vol. 6 : L'affaire des caricatures de Mahomet
Caricatures et caricatures
Les douze dessins parus dans le quotidien danois Jyllands-Posten le 30.9.2005, ont
suscité, début 2006, une réaction passionnelle dans le monde musulman et de nombreux
débats en Europe et dans le monde sur la liberté d'expression, l'islam, le terrorisme, etc. Un
des dessins qui a provoqué le plus de colère est une représentation du prophète Mahomet dont
le turban représentait une bombe avec une mèche allumée. Des sanctions et des menaces,
des manifestations, des saccages ont eu lieu dans certains pays arabes et une cinquantaine
de personnes y ont trouvé la mort. En outre, le journal iranien Hamshahri, a lancé un concours
de dessins sur l'Holocauste, pour renvoyer à l'Occident le blasphème contre ce qui est
considéré comme sacré par chacun. Les réactions indignées n'ont d'ailleurs pas manqué. Ce
qui n'était donc pas si mal joué qu'on a pu le dire. Car par définition, un vrai blasphème n'est
en général pas apprécié objectivement (de part et d'autre donc).
Le fond du problème est en fait d'un ordre plus général. La plupart du temps, il s'agit moins de
liberté d'expression, dont il est évidemment absurde de prétendre qu'elle est totale pour la
limiter immédiatement, mais plutôt de capacité d'expression. La règle traditionnelle est qu'il faut
être très prudent avec les sujets qui fâchent. Et comme tout peut être l'objet de malentendu ou
de provocation selon l'intention initiale, ou de malentendu ou de mauvaise foi du côté de la
réception, la situation est bien compliquée.
Dans le cas qui nous occupe, comme l'a remarqué le dessinateur Marcel Gotlib (Le Monde,
3.2.2006) : "ces dessins ne sont pas méchants. Celui de Kurt Westergaard montrant Mahomet
avec son turban en forme de bombe n'est même pas une caricature : si on enlève la mèche,
ce pourrait même être un beau dessin." Il veut dire qu'en général, quand l'intention est
insultante, la forme de la caricature présente un style dénigrant, comme dans les caricatures
antisémites traditionnelles [1]. Il est possible qu'il n'en soit pas de même au Danemark. Mais, en
tout état de cause, une représentation en tant que telle, à supposer qu'elle soit vraiment
insultante dans les pays musulmans, ne l'est pas dans les pays européens.
Il est fort possible d'ailleurs que le problème relève autant de la mauvaise foi du côté de la
réception que de la provocation du côté de la production, car les groupes extrémistes
musulmans ont besoin, comme tous les groupes politiques (occidentaux ou orientaux), de créer
des mobilisations pour paraître toujours plus radicaux sur le marché de l'offre politique. Mais
quand on vise l'autorité morale, on ne doit pas être injuste, et quand on vise l'autorité
intellectuelle, on doit essayer de ne pas dire des choses inexactes.
L'hypothèse de la provocation est néanmoins possible dans le contexte politique actuel,
spécifiquement au Danemark (comme certains observateurs l'ont remarqué [2]), ou plus
généralement en Europe. Du fait de ce contexte politique, une intention raciste ou xénophobe
pourrait effectivement constituer l'interprétation par défaut. Pour comparaison, imaginons une
caricature présentant négativement les juifs dans les années 1940, il serait plausible de la
considérer comme antisémite a priori, et son auteur pourrait avoir des problèmes après la
guerre malgré ses possibles dénégations. D'autant que, depuis lors, toute critique ou caricature
des juifs en général est presque toujours considérée comme antisémite. Cela devient un
problème si les Musulmans ou les Chrétiens réclament le même traitement. Ce qui n'a d'ailleurs
pas manqué d'être le cas. Les autorités religieuses et politiques ont pour le moins réclamé une
autocensure, comme Jacques Chirac lui-même qui a déclaré que «tout ce qui peut blesser les
convictions d'autrui, en particulier les convictions religieuses, doit être évité». Concernant ces
sujets, cela revient bien concrètement à interdire les caricatures. Sinon, il s'agit d'images
pieuses.
Le problème du racisme est quand même posé si les caricatures, comme celle au turban,
peuvent signifier quelque chose comme : "Tous les Musulmans sont des terroristes, et l'islam
est une religion dangereuse". Mais elles peuvent signifier tout autant quelque chose comme :
"L'islam, représenté ici par son prophète, est pris en otage par les terroristes qui en donnent
une mauvaise image". Comme la première interprétation est manifestement fausse, il semble
naturel de privilégier la seconde [3]. On pourrait simplement, vu le contexte déjà mentionné,
reprocher aux auteurs des dessins de jouer sur l'ambiguïté, en laissant ceux qui sont mal
intentionnés à l'égard des Musulmans pencher pour la première interprétation. Un caricaturiste
peut aussi vouloir jouer sur tous les tableaux par opportunisme, pour se conformer à l'air du
temps et pour vendre sa salade.
Liberté d'expression
Toute cette affaire pourrait cependant reposer sur un malentendu plus profond. La question de
la liberté d'expression est un problème dont ces événements, de part et d'autre, montrent la
difficulté. Et on peut renvoyer dos à dos les vestales de la laïcité ou de la religion, en cela qu'elles raisonnent en terme de tout ou rien, selon la tradition philosophique dogmatique. Elles ne sont
d'ailleurs ni l'une ni l'autre légitimes dans la mesure où les législations locales sont souvent plus
nuancées. En France, en tout cas, certains sont un peu hypocrites de se faire les défenseurs
d'une liberté d'expression totale, à l'américaine, dont ils n'acceptent en général ni les
conséquences, ni le principe.
Précisément, dans le cadre de la mondialisation qui s'impose par de tels épisodes, la remise
à plat de cette question de la liberté est en train de se redessiner. Et on peut espérer justement
que l'opposition de ces deux dogmatismes tout aussi procéduriers va imposer une résolution
du problème. Il faut pour cela partir sur de bonnes bases. On connaît la fameuse plaisanterie,
qui pourrait aussi ne pas faire rire quand on y pense, « La dictature, c'est ferme ta gueule. La
démocratie, c'est cause toujours ! » attribuée tantôt à Woody Allen, tantôt à Coluche, tantôt à
Jean-Louis Barrault. Or, elle apporte justement la réponse au problème qui nous occupe.
Dans les sociétés traditionnelles (orientales ou occidentales) ou dans les aspects traditionnels,
en particulier religieux, qui subsistent dans les sociétés modernes, la forme sociale la plus
fréquente ressemble beaucoup à la dictature. Il est préférable de faire attention à ce qu'on dit,
et de ne pas parler de ce qui fâche, comme je le disais ci-dessus. La parole qui en résulte est
précisément une parole rituelle, dogmatique, qui emprunte très souvent au discours religieux
(et à l'humour comme soupape de sécurité – aux risques et périls des humoristes). Sous son
aspect le plus favorable, on peut dire qu'on ne parle pas en l'air, qu'on pèse ses mots. Mais
ajouté au faible niveau d'éducation de ces sociétés, et au pouvoir politique dictatorial (autant
cause que conséquence l'un de l'autre), le résultat est un discours moralisateur et normatif.
Or, contrairement au reliquat d'expression moralisante présent dans le "cause toujours" de la
plaisanterie précédente, la démocratie et la liberté d'expression reposent sur une parole
distincte de l'action. En fait, l'auteur de la plaisanterie semble regretter le bon vieux temps de
la dictature où prendre la parole avait un sens, ou celui où l'on avait qu'une parole. On peut par
exemple constater cette attitude ambiguë dans le cas de la fin de l'URSS si on considère que
la libéralisation a cassé le marché pour les écrivains dissidents. Quand le niveau culturel
s'élève, et que la liberté de parole augmente, le foisonnement en vient parfois à déranger. Ne
se plaint-on pas tous les ans, à la rentrée littéraire, du trop grand nombre de publications qui
inondent nos pauvres critiques, qui ne peuvent pas lire tous les livres (la chair n'est d'ailleurs
plus triste non plus). Il en résulte un certain désenchantement dans le monde libre.
Au fond, les pays où ne règne pas une liberté d'expression complète, pour des raisons
moralisantes de contrôle social, ont tort de s'inquiéter. Et les démocrates courageux qui vont
donner à la Chine des leçons sur les droits humains devraient plutôt avertir les dirigeants
chinois de cette heureuse conséquence de la liberté d'expression : « la démocratie, c'est cause
toujours ». Car la liberté d'expression ne change presque rien (après une petite période de
confusion). Les États-Unis ne donnent-ils pas la preuve que la liberté est compatible avec
assez grande stabilité de l'oligarchie au pouvoir (au point d'élire librement le fils d'un président
comme en Corée du nord) ?
Liberté et littéralité
Il faut souligner aussi une différence essentielle avec une parole rituelle. La liberté suppose
aussi des tâtonnements, des fluctuations ou des erreurs. La situation est un peu faussée par
la forme écrite, qui semble stabiliser les positions alors que les paroles sont plus fugaces. Au
fond, le dogmatisme religieux lui-même pourrait se réduire à la conséquence du figement de
la tradition orale dans des textes écrits (plus ou moins apocryphes d'ailleurs). Mais c'est une
erreur d'interprétation. Même les écrits les plus académiques, et bien sûr la science, sont
révisables à l'infini.
De plus, l'auteur d'une parole libre, de caricatures, peut aussi ne pas contrôler tous les effets
de ses productions. On n'est donc pas non plus obligé de tout approuver. La conséquence en
est même qu'on peut en principe tout tolérer parce que plus rien ne possède de valeur
normative. Le blasphème, considéré comme une catégorie neutre, s'annule de lui-même sur
le mode du "ce qui est excessif est dérisoire". Finalement, les idées qui s'imposent sont, en
quelque sorte, celles qui seront sélectionnées pour leur pertinence en étant reprise par le public
sur le long terme. C'est une sorte de retour à la tradition orale,... sous forme écrite.
Dans cette affaire des caricatures, et dans d'autres, ce qu'on appelle le sens de l'humour
consiste considérer que les mots n'ont pas grande importance. Cela consiste à accepter de
parler librement sans devoir conformer sa parole aux actes, contrairement à l'ancienne
conception de la critique littéraire où la vie éclaire l'oeuvre. On imagine la possibilité de
contresens en ce qui concerne donc le retour actuel à l'autofiction remplaçante actuelle de la
littérature engagée (reste trop évident de la parole normative). Déjà, le genre du roman
présentait une expérience personnelle qui, par opposition à la littérature édifiante ou
hagiographique, ne relevait pas en fait du modèle à suivre. Une parole libre présente un modèle
possible, une expérience réelle ou imaginaire, à ne pas suivre dans le cas de l'anti-héros. C'est
par persistance des anciens principes (qui subsistent d'ailleurs souvent dans la littérature
enfantine) qu'on est conduit à exalter ou imiter ce qui est simplement montré.
C'est aussi un problème de compétence : le bovarysme est une pathologie. La responsabilité
passe du côté de la réception et de l'interprétation. Les comportements eux-mêmes
peuvent recevoir une lecture semblable. Le terrorisme peut être considéré comme un mode
d'expression non généralisable à l'ensemble d'un groupe [4]. Il est donc contradictoire (et raciste) de considérer tous les Musulmans comme responsables des agissements de quelques-uns.
L'essence de cette liberté est de donner à connaître la multiplicité des expériences en sortant
les lecteurs ou les spectateurs de la répétition du quotidien. C'est d'ailleurs ce que manifeste
depuis déjà longtemps l'ouverture aux cultures étrangères qui a précisément commencé avec
l'orientalisme. Il ne faudrait pas, alors que la mondialisation offre des moyens culturels infinis
à cette ouverture, que ceux-là mêmes qui sont traditionnellement les plus universalistes se
redécouvrent une identité culturelle frileuse en s'alliant avec les plus passéistes, en Occident
et en Orient (voir l'article Coalitions et clientélismes).
La vraie difficulté de cette liberté est plutôt dans le fait que l'on a tendance à croire aux
hypothèses que l'on forge. Même les scientifiques qui ont une méthodologie plus systématique
se laissent parfois prendre aux illusions au point de truquer leurs résultats pour qu'ils
correspondent à leurs convictions. Plus généralement, il est rare qu'on s'intéresse à une idée,
une histoire, une oeuvre, pour sa seule beauté formelle, sans la rattacher à un contexte de
création ou de réception (époque, anecdote, biographie...). Pourtant, précisément, on peut dire
que les fictions sont des mythes auxquels on ne croit pas, ou pas vraiment. Et pour ne pas dire
que les mythes sont simplement des fictions auxquelles on croit, il faut bien admettre une
liberté d'interprétations ou de réinterprétations infinies.
Jacques Bolo
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Notes
1. Il faut noter cependant que, dans la tradition occidentale, l'image du juif est souvent considérée comme offensante
en elle-même. Une des raisons pourrait en être le vieux principe de précaution des populations juives craignant les
pogroms : "Quand tu entends le mot 'juif', fais ta valise". Mais aussi parce ce que l'iconographie chrétienne pour
représenter le diable s'apparente beaucoup à celle du juif ou du Maure, c'est-à-dire du Sémite. Or comme on ne
représente plus les juifs ainsi (depuis qu'ils sont considérés comme des Blancs), les Arabes semblent avoir pris le
relais dans le rôle d'incarnation sémique/sémitique du mal. Mais ce n'était précisément pas le cas dans la fameuse
caricature, qui était bien un beau dessin (un bel Arabe). [Retour]
2. Cf. Libération, lundi 13 février 2006 : "Il y a quelque chose de raciste au royaume du Danemark", par Anne-Françoise Hivert. [Retour]
3. Dans un article de Libération (17.2.2006) "Les caricatures, en rire !" Mohamed Kacimi, précisera même cette interprétation en terme de responsabilité à assumer de la part des Arabes : "Aujourd'hui, les Musulmans sont
responsables de l'image que leur renvoie l'Europe. L'Autre ne peut me restituer que l'image que je veux bien lui donner
de moi. Quand on représente un monde féodal de républiques héréditaires et de monarchies tribales, sans libertés,
sans démocratie, sans culture contemporaine, sans droits élémentaires, sans autre avenir que l'eschatologie, on ne
doit pas s'attendre à être couvert de louanges par ses interlocuteurs. Ce monde arabo-musulman est un vaste Goulag,
sans Zinoviev ni Soljenitsyne, où Dieu-qui-est-Grand a pris la place du petit-père-des-peuples.
Et qu'on n'aille pas nous ressortir, ad nauseam, et à chaque flambée de violence, l'âge d'or de Bagdad, l'érotisme des
Mille et Une Nuits, les parfums d'Orient, la poésie des souks et des hammams, et la tolérance de l'Andalousie. Une
culture ne se juge pas sur les Andalousies qu'elle a connues mais sur les Andalousies qu'elle peut engendrer."
Mais il semble confondre ses désirs modernistes, et la responsabilité libérale, avec la réalité dans ce cas particulier, qui suppose une égalité préalable (voir Pour le droit-de-l'hommisme. [Retour]
4. Le terrorisme islamique peut aussi être considéré comme un effet intempestif de l'alphabétisation dans les pays musulmans qui est déjà documenté pour l'occident chrétien : "Quand la Bible a été traduite en anglais, tout homme, que dis-je, tout garçon et toute fille capable de lire l'anglais pensèrent qu'ils conversaient directement avec Dieu et qu'ils comprenaient sa parole". (Selon Hobbes, de G.P. Gooch, 1939, in C.N. Parkinson, L'évolution de la pensée politique, p. 68). L'école, comme j'ai eu l'occasion de le dire (voir L'Affaire Finkielkraut) est la cause du problème, au moins de façon transitoire, au lieu d'en être une sorte de résolution instantanée. Sa généralisation non contrôlée est loin d'être la solution que pensent les idéalistes (ou les idéologues) laïques. [Retour]
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