comprends d'autant mieux que j'ai eu une expérience personnelle de
ce genre. Après avoir eu un cours de sociologie où l'on parlait du secteur de la littérature de
gare, je me suis aperçu de la présence d'un important rayon de cette littérature dans le kiosque
de la gare où je prenais tous les jours le train pour aller à l'université. Évidemment, je m'y
arrêtais presque quotidiennement pour regarder les journaux ou les livres de poche plus
légitimes. Et je passais totalement à côté du rayon Harlequin sans même le voir. Bel exemple
donc de « construction de la réalité ». Mais tout aussi bel exemple, positiviste donc, d'une
autre réalité qui existe indépendamment de nos sens culturellement déterminés.
Comme j'ai une formation de sociologue, je tiens compte de cette réalité. Et comme je ne suis pas un partisan de Bourdieu, je n'en adopte pas pour autant ce qu'on peut prendre parfois, de sa part, pour un dénigrement de la culture d'élite (paradoxalement inversé dans son domaine personnel, voir « Bourdieu sociologue de la communication »). Il en résulte évidemment une approche en terme de segmentation du marché éditorial (approche marketing qui révulsait littéralement Bourdieu lui-même), comme description de la réalité sans le jugement moral de ces deux approches antagonistes (élitaire ou populaire).
Naulleau
Le second problème découle du premier. Qu'est-ce que Naulleau, défenseur de la grande
littérature, « vient faire dans cette galère », dirait le poète ? Car les poètes ne savent pas
combien on paye ceux qui officient à la télé. Sinon, les poètes, ils seraient les premiers à lécher
des culs pour y passer. « Putain ! Tu t'imagines pas la thune. C'est pas des couilles en or. C'est
de l'éléphantiasis de platine ». Car à être poète, on n'en est pas moins homme. Bref, il faut
bien soutenir la petite maison d'édition de Naulleau qui édite des auteurs bulgares. Ce qui est
méritoire, mais peu rémunérateur.
Naulleau peut donc bien se forcer à lire des auteurs quelconques dans un simulacre de comité
de lecture. De toute façon, quand on est éditeur, on est bien forcé de lire les merdes qu'on
reçoit. Alors un peu plus, un peu moins... pour le prix (« La thune, je te dis pas ! »). C'est le
bon job pour un intello. On peut dire au grand jour tout ce qu'on pense de ces nuls qu'on est
obligé d'éditer parce qu'ils sont déjà passés à la télé. Et ils sont contents de venir se faire
dézinguer, les cons !
Le problème déontologique [2] consiste seulement à juger en fonction de critères qui ne sont pas ceux du genre concerné. Quand on travaille chez Harlequin, on ne devrait pas exiger du Proust
ou du Céline. Si on ne veut pas mélanger les torchons et les serviettes, on ne demande pas aux
torchons d'être des serviettes. Chez Harlequin, on fait de l'Harlequin pour satisfaire la ménagère
de plus de cinquante ans. Dans un moment de lucidité, au cours d'une longue interview trouvée sur le net, Naulleau déclare qu'il est finalement content que les auteurs rares qu'il aime soient réservés à une élite.
Au final, Annie Lemoine avait raison de dire qu'« elle avait son public », puisque c'est ça, le
marché de l'édition. Les intellectuels ne sont pas des commerciaux. Ils veulent bien prendre
la thune, mais ils ne connaissent pas le principe de la segmentation d'un marché. Même s'ils
sont vaguement conscients que la production courante doit « soutenir » la production de
qualité. Ils ne font pas le lien avec le fait qu'il faut donc que certaines personnes : 1) achètent
cette production ; 2) aient ce niveau-là (sinon pourquoi s'emmerder à lire ça).
& Cie
Le véritable problème est dans la politique éditoriale de la maison Ruquier. Car, bien sûr,
l'éditeur, c'est Ruquier (& Cie ?), et pas les deux tâcherons du comité de lecture qui se
prennent pour Gallimard. Je plaisantais tout à l'heure. Je suis taquin. Et la maison Ruquier
invite qui ? Des personnalités de la télévision, comme dans ce cas précis. D'ailleurs, Annie
Lemoine faisait aussi partie de la bande de Ruquier – ce qui n'a pas été mentionné par les deux
analystes si intègres, mais qui ne mordent pas la main qui les nourrit. Et puisque les invités
acceptent d'en prendre plein la gueule parce que ça rapporte, c'est donc bien que nos deux
critiques participent à la mascarade.
Il reste du spectacle de ce « comité de salut public / comité de lecture des navets » une
impression un peu ambiguë. Après la télé-réalité, on semble jouer ici à un jeu de la vérité. Ça
peut finir par tourner mal. Il serait vraiment préférable de faire venir des auteurs de qualité.
Mais cela ne serait donc plus une « émission de divertissement [3] ». Ou bien, plus simplement, les deux critiques, avec l'âge, peuvent finir comme les deux pépés ronchons du Mupets show,
comme on le leur a déjà fait remarquer.
Et faisons justement remarquer, à Zemmour surtout, que si on les regarde, et tout simplement s'ils sont là, c'est qu'il existe donc un public, nombreux, pour les regarder dire que le niveau baisse. Le fait est que le niveau du public n'est pas encore assez élevé pour qu'il se rende compte qu'il n'aurait pas eu ce niveau dans les années 1950, 1930 ou 1900 (voir plus haut).
La conséquence de l'élévation du niveau scolaire est qu'on adopte spontanément, comme disait Bourdieu, les valeurs « légitimes » d'une élite, qui n'est donc plus aussi élitaire. C'est donc le niveau d'élitisme qui baisse puisqu'il est partagé par de nombreuses personnes (d'où l'idée de décadence qui a donc de beaux jours devant elle). Et ce sont ces personnes, les téléspectateurs fidèles des émissions de ce genre, qui se moquent de ceux qui ne partagent pas leur niveau, sur
le mode courtisan du film Ridicule [4]. Car c'est ainsi, depuis toujours, que se déterminent les hiérarchies
culturelles.
Jacques Bolo
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