Soyons positif ?
Le prétendu rôle positif de la colonisation relève simplement de la pensée confuse. On peut
considérer avec indulgence le fait que pour certains, la colonisation corresponde d'abord à
leur jeunesse et aux bons souvenirs qui s'y rattachent. Pour les colons, elle correspond à un
vrai dépaysement, une aventure, qui peut indéniablement présenter un côté positif dans une
vie personnelle. La promotion sociale qui accompagne le départ aux colonies (dont il reste
encore des avantages pour les fonctionnaires dans les DOM-TOM actuels), ajoutée au
sentiment de supériorité envers les indigènes, peut aussi procurer une certaine nostalgie.
D'autant que la période pouvait être plus tranquille (spécialement à l'abri de la guerre
mondiale loin de la métropole) avant les inquiétudes actuelles sur la mondialisation (dont la
colonisation constituait pourtant la forme d'alors). C'était avant la télé, tout allait moins vite.
Bref, c'était le bon temps... pour les colons.
Sur le fond, comme je l'ai déjà signalé (voir
Les mots ne sont pas si importants),
les apports du progrès venant
d'Occident en général et de France en particulier ne sont pas des apports de la colonisation
mais de la diffusion normale des sciences, des techniques ou des idées. Le Zambèze n'a
pas à en être plus reconnaissant que la Corrèze. La reconnaissance ou les résistances qui
s'exprimaient et qui s'expriment encore sont les mêmes que celles qui peuvent s'exprimer
quand on construit un viaduc, comme celui de Millau par exemple. Les bienfaits en sont ceux
de la technique, pas de la centralisation. Mais il faut aussi rappeler que les réalisations de
l'époque coloniale s'accompagnaient souvent de travail forcé, qui se mesurait par le nombre
de morts au kilomètre. Les rancoeurs à ce propos auraient été les mêmes en Corrèze.
De plus, ces réalisations économiques n'étaient pas des cadeaux sans contreparties. Les
questions toujours contemporaines de termes de l'échange ou de commerce équitable
ridiculisent cette notion de bilan positif déplacée ignoblement du plan comptable au plan
moral. Le bilan économique réel, négatif (pour la métropole), dont parle Jacques Marseille,
inclut simplement les coûts de la colonisation elle-même. Or, la ligne des recettes se payait
bel et bien en matières premières sous payées aux populations indigènes (éventuellement
surpayées aux colons, d'où le surcoût). Quel serait le bilan des équipements destinés aux
provinces françaises ? La méconnaissance des réalités comptables renvoie au niveau
déplorable de la formation économique du public en France (cette question est souvent
vécue comme une colonisation libérale américaine).
Comparatisme
On connaît la célèbre citation qui déclare que « le nazisme avait discrédité l'antisémitisme ».
Le moins qu'on puisse dire est que l'antiracisme en est une victime collatérale, puisque après
le génocide des juifs par les nazis, plus rien ne semble si important [1]. Au point qu'Alain
Finkielkraut poussera le bouchon jusqu'à déclarer que « l'antiracisme sera au XXIe siècle ce
qu'a été le communisme au XXe » [2] !
Pour ceux qui contesteraient cette réalité de modèle à l'antisémitisme comme parangon du
racisme, on peut évoquer l'anecdote grotesque qui eut lieu en janvier 2006. La nomination
d'Arno Klarsfeld par Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur [et de tout le reste d'ailleurs],
comme président d'une commission pour traiter de la question du rôle positif de la colonisation.
Nomination caricaturale dans la mesure où les Klarsfeld sont évidement d'abord un symbole
de la lutte contre l'antisémitisme. Cette commission a tourné en eau de boudin, puisque l'article
de loi a finalement été révisé par un tour de passe-passe. Mais cette nomination était
particulièrement mal venue puisque, pris sur le tard d'une subite crise de conscience
communautariste (malgré son âge et sans qu'il y soit obligé), Arno Klarsfeld venait d'effectuer
un service militaire en Israël comme garde frontière dans les territoires occupés.
Malgré sa réponse aux critiques, si Arno Klarsfeld ne voit pas en quoi cela peut apparaître
choquant, on se demande si on doit prendre au sérieux ses argumentations. Voudrait-il dire
qu'il est capable, comme quiconque d'ailleurs, d'une certaine neutralité ? Dans ce cas, il ne
faudrait pas qu'il commence par crier sur tous les toits, à chacune de ses nombreuses
interventions médiatiques, que la colonisation a évidemment un rôle positif et un rôle négatif,
dans la mesure où c'est ce que la commission qu'il préside est censée établir. On aurait pu à
la rigueur lui accorder le bénéfice de sa mission au titre de candide. Mais s'il considère un
procès comme déjà jugé avant d'être commencé, on se met à douter au moins autant de sa
compétence d'avocat que de celle sur la question coloniale.
Fin de l'histoire et des historiens
A propos de cette même affaire du rôle positif de la colonisation, les historiens ont rédigé une pétition, en décembre 2005, contre toutes les lois mémorielles, au nom de la libre recherche.
Bizarrement, certains de ces historiens ont regretté qu'on ne commémore pas officiellement
le centenaire d'Austerlitz (car cela impactait sans doute négativement les ventes de leurs
ouvrages de circonstance). Les historiens se sont aussi portés à la défense d'un collègue,
Olivier Pétré-Grenouilleau, attaqué en justice par une association de la communauté noire à
propos de son livre, salué comme une synthèse sur l'esclavage par un Prix du Sénat. Le
reproche portait sur le fait qu'au cours d'une interview promotionnelle pour son livre à la radio,
il avait minimisé l'esclavage des Noirs par comparaison au génocide des juifs par les nazis, sur
le mode : "le but était l'exploitation, pas l'extermination" (notons que cette phrase correspond
à la position des négationnistes d'extrême gauche sur le nazisme, voir mon article Unicité et négationnisme).
Cette stratégie judiciaire un peu tatillonne des associations noires s'inspire précisément un peu trop du modèle des associations juives (voir l'Affaire Morin).
C'est moins le livre
lui-même ou ses propos radiophoniques qui devrait être en cause, que ce Prix du Sénat. En
effet, il peut être interprété comme une nouvelle contribution à la minimisation des méfaits de
la colonisation. L'argument du livre primé étant le fait qu'il existe d'autres traites (arabes et
autochtones) que le commerce triangulaire européen. On imagine la jubilation infantile (ou
sénile) des sénateurs : vous aussi (les Noirs, les Arabes), vous étiez esclavagistes, alors
fermez-la !
Il est vrai que l'esclavage a été une des choses les mieux partagées au cours de l'histoire. Le
servage, qui ne valait guère mieux, a été aboli en Russie tsariste en 1861 (en Autriche : 1848,
Suisse : 1798, France : 1789, Savoie : 1771, et au Tibet, seulement en 1959 !). Quant à la
connaissance de l'existence d'une traite africaine, ou la complicité des Africains dans la traite
européenne, signalons qu'en 1957, L'esclave libre (Band of Angels), film de Raoul Walsh, (avec
Clark Gable, Yvonne de Carlo, Sidney Poitier), histoire d'un négrier repenti, mentionnait déjà
explicitement le rôle des chefs autochtones dans le commerce triangulaire. La valeur du livre
d'Olivier Pétré-Grenouilleau s'en trouve du coup réduite à la possibilité d'une bonne synthèse
des travaux précédents (outre l'exercice académique du travail sur archives), et ne constitue
certainement pas à une recherche innovante (autant traduire les anciens livres américains sur
le sujet).
Comment donc interpréter le prix du Sénat autrement que comme une commémoration du rôle
positif de la colonisation, qui transforme le rejet de la repentance en contentement de soi [3]. Au
moins, le travail de Raoul Walsh constituait bel et bien à une leçon de morale chrétienne, où
le personnage noir joué par Sidney Poitier, recueilli enfant par le négrier (Clark Gable), finit par
lui pardonner. À la fin du film, l'ex-négrier lui-même tire explicitement la morale de l'histoire, en
définissant le pardon comme la preuve que son quasi-fils adoptif a réussi à tourner la page.
Aujourd'hui, évolution hollywoodienne oblige, la leçon se réduit à « se pardonner à soi-même ».
Ce dernier point qui consiste à refuser la repentance par décret de l'Assemblée nationale, avec
le concours des historiens universitaires, constitue une évolution fondamentale. Spécialement
quand le discours ambiant, en ce début de XXIe siècle, se gargarise de valeurs [4], il est
absolument paradoxal (sinon hérétique) d'entendre certains refuser la repentance en se
revendiquant des valeurs chrétiennes. Même si on considère la tendance la plus réactionnaire
du christianisme, la repentance est constitutive de cette religion. Finalement, peut-être qu'on
est bel et bien sorti de la culture chrétienne, contrairement à la tentative dérisoire d'en imposer
la référence dans le projet (avorté) de constitution européenne de 2005. La contradiction
demeure. Les valeurs nietzschéennes (nazies ?) qui refusent la repentance ne peuvent pas se
revendiquer du christianisme.
Il n'est pas question non plus de faire semblant de ne pas comprendre ce que ces discours
signifient. Il s'agit de quelque chose comme : « Après les juifs et la Shoah, on ne va pas se
coltiner les Noirs et l'esclavage ». Remarquons qu'on ne se prive pourtant pas de toutes les
commémorations possibles, ni de ressasser à n'en plus finir le devoir de mémoire. Même notre
vicomte préféré, Philippe de Villiers, qui refuse la repentance malgré ses valeurs chrétiennes,
a bâti sa réputation et sa carrière sur la commémoration du massacre des Vendéens par les
révolutionnaires de 1793, au point d'en faire un parc à thème ! On impose même la
reconnaissance du génocide des Arméniens comme condition à l'adhésion de la Turquie à
l'Union européenne. On accuse de négationnisme qui contesterait les massacres, tendant au
génocide, en Bosnie, Tchétchénie, au Rwanda, Cambodge, etc. En Amérique, on pense
immédiatement à celui des indiens. Par contre, certains continuent de penser que 500 ans
d'esclavage ou de colonisation ne sont pas si importants en comparaison, "puisque ce n'est pas
un génocide", comme dirait Olivier Pétré-Grenouilleau [5].
Peut-être que le fait que la colonisation ait duré jusque dans les années soixante sous les
hospices de la république, avec quelques massacres résiduels après la deuxième guerre
mondiale titille un peu la repentance. La droite peut se sentir aussi merdeuse que la gauche
pour la façon dont on a abandonné les harkis massacrés par le FLN et dont on a parqué ceux
rapatriés en France. En fait, la loi sur le rôle positif de la colonisation, dont le but était un appel
pré-électoral aux rapatriés d'Algérie, comprenait surtout un article punissant ceux qui
exprimeraient que les harkis sont des traîtres :
Article 5 : Sont interdites : toute injure ou diffamation commise envers une personne ou
un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d'ancien membre
des formations supplétives ou assimilés ; toute apologie des crimes commis contre les harkis
et les membres des formations supplétives après les accords d'Evian.
Car, comme l'a dit M. François Rochebloine (député UDF de Loire) au cours de la
séance du mardi 29 novembre 2005 de l'Assemblée nationale : "les réactions officielles ne sont
pas toujours promptes à répondre à certains propos outrageants, notamment ceux qu'a tenus
le Président algérien en 2001, des propos indignes à l'encontre de nos compatriotes harkis."
Mais la loi française ne s'appliquant plus dans les anciennes colonies devenues indépendantes,
on se demande ce que signifie un tel article.
Toutes ces péripéties consacrent la fin de l'histoire comme méthode. Son seul rôle a toujours
été de fournir une mythologie nationaliste, et sa seule gloire d'en dynamiter une ancienne (au
bénéfice d'une nouvelle). Il faut sortir de la pensée symbolique et de ses conséquences qui
interdisent les analyses exactes. Et précisément, l'échec de l'histoire se manifeste tout
spécialement dans son incapacité à traiter les questions comparatives.
Merci Hitler ?
Cette bêtise de côté positif de la colonisation serait au fond assez anodine. Il s'agit d'ailleurs
plutôt d'un avatar de la pensée positive, ou de la manifestation d'une certaine légèreté
("prendre les choses du bon côté"). Le meilleur exemple en est la guerre qui, comme on le sait,
est l'occasion de perfectionnements technologiques, de manifestation de courage, etc.
Cependant, d'une part, cela ne veut évidemment pas dire qu'elle soit souhaitable, et d'autre
part, les inventions ont aussi lieu en temps de paix, sans les pertes en investissement et en
nécessité de reconstruction dues à la guerre. Le parallèle entre le nazisme et la colonisation
n'est pas si incongru qu'il ne paraît à ceux qui confondent la spécificité raciste du nazisme avec
une prétendue unicité du phénomène (voir encore Unicité et négationnisme) :
1. Pour ceux qui n'auraient pas encore saisi le ridicule de la situation initiale du choix d'Arno
Klarsfeld, utilisons donc le modèle de l'antisémitisme, qui semble le seul que certains sont
capables de comprendre. Imaginons un instant que Dieudonné soit resté seulement un
comique et qu'il ait fait un sketch sur un Noir symbole de l'antiracisme, mettons Mandela, qui
aurait été désigné pour établir le côté positif de la période nazie (Coccinelle Volkswagen,
autoroutes, Blitzkrieg dans la science militaire, fusées, avions à réaction, réduction du
chômage, etc.). Certains auraient pu ne pas trouver cela très drôle [6]. Eh bien, nous pouvons
nous demander dans quel monde réel nous vivons, pour ne pas trouver toute cette histoire
risible. Notre ami Finkielkraut pourrait dire que le niveau baisse.
2. Un autre aspect de ce lien entre nazisme et colonisation est bien évidemment la
hiérarchisation de l'humanité. Le fameux article 5 ci-dessus de la loi sur la colonisation pourrait
s'appliquer à Georges Frêche, président socialiste de la région Languedoc-Roussillon qui, au
cours d'une dispute avec des harkis de droite (le 11.2.06), les avait traités de "sous-hommes".
On peut à la rigueur, si on n'entre pas dans le schéma de l'indignation facile, et en admettant
qu'il se soit mal exprimé, considérer que ses déclarations signifiaient quelque chose comme
"larbins". Certes, on peut remarquer que l'idée de "sous-hommes" vient un peu trop vite à
l'esprit chez certains, qui tendrait à révéler bel et bien un vieux fond raciste d'une autre époque. Passons.
La réalité peut être plus spécifique. Le reproche relèverait plutôt du dépit imbécile et
partisan d'un potentat local. Car les harkis ont le droit d'être de droite (c'est plutôt le contraire
qui est surprenant [7]). Or, comme Frêche est connu pour son clientélisme à leur égard, on peut
supposer que ce qu'il reproche aux harkis de droite est simplement de ne pas lui être très
reconnaissants de ses largesses. Frêche voudrait sans doute qu'ils soient ses propres larbins.
Décidément, les indigènes sont d'une ingratitude !
3. Plus fondamentalement, le lien nazisme/colonisation peut aussi être établi historiquement.
Un des problèmes où le nazisme est directement lié à la colonisation est celui de l'espace vital,
d'où l'analyse marxiste en terme d'impérialisme. Dans les années trente, le partage du monde
était bouclé, au détriment de l'Allemagne, après la guerre de 14-18. Or cette question de
l'impérialisme raciste permet de traiter une question qui s'est posée récemment et qui concerne
notre sujet. A propos de la guerre contre l'Irak, les partisans français de l'intervention ont qualifié
la position de leurs adversaires d'anti-américanisme (on observera d'ailleurs la vieille méthode stalinienne
adoptée par les pro-américains, mais passons). Il aurait fallu être reconnaissant aux Américains
pour leur aide, effectivement cruciale, contre le nazisme. Et plus généralement, la démocratie
consisterait à ne pas critiquer les démocraties (voir Démocratie réelle et démocratie formelle). Premier lien indirect (ou non) avec notre sujet, pour ceux
qui considèrent ce fait comme négligeable : l'Amérique d'alors était bien raciste. Et c'est oublier
aussi que les adversaires de Hitler comprenaient aussi Staline (que les pro-Américains
critiquent). Tout cela n'est qu'incohérence partisane assez banale.
La solution à ce problème historique est au contraire bien liée à la colonisation car la deuxième
guerre mondiale est identifiée habituellement à 1939-1945. Or, elle a commencé en 1939 en
Europe mais seulement en 1941 pour les Américains ! Les Américains ne sont pas venus aider
les Alliés en 1939 (pas plus qu'en 1914), mais ont réagi à Pearl Harbour. Il découle de ce
mystère chronologique une vraie question qui est bien de savoir quand la deuxième guerre
mondiale a vraiment commencé. On en étend bien les prémisses de la guerre à l'annexion des
Sudètes et aux accords de Munich (29.9.1938) qui ont également été utilisés pour traiter de
munichois les opposants à la guerre d'Irak. On admet fréquemment une possibilité d'extension
à la guerre d'Espagne 1936-39, qui a servi aux fascistes et aux nazis de test pour leurs
capacités militaires.
Mais on oublie généralement l'invasion de l'Ethiopie par l'Italie fasciste [8] (1935) et de la
Mandchourie par le Japon (1931). Dans tous ces cas, la relation est pourtant directe avec les
belligérants. Or, une prise en compte de ces précédents pourtant immédiats conduirait
irrémédiablement à considérer le mépris persistant pour les populations indigènes comme un
précurseur éventuel du nazisme. Disons, si on avait traité les juifs de la même façon.
4. Or, la relation directe entre la colonisation et le nazisme est précisément le statut des
indigènes dans la colonisation française. Car dans l'histoire de l'antisémitisme en France, les
antécédents généralement connus se résument souvent au décret d'émancipation des juifs
(1791) par la Révolution française, à la création d'un Consistoire par Napoléon (1806), puis à
la régression de l'Affaire Dreyfus (1894-1906). Mais un événement tout aussi important est le
décret Crémieux (1870). Il accordait d'office la citoyenneté française aux juifs d'Algérie en
laissant de côté les indigènes musulmans.
On peut évidemment considérer que les dits indigènes, sur le mode censitaire, ne pouvaient
pas être considérés comme des citoyens égaux. Au moins tant que les bienfaits de la
colonisation ne leur auraient pas apporté les lumières (néanmoins acquises des juifs par
décret). Mais, outre que les progrès étaient encore insuffisants dans les années soixante, le
lien direct avec les nazis peut aussi être établi par le fait que le décret Crémieux fut
précisément abrogé par le régime de Vichy (7 octobre 1940). CQFD.
Le statut des juifs pétainiste reposait sur cette conception qui conteste une capacité
d'intégration à ceux qui ne sont pas des Français de souche (comme on disait dans les
colonies, avant que cela ne redevienne à la mode en métropole aujourd'hui) [9]. Qu'on se
souvienne aussi de l'affiche française préparant la deuxième guerre mondiale : "Nous vaincrons
parce que nous sommes les plus forts". Elle montrait justement l'immensité de l'empire colonial.
Si ces forces avaient été mieux employées (comme elles le furent partiellement par De Gaulle
et la France libre) et surtout mieux préparées par un statut plus égalitaire (ce phénomène est
aussi vrai aux États-Unis) le cours de l'histoire aurait pu être changé. Sur cette question
coloniale, la trahison de la république est sans doute antérieure au pétainisme. Les
conséquences sont connues.
5. On connaît également le célèbre "Hitler, connais pas" (film de Bertrand Blier de 1963). J'ai
déjà souligné qu'il devait s'agir d'une formule toute rhétorique. Les littéraires qui ignorent ou
refusent la sociologie devraient simplement se livrer à un sondage sur le sujet pour invalider
leur inquiétude, à laquelle ils finissent par croire. Il est certes possible que quelques débiles
moyens soient ignorants du phénomène nazi – même si on ne peut espérer en connaître tous
les détails (comme dirait notre ami Le Pen) et qu'on peut laisser cela aux historiens (comme
dirait notre ami Gollnisch). Tout le monde ne peut pas être un intellectuel. Ce n'est pas
nécessaire puisque le droit de vote n'est plus censitaire ! La seule réalité possible d'une
expression telle qu'"Hitler, connais pas", serait qu'il faut tourner la page, ne pas se vautrer dans
la repentance, etc. (sans aller jusqu'à affirmer les bienfaits du nazisme).
Par contre, pas de doute : le même sondage pourrait confirmer les inquiétudes des
anticolonialistes si la question était : "Sétif (1945), Haiphong (1946), Madagascar (1947),
connaît pas !", pour se limiter à la France de l'immédiat après guerre. Ne m'interrogez pas sur
le sujet, je suis à peu près aussi ignorant que quiconque en France des massacres de la
colonisation, et je n'ai appris que récemment certains de ces détails de l'histoire (une bonne
dizaine de milliers de morts chaque fois quand même). La culture personnelle est toujours sous
cet aspect très déterminée par ce que les historiens appellent le récit national (comprendre
images d'Epinal, mythologie nationaliste, mythes fondateurs). C'est donc bien un refus
d'intégrer l'histoire de la colonisation dans ce récit national que caractérise l'idéologie du rejet
de la repentance.
Vive la France !
Les Français peuvent aussi remercier Hitler à propos de la colonisation. Si le nazisme n'avait
pas déshonoré l'Allemagne à jamais (car on n'est pas près de ne pas associer Allemand et
nazi, malgré toutes les belles réconciliations [10]), c'est à la France qu'on pourrait aussi demander des comptes. Car, en vertu de ce qui précède, on pourrait considérer le nazisme, comme le
stade suprême de la colonisation, comme diraient les marxistes.
Pourtant l'Allemagne avait bien commencé le siècle. Elle régnait sur la science et la culture. Les
autres pays européens lui jalousaient cette supériorité qui n'était compensée que par les
empires coloniaux français [11] et anglais. Après un premier échec en 14-18, elle essaya à
nouveau de se constituer un empire en 1939 en croyant possible d'affronter le monde sans
prétendre lui apporter les bienfaits de sa colonisation. Quels cons ces Allemands ! Et on
peut se demander si les Américains, qui vont finir par ridiculiser la notion même de démocratie,
ne sont pas en train de faire la même erreur avec leur guerre contre le terrorisme.
Jacques Bolo
Bibliographie
Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites négrières : Essai d'histoire globale
Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites négrières : Essai d'histoire globale (poche)
Daniel LEFEUVRE, Pour en finir avec la repentance coloniale
Jacques MARSEILLE, Empire colonial et capitalisme français : Histoire d'un divorce
Marc FERRO, Le livre noir du colonialisme
Louis SALA-MOLINS, Le Code Noir : Ou le calvaire de Canaan
DOUMBI-FAKOLY, La Colonisation : L'autre crime contre l'humanité (le cas de la France coloniale)
DOUMBI-FAKOLY, L'origine biblique du racisme anti-noir
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Notes
1. En fait, c'est moins depuis le génocide lui-même que la construction intellectuelle qui a été élaborée depuis à son
propos depuis les années 1980, éventuellement du fait du rôle des négationnistes eux-mêmes. Au point que se produit
un phénomène curieux à propos du fameux livre de Garaudy, Les mythes fondateurs de l'État d'Israël (qui jouait sur
l'ambiguïté entre mythe comme mensonge, et mythe comme récit fondateur qui en est le véritable sens dans les
sciences humaines). Il lui avait été très justement répondu que l'État d'Israël avait davantage été fondé sur l'idée de
résistance, voire le militarisme, que sur le souvenir ou le culte de la Shoah (qui ne s'appelait pas encore ainsi). Au point
que les victimes du génocide y avait une sorte de réputation honteuse de résignation (ce qui était quand même
injuste). Or depuis, il semble bien que cette association d'idée ait progressé en Israël sur ce sujet. On assiste donc
en direct à la naissance d'un mythe fondateur a posteriori. Ce qui signifierait donc que ce genre de processus relève
davantage de la construction intellectuelle que de la fondation. [Retour]
2. A supposer que cela signifie quelque chose de concret, à force de confusionnisme, la véritable origine de sa réaction
est simplement la conférence de Durban qui avait, au cours de ses délibérations, accusé Israël de racisme. Notons
qu'après des réactions et le retrait de certains pays, cette accusation n'avait pas été reprise dans la déclaration finale.
Le fait que cela ait été seulement prononcé semble désormais faire associer à Finkielkraut les Noirs et les Arabes à
l'antisémitisme (Dieudonné n'a rien arrangé). Bizarrement, ses précisions sur l'antiracisme exagéré ("l'antiracisme
risque de devenir une prophétie autoréalisatrice"), retrouvant au passage l'ancienne stratégie des juifs selon laquelle
il valait mieux ne pas en parler pour ne pas le provoquer, ne s'applique pas à l'accusation contemporaine
d'antisémitisme, pour le moins assez systématique. [Retour]
3. Marmontel (1723-1799) : "Toutes les nations ont leurs brigands et leurs fanatiques, leurs temps de barbarie, leurs
accès de fureur. Les plus estimables sont celles qui s'en accusent." [Retour]
4. Rappelons que ce mot ne signifie pas des valeurs positives, mais plutôt les présupposés d'une idéologie ou d'une
civilisation plus globale : il existe des valeurs chrétiennes, musulmanes, juives, bouddhistes, animistes, athées,
démocratiques, communistes, fascistes, nazies, etc. Il ne s'agit pas de relativisme, mais de neutralité discursive. Ce
n'est pas le discours philosophique moderne qui est amoral, mais son langage. [Retour]
5. Au cours d'une autre émission de radio, l'historien Max Gallo se "demandera si le rétablissement de l'esclavage est
un crime contre l'humanité". Attaqué lui aussi en justice par une association, il changera d'avis, et prendra les devants
en commençant une interview chez Ardisson en disant que "bien sûr, l'esclavage est un crime contre l'humanité", avant
même qu'on lui pose la question (ça sert à quelque chose la pratique politicienne, bien joué !). Outre la certitude a
posteriori, et le fait que cette qualification n'existait pas à l'époque, le problème était plutôt que Gallo sanctifie
précisément l'empire (auquel il venait évidemment de consacrer un livre commémoratif !) comme vecteur des valeurs
républicaines. Evidemment, quand on est en promo napoléonophile, la remise à l'ordre du jour du rétablissement de
l'esclavage par Napoléon, pourrait déconsidérer une bonne partie de sa carrière et de son engagement césaro-républicain. Et cela pourrait impacter les ventes de ses livres. Pour une fois, les Noirs sont en train de casser
l'ambiance avec leur zouk. [Retour]
6. Si Dieudonné ou un autre veut l'utiliser dans leurs spectacles à venir, merci de me reverser des droits d'auteur. [Retour]
7. Bien que l'insulte de Frêche ne soit pas incohérente non plus si on considère la façon dont ils ont été traités par la
droite au pouvoir entre 1962 et 1981. La décolonisation s'est d'ailleurs faite au moins autant pour des motifs
xénophobes ou égoïstes qu'humanistes ("la Corrèze avant le Zambèze", formule attribuée à Raymond Cartier, dans
les années 1950), l'égalité des indigènes promettant de coûter trop cher selon Raymond Aron. Ce refus du
développement des colonies quand il commence à intéresser les populations indigènes répond d'ailleurs à la question des
bienfaits de la colonisation. [Retour]
8. Qui se souvient de la bronca des journalistes fascistes italiens pour empêcher le Négus d'Ethiopie de parler à la
Société des nations? [Retour]
9. Comme on le sait, en France, les femmes n'ont acquis les lumières de la raison électorale qu'en 1944, dix ans après
la Turquie, vingt ans après la Mongolie (Voir Wikipédia), bien que la France ne soit pas musulmane. [Retour]
10. Franchement, le mieux pour les Allemands serait de vendre l'ensemble de leurs biens sur tout leur territoire, de
changer de noms, de se disperser sur la planète, et de se faire oublier définitivement. Ce qui leur permettrait de vivre
de leur rente, pendant qu'il en est encore temps (voir À quand le prochain krach immobilier) [Retour]
11. Signalons aussi les crises entre la France et l'Allemagne en 1905 et 1911 à propos du Maroc ! [Retour]
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