Réalisme
Quand on aborde la question de la démocratie, pour ne pas être trop idéaliste, et pour tout dire
trop ridicule, on doit se demander ce que cela signifie concrètement. Le marxisme classique
dénonce la démocratie formelle, en proposant la dictature du prolétariat, version elle-même
idéaliste de la dictature réelle du parti. Le libéralisme politique s'abrite derrière l'énumération
plus ou moins exhaustive des formalismes en question : parlement, élections, séparation des
pouvoirs, etc. Mais cela ne fait que reporter le problème sur la réalité de ces différents
éléments.
Une possibilité de conciliations de ces interprétations de droite et de gauche peut consister à
comprendre la démocratie comme une méthode d'organisation des coalitions et du clientélisme.
Cela ne peut pas être contredit par le marxisme qui se contente de prendre le parti de sa
clientèle prolétarienne contre la bourgeoisie (les clientèles opposées étant réduites à ces deux
entités supposées fondamentales). Le libéralisme politique des républicains, peut prétendre nier
le clientélisme par un idéalisme qui donnerait presque raison au marxisme. Il ne peut
certainement pas nier la nécessité de coalitions dans la pratique des régimes parlementaires,
ni nier la défense des intérêts qui constituent la réalité des clientèles.
Tous les partis en présence sont constitués de coalitions de tendances internes plus ou moins
bien intégrées. Un parti politique se définit précisément par sa capacité à intégrer ses
tendances diverses. J'en ai déjà mentionné, à propos de la question même de l'unité (voir Feu le socialisme) le
meilleur contre-exemple dans la plaisanterie connue des groupuscules
trotskistes incapables de se mettre d'accord entre eux au point de scissionner dès qu'ils sont
plus de deux personnes, et de constituer une tendance nouvelle – qui portera de préférence
un nom unitaire [1]. Quand on prétend "construire le parti des travailleurs", forcément fondé sur des intérêts de classe, comme le veut le dogme, on pourrait en conclure méchamment qu'il doit
donc coexister d'autres intérêts, sans doute petit-bourgeois, comme diraient les léninistes. Ces
derniers ne sont pas mieux lotis puisque la discipline de parti ne s'obtient que par des
éliminations successives. On peut toujours dire que ceux qui restent représentent les
travailleurs, le prolétariat, etc., mais plus personne ne le croit aujourd'hui (voir Feu le
communisme), sauf peut-être les militants de base, la clientèle donc. Mais il n'en reste
plus beaucoup.
L'impression générale contemporaine renvoie aux ambitions personnelles qui semblaient ne
concerner que la droite dans la tradition de gauche. Mais même dans ce cas, les ambitions
personnelles sont limitées par la capacité de ces individus à constituer des coalitions. Cette
réalité correspond forcément à la capacité de synthèse d'intérêts antagonistes, quelle qu'en soit
la nature. Car il existe en fait dans tous les partis des choix idéologiques fondés sur des critères
dont la réalité n'est évidemment pas uniquement économique.
Cacophonie
Évidemment, comme il existe de très nombreux intérêts antagonistes, on peut envisager et
constater toutes les combinaisons possibles. Il existe à gauche comme à droite (et de leurs
extrêmes au centre), des riches et des pauvres ; des patrons, des commerçants, des employés,
des ouvriers ou des inactifs ; des jeunes et des vieux ; des femmes et des hommes ; des
croyants et des athées ; etc. En général, on considère qu'une variable est déterminante par
la répartition des choix quelle induit de façon significative (mais parfois à la majorité simple, ce
qui me paraît exagéré). Et il est aussi admis que les partis correspondants possèdent plus ou
moins un électorat captif.
Cette prétendue détermination des clientèles, sur fond de modèle marxiste, est cependant plus
que douteuse du fait de toute la combinatoire possible [2]. La plupart des marxistes eux-mêmes
ne sont pas des prolétaires mais plutôt des idéologues. J'ai pu dire qu'on pouvait les réduire
à des tribuns de la plèbe (censés représenter les intérêts des travailleurs dans le meilleur des
cas). Mais ce discours idéologique est plus un facteur de cohésion interne qu'une réalité
sociologique. Les bourgeois eux-mêmes (outre
leur éventuelle origine modeste) sont très partagés sur le plan idéologique, en privilégiant tantôt
leurs intérêts particuliers (eux-mêmes très divers), tantôt des principes (humanistes, religieux,
politiques), tantôt la tradition ou la modernité, leurs privilèges ou l'égalité. Pour finir, les facteurs
conjoncturels, se combinant aux précédents, achèvent de perturber la prévisibilité.
Un des problèmes du clientélisme est que les décisions se prennent à la marge. Le meilleur
exemple en est la seconde élection de George Bush jr qui a réussi à se faire élire par
l'association du vote des représentants (grands électeurs élisant le président) en organisant
simultanément à ces élections des référendums sur le mariage gay. Comme ce thème
repoussoir ne représentait pas la préoccupation principale de la majorité silencieuse, le rejet
de cette réforme est une des causes principales de la réélection de Bush (outre le truquage
éventuel des machines à voter). Un des résultats de ce maximalisme est, sur le terrain, celui
des morts en Irak [3].
Récemment, les renversements de coalition ont défié les commentateurs les plus imaginatifs.
Le référendum pour la ratification du traité européen de 2005 a peu surpris par l'alliance de la
droite et de la gauche modérées pour l'adoption du traité (car le référendum visait plutôt le
plébiscite à l'origine). Mais l'alliance de l'extrême droite et de l'extrême gauche unies contre
l'idée de mondialisation a quand même bouleversé la donne. Paradoxalement, on a pu
constater que l'extrême gauche en est réduite à préférer les patrons à l'ancienne au libéralisme
sans patrie. Comme d'habitude, elle ne s'est pas gênée d'accuser la gauche modérée d'unir
ses voix à la droite modérée. Par contre, ceux qui faisaient remarquer qu'elle faisait de même
avec l'extrême droite souverainiste et xénophobe, voire raciste, ont eu droit à des intimidations
arrogantes. Tandis que l'extrême droite unissait bel et bien ses voix à l'extrême gauche sans
trop s'en vanter. Bien joué des deux côtés.
Le meilleur exemple de coalition de la période récente avait eu lieu l'année précédente à propos
du voile islamique donnant lieu à la loi sur les signes religieux (pour prétendre hypocritement
généraliser le problème). On a eu droit à l'alliance des laïques de gauche et de droite, des
féministes contre l'oppression des femmes, de la gauche et de l'extrême gauche pour les deux
raisons précédentes, d'une grande partie de la droite chrétienne devenue laïque (miracle !), de
l'extrême droite anti-musulmane, des Musulmans modernistes, des juifs pro-israéliens, des
professeurs anti-racaille, des racistes, etc. De l'autre côté, seuls les barbus fondamentalistes,
quelques religieux communautaristes de toutes confessions, et quelques droit-de-l'hommistes
inquiets de la transgression manifeste de la charte des Nations-unies (article 18, voir aussi :
"Antigone et la constitutionnalité"). Quel a été
le résultat final : la soumission des indigènes, et la création d'écoles confessionnelles
musulmanes pour les jeunes filles récalcitrantes et fortunées (les autres resteront cloîtrées à
la maison).
Stratégies
La stratégie des coalitions consiste alors à faire éclater les frontières partisanes à leur profit,
en tentant de diviser le camp adverse. La gauche a réussi cette opération depuis 1981 en
favorisant la création du Front national pour diviser la droite, tandis que le PS croyait réussir
à grignoter le PC. Mais au fond, ces manoeuvres sont souvent illusoires puisqu'il semble
toujours persister une division du paysage politique en quatre composantes logiques (extrême
droite/droite/gauche/extrême gauche) avec environ 25% chacune (prenant plus ou moins 5%
à une composante contiguë selon la conjoncture). Cela semble dû au bipartisme. Seule la
proportionnelle paraît une alternative qui ferait éclater le système, mais les coalitions finales
accédant au pouvoir pourraient reproduire le schéma majoritaire. D'où la stratégie visant surtout
à discréditer le parti adverse auprès d'une partie au moins de son électorat traditionnel. Les
journalistes en sont d'ailleurs les premiers agents qui jubilent de rapporter les dérapages des
candidats ou de certains de leurs soutiens [4].
En général, il existe des spécialistes des coups bas (ou du sarcasme) dans chaque parti. Ce
qui permet aux autres d'apparaître comme raisonnables. Une des dernières manifestation en
est celle de Georges Frêche (président PS de la région Languedoc-Roussillon) qui a traité les
harkis de sous-hommes parce qu'ils resteraient soumis à la droite qui les a pourtant trahis et
parqués après la guerre d'Algérie (voir "Les bienfaits de la colonisation"). Ce qui aurait dû permettre à Frêche de
diviser les harkis pour en capter certains, de leur rappeler qu'ils ne doivent rien à la droite, et
de leur donner un coup de pied au passage pour faire plaisir à la gauche et aux anticolonialistes
qui les considèrent comme des traîtres. Mais il était allé trop loin cette fois. C'est la gauche qui
risque la division, spécialement s'il n'est pas exclu, comme certains le souhaitent (une fraction
se déterminant sur la rapidité à le faire).
Un autre bon exemple est le fameux "tous pourris". En cas de scandale, il permet à la fois
d'affaiblir l'autre camp, soit par défection, soit par abstention, et de condamner cette
condamnation elle-même en la caractérisant comme populiste. Les partisans de cette
conception semblent en fait considérer que seuls les politiciens de l'autre camp sont des pourris
(ou seuls ceux qui sont au pouvoir pour le moment). En fait, la stratégie qui consiste à
provoquer l'abstention dans l'autre camp a l'avantage d'éviter d'avoir à convaincre (Abstention,
piège à cons).
Quand il n'est pas question simplement de truquer les élections, tous les procédés sont bons
pour faire éclater la coalition adverse. Il suffit par exemple de soutenir des petits candidats dans
le camp adverse pour le diviser. On a même vu la présence d'un homonyme de candidat
adverse pour provoquer la confusion ! On peut considérer ce genre de tricherie comme une
blague qui marche. Mais chercher à diviser l'autre camp n'est souvent même pas nécessaire.
Car les concurrences internes importantes se chargent de le fractionner, du fait des nuances
idéologiques extérieures à leur propos central. Les écologistes de gauche, de droite, ou
apolitiques en sont l'exemple le plus amusant.
Moralité
Finalement, le parti qui arrive au pouvoir est bien celui qui a réussi à rassembler la coalition la
plus vaste, sinon la plus homogène. Et sans doute est-ce mieux ainsi, puisque la démocratie
est bien fondée sur cette nécessité de convaincre. Cela aurait tendance à justifier un régime
authentiquement parlementaire, malgré sa mauvaise réputation sous la cinquième république.
Car un bais du régime majoritaire est d'avoir tendance à répliquer ce mécanisme de coalition
dans la coalition majoritaire elle-même. Ce qui donne une représentativité d'autant plus faible
que le mécanisme peut se reproduire sur le principe des poupées gigognes : la majorité de la
majorité (de la majorité...) peut ne concerner qu'une toute petite minorité.
La clientèle n'est alors pas celle d'intérêts particuliers de la société, mais plutôt celle d'intérêts
personnels des politiciens eux-mêmes. Ce principe génétique de la dictature n'est
généralement pas combattu par beaucoup. Au fond, tous les partis en recherchent le bénéfice
hégémonique du fait même qu'ils essaient de conquérir le pouvoir. Et quand ce n'est pas par
la nature même de ce processus, c'est par goût de revanche sur la coalition précédente. Le
désir de grandeur doit apprendre à résister à la petitesse. L'action politique se mesure à
l'extérieur du système politicien lui-même.
Jacques Bolo
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