Quel truquage ?
Augustin Scalbert a fait fort les 10 et 14 février 2009 en rédigeant deux articles intitulés
« Comment des sites d'actu truquent leur audience » et « Audience truquée de sites d'actu :
les lecteurs pas dupes » sur le site d'info Rue89. Déjà que s'appeler Rue89, ça frise
l'imposture... Pourraient pas s'appeler Exergue, comme tout le monde !
On connaissait le trucage des statistiques des débuts de l'Internet, où l'on comptait les
« hits [1] » au lieu de compter les « pages vues » ou les « visiteurs », sans parler des astuces pour recharger automatiquement la page plusieurs fois pour incrémenter les compteurs. Mais il n'était pas question de cela dans ces articles. Il s'agissait simplement des renvois, grâce à des
liens, d'un site vers un autre (parfois automatiquement, ce qui est un peu biaisé, en effet) par
des partenariats ou par regroupement d'audience. Ou encore, il était simplement question
d'achats de mots clefs, à Google, par exemple, pour renvoyer sur son site. Depuis quand la
publicité est-elle une fraude ? On se croirait revenu au joli temps passé où la réclame était de
la concurrence déloyale, et où il fallait attendre le client derrière le comptoir ou sur le pas de
la porte. Il y a des cours de marketing qui se perdent !
Tout ça parce que selon le « classement Nielsen », Le Figaro.fr a dépassé Le Monde.fr dans
les sites d'information avec 5,7 millions contre 3,8 millions de visiteurs uniques mensuels
(chacun étant compté une seule fois par mois). Rue89, serait 21e avec 1 million de visiteurs
uniques. Il semblerait que la polémique est née parce que Le Monde devance Le Figaro, alors
que les autres méthodes de comptage donnent Le Monde premier. Augustin Scalbert aurait-il
décidé de se faire bien voir du Monde pour envisager son transfert au prochain mercato ?
C'est c'lui qui dit qui l'est !
S'il est question d'attirer des lecteurs, tous les journaux ont toujours truqué leur audience. Le
journalisme dans son ensemble est une vaste entreprise de truquage. Les scoops plus ou moins
bidons, les titres ronflants, les scandales, les moutons à cinq pattes, les couvertures annuelles
sur francs-maçons, les guerres, les drames... Il faut bien vendre du papier, Coco ! Au moins
ces derniers temps, avec la crise, la fameuse couverture : « Immobilier, c'est le moment
d'acheter », va pouvoir se vérifier. Tant pis pour ceux qui y ont cru les années précédentes.
C'était subprimes tous les ans. Il fallait bien vendre les pages aux annonceurs pour écouler les
invendus de leurs programmes immobiliers.
Internet c'est pareil, il faut bien attirer de l'audience. D'autant que les journaux en ligne sont
une relative nouveauté qui n'a pas encore trouvé son rythme de croisière. Et surtout, la
nouvelle situation signifie qu'il va y avoir des gagnants et des perdants. Internet constitue un
tournant pour la presse. Les particularités du calcul de l'audience sur Internet n'étant pas
encore rodées, on peut constater une certaine tendance à l'exagération. Alors que l'audience
de la presse française est minable (300 000 à 500 000 lecteurs payants pour les quotidiens), des chiffres de six millions de visiteurs uniques pour Le Figaro, quatre millions pour Le Monde, un
million pour Rue89, ça fait rêver. Le calcul de l'OJD donnerait même 40 millions pour Le
Monde, 20 millions pour Le Figaro, en visiteurs mensuels (non uniques). D'où la polémique,
car les scores étaient plus qu'inversés. Mais est-ce bien réaliste ?
Et si tout cela n'était que du pipeau ? Pourquoi pas deux milliards de visiteurs ? Après tout,
puisque c'est gratuit, tout le Monde peut se connecter. Pourtant, Internet permet de vérifier
l'audience. Pour le papier, on peut mesurer les ventes, mais on ne mesure pas la lecture, alors
que les journaux papier calculent cavalièrement qu'un journal est lu par plusieurs personnes.
Avec Internet, au contraire, on peut mesurer exactement le fait qu'un article ait été consulté
(même si on ne sait pas vraiment s'il a été lu, mais pour le papier non plus).
Quand on parle de visiteur unique mensuel, j'ai comme un doute. Que quelqu'un ne soit pas
compté plusieurs fois dans le mois est peu probable, ne serait-ce que parce qu'il peut se
connecter sur plusieurs ordinateurs. J'ai personnellement fait l'expérimentation de rafraîchir
une page (touche F5) sur Rue89, en me connectant sur les anciens articles qui ne sont sans
doute pas lus au moment où j'exécute cette opération. Le compteur était bel et bien incrémenté
d'une unité chaque fois, bien que je sois « unique ». Et plus généralement, si les cookies
(témoin de connexion) sont enlevés à la fermeture de l'ordinateur, un lecteur non inscrit est
bien comptabilisé chaque jour, s'il revient sur le journal.
Finalement, comme pour les sites qui renvoient des visiteurs, il est bien possible qu'un million
de personnes par mois tombent sur Rue89, en cherchant un mot quelconque dans Google –
c'est le cas général sur Internet, puisque les liens hypertextes sont la particularité du réseau.
Mais cela ne signifie pas qu'il y a un million de lecteurs mensuels, si on appelle « lecteur »
quelqu'un qui lit un article, et pas quelqu'un qui voit les gros titres en passant, comme sur les
panneaux d'un kiosque.
Justement, nous avons bien une indication. On ne peut pas reprocher à Rue89 de dissimuler
son audience, puisque le nombre de visiteurs est indiqué au bas de chaque article. On
remarque cependant que ce n'est pas beaucoup : en moyenne de 20.000 à 60.000 visiteurs par
article. Et comme il n'y a pas beaucoup d'articles par jour, un visiteur peut plus ou moins tout
lire. Il n'y a donc guère plus de 100.000 lecteurs par mois à tout casser, et sans doute pas plus
de quelques 40.000 fidèles. Ce qui fait quand même dix à vingt-cinq fois moins que ce dont le
classement Nielsen crédite Rue89. Pour Le Monde et Le Figaro, en divisant par dix, on
retrouve le chiffre des ventes papier. Et finalement, cela me paraît plus réaliste concernant le
niveau intellectuel moyen. Parce que la question n'est pas seulement le prix, mais l'intérêt et
la capacité de lecture, ne serait-ce qu'en terme de temps. Les journalistes, qui n'ont que ça à
faire, mais qui sont payés pour, s'imaginent-ils que tout le monde est dans leur cas ?
Audience participative
Surtout, Augustin Scalbert n'a pas précisé le véritable moyen actuel d'augmenter l'audience.
Ce qu'on appelle le web 2.0 (hors l'aspect technique) est de favoriser la participation. Ce sont
ceux qui participent qui reviennent. Ils finissent d'ailleurs par dialoguer entre eux, parfois sans
même lire l'article (comme ils l'avouent). Ne parlons même pas de ceux qui sont payés pour
faire du buzz ou les militants plus ou moins bénévoles d'un parti ou d'une cause diverse.
Le meilleur moyen pour faire de l'audience, ce sont les articles qui permettent le défoulement
des militants, en particulier des racistes, car c'est vraiment ce thème qui est le plus porteur.
Il suffit qu'un fait divers concerne un Noir, un Arabe, un juif, pour qu'ils s'en donnent à coeur
joie (et même hors de propos d'ailleurs). Et surtout, très souvent, sur des journaux en ligne
comme Rue89, les commentaires sont bien plus longs que les articles : dix fois, vingt fois plus
longs. Et le moyen de voir les réponses à ses propres commentaires est aussi de rafraîchir la
page. Et qui comptabilise l'audience ? Ce sont les sites d'actu, bien sûr !
On peut toujours modérer, voire censurer un commentaire excessif ou illégal. Son auteur est
comptabilisé. Et même, il vaut mieux ne pas le censurer trop vite, ni éliminer son auteur
(quand une inscription est nécessaire pour pouvoir faire des commentaires, comme sur Rue89
ou sur Libération). Car cela suscite des réactions et des débats.
Rappelons que le racisme est un délit, et sa diffusion un délit de presse. On parle de la loi
Hadopi pour poursuivre les pirates en les repérant. On tolère le racisme. Et l'audience qui va
avec. Et c'est cette fausse audience qu'on vend aux annonceurs.
Jacques Bolo
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