Edgar Morin, Le Monde moderne et la question juive, coll. "Non conforme", ed. du Seuil, Paris, 2006, 266 p.
Ce livre fait suite au procès intenté contre Edgar Morin par l'association France-Israël et une association
Avocats sans frontières (distincte d'une autre de même nom), à propos d'un article intitulé « Israël-Palestine : le cancer » (Le Monde du 4.6.2002). D'abord déboutées en première instance, les associations avaient obtenu que Morin soit condamné en appel pour diffamation raciale, le 26 mai 2005 par la Cour d'Appel de Versailles, solidairement avec Danièle Sallenave et Sami Naïr, ses coauteurs, et le directeur du journal, Jean-Marie Colombani. En cassation, le tribunal a annulé le jugement d'appel du 12.7.2006, reconnaissant que les phrases incriminées étaient sorties de leur contexte (voir mon article : Edgar Morin n'est pas antisémite !). Ses poursuivants ont même été condamnés à une amende.
A partir de cette affaire, reposant sur le chantage à l'antisémitisme, comme il existait naguère un chantage au racisme [1], Edgar Morin a produit un ouvrage un peu curieux par l'élaboration de la notion de judéo-gentil [2]. Il y résume l'histoire et l'influence des juifs majoritairement convertis ou laïcisés sur la modernité occidentale. Un biais culturaliste y apparaît cependant du fait qu'il semble réduire la raison de cette influence à leur identité d'origine, au point que la modernité semble apparaître un peu trop comme une sorte de complot
marrane.
On pourrait tout autant y voir plutôt l'influence sur ces juifs de l'universalisme chrétien (catholicos = universel). La première caractéristique de la révolution chrétienne est précisément l'ouverture d'une secte juive aux gentils par l'apôtre Paul (auquel Morin se réfère explicitement). Ce mot de gentil est la traduction latine francisée de goy = non juif. On peut donc plutôt lire son livre sur Le Monde moderne et la question juive comme une apologie du métissage culturel. Mais comme Morin ne traite malheureusement que le côté juif de ce mélange, il en subsiste une impression de manque, compensée par la richesse des nombreux détails.
Quand il en arrive à la question israélienne, Edgar Morin est un peu court, comme dans son article initial, qui lui avait valu un procès. Il fait bien de noter qu'Israël a « rejudaïsé les judéo-gentils » (certains en tout cas). Mais s'il dénonce justement le caractère obsessionnel de l'équivalence faite entre l'antisionisme ou toute critique d'Israël avec l'antisémitisme, ce dont il a été victime, son analyse relève simplement de l'anticolonialisme. Ici aussi, il n'envisage pas assez le côté palestinien et ses responsabilités dans la recherche d'une solution, hormis comme victime de la
colonisation. Ce qui peut d'ailleurs être considéré comme une conception paternaliste, coloniale ou chrétienne
(judéo-gentille).
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Je ne pense pas que le cas d'Israël relève strictement de l'anticolonialisme (on peut toujours parler
de colonies juives en territoires occupées). Si une situation coloniale existait, c'est plutôt à la
situation antérieure à la naissance de l'État d'Israël qu'il faudrait se référer. Il s'agissait alors de
faire éclater l'empire ottoman en le morcelant dans les États actuels, sans pour autant les annexer
formellement comme colonies à l'empire britannique. Notons que la fameuse Déclaration Balfour (voir
Déclaration Balfour), datée de 1917, pourrait simplement constituer une promesse envers les juifs locaux d'alors pour affaiblir l'empire ottoman, fractionné en 1920. Comme ce fut le cas avec les promesses de Lawrence d'Arabie à Fayçal, ou aux Karens de Birmanie pendant la
deuxième guerre mondiale, cette promesse n'était pas pour autant destinée à être tenue.
De plus, le vote des Nations unies créant l'État d'Israël en 1948 a été obtenu grâce à la voix de
l'URSS (soit que les juifs aient été majoritairement de gauche à l'époque, soit pour indisposer les
Britanniques). On peut se demander si le vote favorable des Anglais ne l'était pas seulement dans
la mesure où un veto des communistes était attendu. Des conditions non remplies de tractations avec
Staline ou un alignement à l'Ouest pourraient ainsi expliquer les persécutions antisémites qui ont
suivi en 1949, dans l'épisode du complot des blouses blanches, assez contradictoire avec ce vote
l'année précédente. Tout cela ne serait qu'un jeu de grandes puissances.
Le seul point qui ressemble au colonialisme serait, au moment de la création de l'État d'Israël, celui
d'avoir considéré les indigènes comme quantité négligeable. Mais la guerre qui en a résulté, et tout
ce qui a suivi jusqu'à aujourd'hui, relève d'un autre ordre. En fait, ce sont plutôt les Palestiniens qui
se comportent comme des colonisés, y compris dans leurs querelles internes, au lieu de se comporter
comme des citoyens à part entière d'un État indépendant, y compris aujourd'hui alors que l'autorité
palestinienne existe.
L'approche d'Edgar Morin par les grands hommes et leur rôle dans les changements pourrait se voir appliquer
le reproche qu'il fait à l'universalisme abstrait des marxistes niant la réalité des nations ou des identités.
Cette critique de l'universalisme abstrait semble s'être cristallisée chez lui comme la cause des dérives
staliniennes, ce qui est très discutable. Les marxistes prétendaient bien eux-aussi être plus concrets avec
l'économie que ce qu'ils considéraient comme abstrait dans les valeurs (bourgeoises et démocratiques) ou les
mythes (religieux et communautaires).
Un universalisme plus démocratique auxquels les peuples concrets participent davantage n'est guère envisagé, sauf très brièvement à la fin de son livre. Au fond, la référence sociologique à l'identité, dans la lignée de Lévi-Strauss (voir mon article « Lévi-Strauss : Race et histoire »), reste sur une solution qui réduit l'individu à son identité culturelle qu'on appellerait aujourd'hui communautariste. Morin a ainsi globalement le tort de régresser un peu dans le folklorisme des identités, en valorisant les persistances et les rejudaïsations pré-israéliennes des Marranes portugais par exemple. Edgar Morin a toujours été un grand sentimental.
Cette prise en compte des identités part d'un bon sentiment, sur le mode E pluribus unum (Unité dans la diversité,
comme la devise des USA), mais elle semble nier l'abstraction atteinte par les individualités en question dans son livre. Cet universalisme concret existe concrètement. Spinoza a bien été excommunié par sa communauté d'origine, et comme Morin le rappelle, l'État d'Israël et Lévinas le considèrent toujours comme un traître.
La réticence d'Edgar Morin à l'égard de l'universalisme abstrait vise sans doute la négation des identités ou des différences par les marxistes ou ceux qui se croient républicains et qui ne sont souvent que des assimilationnistes forcés. Son approche historico-culturelle n'est finalement pas si absurde. Elle permet bien de reconnaître une sorte de reproduction de l'expérience marrane, avec ses expulsés, ses convertis sincères ou résignés, ses convertis de façade, ses inquisiteurs (parfois eux-mêmes convertis) qui exigent toujours plus de preuves d'une conversion toujours suspecte. [3]
Morin a sans doute raison de considérer que l'histoire et les héros de la modernité, dont il fait partie (son livre étant un peu un plaidoyer pro domo), sont issus du métissage culturel. Mais il faudrait sans doute étudier plus précisément les modalités de ces confrontations et de ces interactions entre les communautés différentes pour en comprendre le mécanisme. Il faudrait aussi reconnaître et admettre que les individualités dont il parle ont rompu les amarres pour devenir des intellectuels sans attaches.
Aujourd'hui, il résulte de cette évolution une nouvelle réalité culturelle qui constitue la modernité.
L'universalisme concret actuel met bel et bien les citoyens du monde en présence en leur proposant les mêmes
références et les mêmes outils (dont internet). On se demande parfois si les intellectuels ne préparent pas
encore et toujours la guerre précédente. J'avais un jour demandé à un israélien comment les juifs d'Israël
arrivaient à concilier leurs diverses origines géographiques. Il m'avait répondu qu'ils s'identifiaient entre eux
par l'étude. Cela m'avait semblé relever un peu de l'idéal du moi, en négligeant trop le rôle de la présence
d'un ennemi commun. Mais ce pourrait effectivement être une solution pour la paix entre les nations :
« Faites des études, pas la guerre ! ». Il reste tant de choses à connaître.
Jacques Bolo
Bibliographie
Edgar Morin : Le Monde moderne et la question juive, coll. "Non conforme", ed. du Seuil, Paris, 2006, 266 p.
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