EXERGUE
Depuis 2005
Politique 15.12.2005

Feu la république, vol. 3 :
L'Affaire Finkielkraut

L'Affaire

Le cas Finkielkraut est très symptomatique. Voilà un professeur de philosophie qui anime une émission sur France culture, où il fait débattre sur des travaux d'auteurs intéressants. Mais il s'en sert un peu trop comme d'une tribune pour développer ses propres obsessions au lieu de les considérer philosophiquement comme des interrogations. Depuis quelques années, il a peu à peu élaboré un discours assez inquiétant qui a abouti à ses déclarations sur les émeutes de novembre 2005. Il y amalgamait toutes ses inquiétudes qui pourraient être considérées comme paranoïaques si elles n'étaient pas parfois puériles [1]. Ce qu'on appelle aujourd'hui l'Affaire Finkielkraut résulte d'une interview, publiée le 17.11.2005, donnée à des correspondants du journal israélien Haaretz, dont voici le résumé :

Finkielkraut considère ces émeutes comme essentiellement ethnico-religieuses. Il refuse d'y voir une réaction au racisme [en particulier celui des contrôles policiers] et y voit au contraire un racisme anti-occidental [ou anti-blanc comme il avait eu l'occasion de le dire à une autre occasion]. Ce retournement de la notion de racisme va même jusqu'à dire que les émeutes sont un pogrom anti-républicain ! [2] Mais comme Finkielkraut semble se moquer de l'équipe de France de football en la considérant comme « Black-Black-Black » (et d'ajouter quelque chose comme « cela fait rire toute l'Europe ») il devrait se demander ce que pensent ceux qui ne sont donc pas plus racistes que lui [3].

Parallèlement, il reproche aux jeunes émeutiers de faire partie d'une génération d'assistés propre à la culture française, de la génération Dieudonné, du politiquement correct qui se complaît à accuser la France ou l'Occident pour la colonisation ou l'esclavage, alors que c'est en Occident qu'est née son abolition, et que la France ne fit que du bien aux Africains (par comparaison à ce qu'elle fit aux juifs, dont ses parents). Bref, ces événements ne sont pas dus au racisme, mais à « l'antiracisme qui sera pour le XXIe siècle ce que le communisme a été pour le XXe » [du fait de son accusation du sionisme comme apartheid]. Et d'ailleurs, ces événements vont provoquer encore plus de xénophobie. Alors que les immigrés doivent s'assumer comme français au lieu de se considérer comme des Français par utilitarisme. [Le tout en vrac et souvent énoncé de façon agressive qui lui a valu des condamnations, avec cependant l'excuse de la forme orale].

Mais la véritable position clef de Finkielkraut est plutôt l'école qui est sa véritable obsession. Et son analyse est que l'école est un but en elle-même, ce qui lui permet de récuser le fait qu'elle ne permet pas de trouver un travail. Il peut donc minimiser aussi avec bonne conscience l'argument des 40% de chômeurs dans les ghettos [du fait du racisme à l'embauche], puisque c'est la faute de la télé si les jeunes veulent consommer des marques, et que c'est leur mauvaise formation scolaire et leur accent qui les excluent du monde du travail. La cause en serait la rupture avec la tradition de l'école républicaine qui tenait les jeunes à l'écart du monde. Dans l'école, la démocratie n'aurait pas sa place du fait de la dissymétrie de la transmission des connaissances. Et malgré son sentiment d'un accord de nombreuses personnes sur ce diagnostic, Finkielkraut se sent vaincu par l'alliance des bobos et des sociologues.

Les déclarations de Finkielkraut ont été très largement condamnées, une plainte a même été déposée par le MRAP  [4]. Dans la réponse à un autre article du Monde qui l'attaquait, il a lui-même, dans un éclair de lucidité, résumé l'impression générale provoquée par sa première interview : « Le personnage que désigne cet article m'inspire du mépris, et même du dégoût. Je ne suis pas ce frontiste excité nostalgique de l'épopée coloniale. J'essaie seulement de déchirer le rideau des discours convenus sur les événements actuels. » (Alain Finkielkraut : "J'assume", Le Monde, 26/11/05). Comme Dieudonné (et Fogiel), Finkielkraut en fut réduit à faire des excuses à ceux qui se sont sentis visés par ses déclarations. Ce qui est en train de devenir un genre littéraire. La plainte du MRAP a été retirée. Mais excepté les quelques précisions utiles, il assume donc le fond de son intervention. Ce qui est d'ailleurs normal puisqu'il développe depuis longtemps ces idées, sur France culture en particulier.

Rôle de l'intellectuel

L'Affaire Finkielkraut ne repose pas sur le racisme, encore que l'accumulation d'opinions tout aussi convenues puisse aisément le paraître [5]. Le problème est à la fois plus simple et plus général : comme dans le cas d'Edgar Morin (voir "Edgar Morin n'est pas antisémite"), la plupart des intellectuels (c'est-à-dire au fond toutes les personnes instruites) semblent se croire capables de régler les problèmes qu'ils abordent. Ce qui est généralement prétentieux et fondé sur une illusion quant au rôle du travail intellectuel. Mais le plus souvent, ils ne sont même pas capables de les analyser correctement, ne serait-ce parce qu'ils semblent confondre partialité et jugement. La pensée est différente de l'idéologie en cela qu'il faut au minimum entendre les arguments de chaque partie. La seule alternative est connue. Les procès staliniens en offrent un exemple extrême, où les accusés (soigneusement préparés) et l'avocat de la défense participent au réquisitoire ! La forme atténuée de cette organisation des débats consiste simplement à ne jamais rien concéder à l'adversaire et à le diaboliser par des attaques ad personam. Mais le procédé ne date pas d'hier. Les sophistes grecs ou latins en sont les modèles toujours imités et souvent égalés. Et malheureusement, l'idéal socratique de recherche de la vérité se heurte à la dure réalité des idées dominantes qui tend à faire abandonner à de nombreux penseurs modernes l'idée même qu'on puisse atteindre ou approcher l'objectivité. La conséquence en est forcément une propagande qu'on finit immanquablement par imposer par la force [6].

La position de Finkielkraut pâtit évidemment du biais habituel de son soutien à Israël qui lui fait adopter l'attitude angoissée assez courante quant à l'antisémitisme, attitude exacerbée depuis l'Affaire Dieudonné. Wieviorka résume bien le problème en le caractérisant assez paradoxalement comme républicain-communautariste. Le fait que Finkielkraut plaque ses obsessions sur à peu près tout, spécialement s'il voit un Arabe ou un Noir, est simplement un indicateur d'un mode de raisonnement davantage marqué par la justification que l'analyse. Concrètement, au lieu d'appliquer aux banlieues la grille israélo-palestinienne (ou la stratégie sécuritaire qui voit des terroristes partout), on devrait plutôt appliquer au Moyen-Orient une grille sociologique normale. Un des effets serait ainsi de permettre de résoudre les problèmes un par un, hors de la polarisation sur un conflit particulier qui cannibalise tous les autres [7].

L'école républicaine

La clef de la position de Finkielkraut, quand on la débarrasse de ses parasites communautaristes (qu'il projette sur autrui), est celle de l'école. Les émeutiers, en incendiant des bâtiments scolaires, ont donc sérieusement aggravé leur cas. Mais son analyse du système scolaire ne date pas de ces événements, même s'ils lui ont donné un porte-voix autre que France culture. Or, même si son point de vue est intéressant, surtout quand il est un peu mieux argumenté que dans l'Affaire, on doit constater qu'il est tout aussi erroné sur de nombreux points. La position de Finkielkraut sur l'école se résume à une position passéiste, sans doute du fait qu'il se fonde d'abord sur sa propre expérience, et qu'il rejette dogmatiquement toute approche plus sociologique.

Depuis quelques années, il a pris parti par exemple pour l'idée que le niveau scolaire baisse. Sur ce point, on pourrait justement lui opposer l'augmentation du nombre de personnes qui l'écoute, qui le lise, ou qui l'approuve (comme il le revendique [8]) ! Bien sûr, le niveau scolaire supposé des jeunes de banlieue semble lui donner des arguments. Mais quand il déclare que c'est le niveau des jeunes qui leur interdit de trouver du travail, il semble bien nier l'existence d'une ségrégation à l'embauche sur le critère de la communauté, du nom, ou du simple lieu de résidence (pour les Blancs eux-mêmes). Cette ségrégation frappe bien évidemment aussi ceux qui postulent à des postes de cadres, et qui sont aussi éduqués et employables que leurs camarades blancs des lycées de communes voisines. Le fait que la sélection s'opère dès les CV a d'ailleurs déclenché l'idée d'un CV anonyme, qui n'aura sans doute pour effet que de procurer des entretiens et des dérangements inutiles – tant la situation est sans espoir dans ce qui est bien la République française.

Notons aussi que, paradoxalement, c'est bien l'augmentation des exigences scolaires (toutes communautés confondues) qui accroît les difficultés des personnes de bas niveau scolaire. J'ai d'ailleurs rappelé, dans mon article précédent sur le sujet analogue des Indigènes de la république (voir "Société de castes"), les conséquences psychologiques qui accompagnent la diffusion de la culture scolaire dans les classes populaires (sans distinction de race ou de religion) qu'on aurait donc tort de croire seulement favorables.

Querelles de mots

On peut considérer aussi que le diagnostic négatif sur le niveau scolaire repose sur une idéalisation du passé. Dans les années 1960, il était devenu banal de collecter les perles des enfants (bêtisiers). Aujourd'hui, on semble les considérer comme des crimes de haute trahison de la culture devant le Haut comité national pour la défense et l'illustration de la langue française. Quand Finkielkraut et d'autres s'étonnent que des immigrés ou des fils d'immigrés ne parlent (parfois) pas bien le français, ou avec un accent, ils s'illusionnent sur l'accent des Espagnols, des Italiens ou des Portugais des vagues précédentes d'immigration. Je me souviens d'un ami montpelliérain qui, dans les années 1980, se moquait gentiment de certains vieux immigrés espagnols des années 1970, en disant « Escousé moi dé pas bienn parlé lé francèss por qué ya qué trente ans qué yé souis enn Francia », en particulier, comme disent certains : «  parce qu'ils restent toujours entre eux » [9]. Et linguistiquement parlant, outre le fait qu'une différence linguistique est toujours la marque d'une séparation et non sa cause, l'accent des banlieues est surtout un mélange des accents d'origine et du français populaire. Il n'y a pas si longtemps, l'accent de Belleville n'était pas spécialement considéré comme recommandé si on voulait travailler à la télévision française (on se moquait aussi des restes d'accent auvergnat du Président Giscard). Ainsi, grâce aux immigrés, selon le principe du mistigri social, le peuple autrefois ségrégué a donc été réintégré dans la nation française. La reconnaissance n'a jamais été une vertu républicaine.

La question du langage est importante pour les intellectuels. Encore faut-il le comprendre. Quand Finkielkraut parle de leur haine de la France ou de la république, il joue sur les mots, en reprenant le langage des jeunes de banlieue qui emploient improprement ce terme dans l'expression avoir la haine à la place d'être en colère. Finkielkraut devrait connaître cet emploi (bien qu'il soit lui-même fils d'immigré), et sa qualité d'intellectuel lui impose une obligation de moyens (sans distinction de race ou de religion). On parle même traditionnellement de « juste, saine, sainte colère » , quand elle est motivée précisément par des situations du genre de celle qui a déclenché les émeutes, et dont parlait précisément le film dialectalement éponyme La haine. A ce propos, j'ai été personnellement témoin, au cours de sa projection dans un cinéma du Forum des Halles à Paris, d'un épisode curieux. Evidemment, de nombreux jeunes de banlieue étaient présents à cette séance qui a fait salle comble. Et bien sûr, ils ont manifesté leur intérêt autrement que par le recueillement exigé par la cinéphilie moderne (qui se rappellera néanmoins les séances agitées montrées par Fellini et d'autres, mais passons). Or, face à un brouhaha qui restait raisonnable, la police a été appelée en renfort pour ramener l'ordre au moment de la sortie. Et dans la file devant moi, une spectatrice a signalé à la police un très douteux vol de sac à main en indiquant un groupe de jeunes qui était dans le rang devant le mien et qui avait fait simplement du bruit. On se demande en effet où se trouve la haine . La vraie.

Laxisme et responsabilité

Mais même si les idées de Finkielkraut sont contestables statistiquement, on peut à la rigueur lui accorder que le niveau théorique est inférieur au niveau équivalent des décennies précédentes, spécialement du fait d'un certain laxisme quant au passage dans la classe supérieure. Encore que cela puisse aussi relever simplement des déceptions sur les attentes envers les bienfaits du progrès (on pense évidemment à celles envers la technique – autre thème pourtant cher à Finkielkraut). Cette situation de laxisme serait en tout état de cause de la seule responsabilité des politiques et des professeurs qui biaisent les résultats pour les faire correspondre aux objectifs (dans la grande tradition de toutes les dictatures, monarchique, soviétique, ou républicaine donc !). Les enfants en sont donc les seules victimes, et Finkielkraut devrait en convenir s'il ne mêlait pas à ce diagnostic d'autres considérations parasites.

Cette accusation inacceptable des élèves, alors qu'on revendique par ailleurs la responsabilisation, trouve d'ailleurs conjoncturellement la démonstration éclatante de son imposture. Dans une série concomitante d'émissions sur la laïcité sur France culture (« Nouvelle fabrique de l'histoire », 28.11.2005), un ancien instituteur, Alain Seksig, rappelle qu'avant les années 1970, ses prédécesseurs disaient aux parents étrangers de parler français à la maison pour que leurs enfants réussissent. Quand Seksig a commencé à enseigner, en 1973, lui et ses collègues leur disaient au contraire de parler leur langue d'origine pour que leurs enfants s'épanouissent et réussissent mieux à l'école. En outre, les instituteurs leur donnaient des travaux sur leur culture d'origine (histoire, géographie, faune, flore, etc.), dont ils semblaient devoir être comptables, alors qu'ils ne connaissaient que leurs quartiers (et la télé) comme leurs camarades. Cela avait pour effet d'indisposer les élèves en les marginalisant. Un épisode que Seksig raconte devrait être particulièrement significatif pour tous nos républicains. Toujours dans ces années 70, au lieu de leur faire chanter la Marseillaise, alors au programme à l'épreuve de chant du certificat d'étude, Seksig et ses amis leur disaient : « Chante ce que tu veux, une chanson des Charlots, une dans ta langue d'origine. » Mais les enfants, encore gênés, ne savaient pas quoi faire, et ils finissaient tous par chanter la Marseillaise, car c'était ce qu'ils avaient préparé. Cet épisode justifierait à lui seul qu'on ait sifflé la Marseillaise (comme ce fut le cas avant un match de l'équipe de France contre celle d'Algérie) au lieu d'y voir les prémisses de la barbarie.

La prise de parole comme indice

Cependant, une autre interprétation peut accréditer l'idée d'une sorte de baisse de niveau, si on considère que celui à atteindre était celui des terminales des années 1950. Une interprétation traditionnelle consisterait à évoquer l'origine sociale des élèves ou la sélection plus drastique à l'époque. Mais on peut plutôt considérer que ce niveau est le résultat de l'ouverture au monde, spécialement du fait de l'influence des médias, contrairement au milieu scolaire fermé que Finkielkraut regrette. D'une part, les jeunes d'aujourd'hui sont confrontés à des flots continus d'informations qu'ils peuvent avoir plus de mal à intégrer (outre la surcharge des programmes scolaires eux-mêmes). Mais d'autre part, cette nouvelle réalité et un plus grand libéralisme pédagogique donnent davantage la parole à l'élève qui bouscule celle du professeur. Finkielkraut a produit une excellente formule pour contester cette approche : « Donner la langue avant de donner la parole à l'élève ». Car il revendique une inégalité dans la transmission des connaissances de maître à élève, ce qu'on peut lui accorder.

Mais on peut aussi contester cette problématique dans la mesure même où la diffusion de ces informations donne quand même aux enfants une autonomie plus grande que dans les années 1950, voire 1970. N'oublions pas que la majorité était à 21 ans jusqu'en 1974. Et comme pour le problème du contexte colonial de l'époque, situation de référence de l'école républicaine, la question est toujours de savoir quand les élèves (ou les colonisés) pourront prendre la parole. Le biais de la méthode pédagogique traditionnelle, dogmatique (jusqu'à la religiosité, laïque ou non) peut précisément induire cette erreur d'appréciation quant au niveau des élèves. L'appréciation négative du niveau actuel peut simplement reposer sur le fait que les jeunes s'expriment au lieu de réciter. Certes, on peut critiquer, comme le fait Finkielkraut, une expression brouillonne. Mais elle permet ainsi d'évaluer le véritable niveau des élèves, alors que la technique pédagogique antérieure reposait sur une illusion. De même, les curés faisant réciter le catéchisme s'illusionnaient sur les croyances de leurs ouailles. Ils furent démentis par les études de sociologie religieuse. Ce que propose Finkielkraut consiste très classiquement à casser le thermomètre.

Il reste effectivement que le niveau intellectuel en milieu scolaire peut donc être constaté comme médiocre. Mais cela non plus n'est pas vraiment une nouveauté. Longtemps, la littérature à moqué le conformisme, l'oppression, la vanité de ce milieu scolaire qui, bizarrement, se trouve aujourd'hui idéalisé [10] ? Malheureusement, on ne peut que constater les limites tout aussi patentes de positions intellectuelles comme celles de Finkielkraut lui-même. Rappelons-nous les erreurs criminelles des intellectuels au cours du XXe siècle, élites produites par cette école qui sert de modèle. On pourrait aussi mentionner les chahuts infantiles qu'on peut constater à l'Assemblée nationale, qui n'est pourtant pas peuplée de jeunes de banlieue. Il faut bien en conclure que le niveau intellectuel des débats n'est pas à l'honneur de l'école républicaine, et finalement de la république elle-même.

Elitisme républicain ou formation

Au fond, on voit bien ce que sous-entend cette question de niveau des enfants : Finkielkraut va nous refaire le coup de l'élitisme républicain (voir élites du siècle précédent ci-dessus). La question de l'élitisme est toujours un peu piégée car ceux qui adhèrent à cette idéologie ont tendance à croire qu'ils font eux-mêmes partie de l'élite. Comme en général ils veulent aussi que leur progéniture en fasse aussi partie, on assiste donc en direct à la transformation de l'aristocratie en noblesse. Cette régression est fréquente en sociologie politique et contribue précisément à la corruption du langage qui modifie sans cesse le sens des mots. Si on a mauvais esprit, on peut même soupçonner dans la simple évocation de l'élitisme un indice de la résistance à la concurrence d'une nouvelle élite qui vient bousculer les positions acquises. Et comme on connaît les stratégies pour contourner la carte scolaire, par le choix de filières avec les bons professeurs qui profitent surtout aux enfants des enseignants, on en vient décidément à douter de l'élitisme, de la république et de l'école.

Finkielkraut aura ici le dernier mot, lui qui refuse que le but de l'école soit de fournir une formation professionnelle. Deviendrait-il sociologue pour décrire si fidèlement la réalité ? Ou est-il encore et toujours cet idéologue de la corporation professorale ? Disons plutôt que les professeurs qui croient ce genre de sottises semblent manifester un oubli de leur propre carrière dans leur description de la réalité. Mais comme nous avons vu qu'ils n'oublient pas celle de leur progéniture, on postulera très sociologiquement que le système scolaire leur a permis une promotion sociale pendant un siècle sans qu'ils comprennent que c'était dû à la croissance des effectifs académiques plutôt qu'à leur mérite [11].

N'oublions pas non plus que les diplômes avaient une valeur professionnelle correspondant aux grades de l'administration selon le niveau des concours. Mais aujourd'hui, c'est la diffusion même des connaissances scolaires qui dévalorise les diplômes sur le marché du travail. Cela constitue d'ailleurs la preuve sociologique que le niveau monte !!!! Le critère de réussite réside alors dans le carnet d'adresse. Et le discours qui prétend que le niveau baisse discrédite encore plus les diplômes auprès des employeurs : faut-il y voir une stratégie intentionnelle. Le recrutement a donc lieu sur recommandation ou se fonde de plus en plus sur des superstitions ou les codes du moment : comme se dire républicain par exemple, tout en se rendant coupables de discrimination (nous avons vu qu'il n'y avait pas de contradiction).

En fait, le modèle pédagogique passéiste de Finkielkraut correspond à cette école des années soixante où l'enseignement ne se préoccupait pas de formation professionnelle, et qui ne persiste encore que trop en France. À cette époque, la seule évocation de cette question au cours de la scolarité était de dire que « l'agriculture manque de bras », pour dire à un élève qu'il était nul (il y avait donc des mauvais élèves !). Ce n'était plus vrai déjà longtemps, puisque les effectifs de l'agriculture ont décru de 40% en 1900 à 10% en 1975 (3% aujourd'hui). Et c'était sans doute une plaisanterie en souvenir de ce que le professeur avait lui-même entendu [12]. Mais l'école a toujours été, depuis les années 1960, incapable de former les élèves à la société réelle.

D'une façon générale, l'éducation nationale ne brille pas pour sa préparation aux secteurs non-prestigieux [13] ou aux nouveaux métiers, comme l'informatique et l'internet à leur début (les universitaires français ont été les derniers à venir à internet, et Finkielkraut est évidemment contre). Alors que, précisément, ce sont dans ces filières nouvelles que les exclus trouvent souvent un débouché (simplement parce que les privilégiés sont souvent conformistes et négligent ces nouveaux secteurs). Même la télévision, avec des émissions comme la star-académie est plus en phase avec le monde que l'école, sous réserve de ne pas considérer qu'il n'existe que des vedettes. Mais l'intérêt pour ces domaines prépare aussi à ce qui les accompagne, musiciens, producteurs, accessoiristes, exploitants de salles, ouvreuses, etc. Et aujourd'hui, comme hier pour le jazz ou le rock, la musique comprend aussi le rap, tout autant détesté par les vieux cons.

L'erreur criminelle de Finkielkraut est donc que l'école est bien directement responsable des émeutes en prétendant amener 80% des élèves au bac (en stigmatisant au passage les 20% qui restent) au lieu d'amener 100% des jeunes à un emploi. La situation des jeunes de banlieue aggrave l'analyse du fait du mécanisme, déjà signalé par Lucien Bodard dans les colonies françaises d'Extrême-Orient, qui offre bien une égalité de formation, mais interdit une égalité de débouché aux indigènes de la république (voir "Société de castes") ! CQFD.

En fait, dans la lignée du communisme comme parc à thème (voir "Feu le communisme"), les idées des partisans de l'école républicaine relèvent du même principe que celui de l'émission de téléréalité sur le pensionnat de Chavagnes qui reconstitue les conditions des internats de jadis. On pourrait jumeler ces parcs républicains avec d'autres parcs à thème qui reproduiraient Mai 68, le bon vieux temps des colonies, ou le parc royaliste du Puits du fou™. Mais après tout, peut-être qu'au fond, les emplois républicains se réduisent à cela : de la figuration dans une comédie.


Jacques Bolo


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Voir aussi :


Notes

1. Au cours d'une de ses émissions, il s'est fait traiter d'hystérique par Edwy Plénel. Finkielkraut l'avait invité, au fond, simplement pour lui dire que sa propre émission sur France culture était meilleure que celle du malheureux Plénel sur LCI. Finkielkraut n'avait d'ailleurs pas tort sur ce point. Mais il prétendait également dicter ses propres idées à son interlocuteur, en les croyant garantes de la défense de la civilisation au lieu de les considérer comme objet de discussion. Si ses dérapages récents ont pu inciter certains à vouloir l'interdire d'antenne, ce qui serait dommage (je suis un peu conservateur en ce qui concerne France culture), il ne serait peut-être pas inutile qu'il prenne une année sabbatique pour essayer de penser à autre chose qu'à l'actualité. [Retour]

2. On imagine ce qu'on aurait dit si Le Pen avait employé cette expression grotesque qui semble comparer les juifs à des automobiles brûlées (Finkielkraut visait évidemment les écoles). Dans l'analyse de ces événements, l'emploi de ces termes par Finkielkraut a contribué à me permettre de franchir le Rubicon en considérant la république elle-même comme l'essence du problème. Qu'il en soit remercié. [Retour]

3. Finkielkraut fera bien de préciser dans un autre article du Monde : « Il faudrait qu'on m'entende avant de me condamner. [...] C'est une référence sans méchanceté aux séquelles heureuses du colonialisme et un écho au sourire de mon père quand il notait que les joueurs de l'équipe de France des années 1950 s'appelaient Kopa, Cisowski et Ujlaki et que les Français manquaient à l'appel. Je suis un supporter de l'équipe de France. Je vénère Zidane, le joueur. Mais je n'ai pas été compris. » ("J'assume", Propos de Finkielkraut recueillis par Sylvain Cypel et Sylvie Kauffmann, Le Monde, 26/11/05) Comme on le voit, les gens qui disent quelque chose qui paraît raciste ne sont pas forcément si méchants. C'est ce qui motive mon indulgence (agacée) sur la nature humaine. Simplement, je constate qu'on ne contrôle pas toujours les interprétations possibles, ni la qualité de ses déclarations, même quand on est supposé être un philosophe. Et j'universalise ce principe à l'accusation d'antisémitisme (de Dieudonné par exemple). Quant au fond, considérer qu'il n'y a pas de racisme parce que des Noirs sont dans l'équipe de France relève effectivement de ce qu'on disait dans les années cinquante sur les étrangers (en pleine époque coloniale d'ailleurs). Si le problème se pose encore aujourd'hui, c'est que l'analyse est plus qu'insuffisante, voire franchement douteuse en ce qui concerne l'association Noir = non Français (merci pour les DOM-TOM). Mais il est vrai que la sociologie n'est pas le point fort de Finkielkraut. [Retour]

4. Quand je disais, dans un article précédent à propos de l'Affaire Dieudonné (voir "Pour en finir…"), que la question qui l'oppose à Finkielkraut sur le conflit au proche Orient devrait bien finir par aboutir à une cohabitation, je ne pensais pas vraiment à celle qui va finir par les conduire ensemble sur les bancs du tribunal ou en prison (dans la même cellule, pourquoi pas). [Retour]

5. Inversement, certaines opinions antiracistes sont effectivement convenues (et contradictoires quand elles sont empreintes de condescendance). Car tous les antiracistes ne sont pas forcément capables d'argumenter eux non plus. Tout au plus la critique que fait Finkielkraut constitue un indicateur de ses interlocuteurs habituels, ou de ses lectures (Le Monde, Libération...), ou même de ses propres anciennes idées. Mais les idées qu'il propose en remplacement sont précisément interprétées comme des idées racistes par les tenants de l'antiracisme traditionnel. Cela ne signifie pas qu'ils aient raison à son égard ni que ses propres analyses soient exactes. La suite nous prouvera que non (voir aussi "Les mots ne sont pas importants"). [Retour]

6. De ce point de vue, la succession d'épisodes grotesques précédant ou autour de la seconde Guerre du Golfe est beaucoup plus consternante que les scandales américains précédents comme le Watergate, sans parler de l'affaire Monica Lewinski, qui n'ont évidemment aucune importance ! [Retour]

7. Prenons par exemple le problème de l'eau en Israël-Palestine. C'est un problème à la fois local et mondial. Il peut se traiter un peu comme si le conflit n'existait pas, tout simplement parce c'est comme cela qu'il se pose. Le conflit en question ne faisant que compliquer son traitement. Mais précisément, ce processus de traitement peut aussi contribuer à montrer qu'il est possible d'agir ensemble sur d'autres plans. Un autre exemple, moins déterminé par la décision des acteurs serait l'apparition d'une pandémie foudroyante. Il faudrait bien alors, dans l'urgence, faire taire les querelles actuelles de bornage. Tout est toujours, comme on le voit, une question de compétence analytique en terme moyen-fin (j'ai démontré dans le biais subjectiviste l'origine de l'incapacité pathologique chez Searle de raisonner en ces termes dans mon ouvrage sur l'intelligence artificielle, voir Philosophie contre IA, Chapitre 1, « Toute l'affaire se réduit en fait à une simple psychologisation » et la suite). Et pratiquer cette méthode concerne également les Israéliens et les Palestiniens. [Retour]

8. A la limite, quand tout le monde aura un niveau suffisant pour être d'accord avec lui, il aura donc absolument tort. [Retour]

9. Récemment, à Paris, des voisins d'origine italienne ont pris leur retraite après cinquante ans de présence en France. Et le mari qui avait travaillé dans le bâtiment avait toujours des difficultés en français. [Retour]

10. Ou qu'on regarde attendri comme La gloire de mon père de Pagnol... N'est-ce pas lui qui avait également réalisé un petit court métrage où l'on donnait à un professeur souffreteux à choisir entre les palmes académiques ou une augmentation (pour nourrir sa famille dans la misère) ? L'enseignant choisit les palmes après une courte hésitation. [Retour]

11. D'où les revendications pour toujours moins d'élèves par classe, ou toujours plus de professeurs. [Retour]

12. On se demande en effet si les gens en général, et les professeurs en particulier, croient vraiment toutes les sottises qu'ils racontent, ou s'ils n'ont pas au moins une certaine distance. Au cours de l'émission de France culture déjà mentionnée, Alain Seksig a pourtant déclaré qu'il « avait de l'affection pour 'nos ancêtres les gaulois', même si ce n'était plus enseigné depuis longtemps », et qu'il « aimait le buste de Marianne. [qu'il] aimait le regarder en arrivant à l'école ». On se demande s'il ne confond pas Astérix avec Vercingétorix, et on espère qu'il n'était pas chargé de l'éducation artistique. Il est aujourd'hui inspecteur général de l'éducation nationale et fut l'un des partisans les plus en pointe de la loi sur les signes religieux. Finalement, il aura toujours été dans l'air du temps (ou l'idéologie du moment). [Retour]

13. Par exemple il y a une quarantaine d'années, il était très mal vu de lire des bandes dessinées, qui sont aujourd'hui considérées comme un art et une industrie tout a fait reconnus. [Retour]

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