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Europe 12.1.2007

L'Europe sans la Turquie n'est pas l'Europe

J'ai déjà mentionné (voir La Turquie dans l'Europe) les paradoxes géographiques du rejet de la Turquie de l'Union européenne. Évidemment, ces excuses pseudo-géographiques se fondent essentiellement sur le refus d'intégration d'une forte population musulmane (70 millions d'habitants). En outre, cette argumentation est elle-même une contradiction puisque l'Union européenne est réputée être garante de la laïcité, surtout pour les Français qui généralisent un peu hâtivement leur propre idéal. Dans un sens, ils n'ont pas tort. Car il doit exister en Europe autant de confusion sur ce thème qu'il en existe en France.

En tout état de cause, refuser l'intégration de la Turquie musulmane au nom d'une prétendue identité chrétienne d'une Europe laïque est donc totalement inconséquent, voire discriminatoire pour des motifs religieux. Ce qui bafoue donc une autre valeur supposée européenne et universelle (voir la Charte des Nations unies). Cela ignore aussi l'autorité de la chose jugée au sein de l'assemblée européenne elle-même, puisque cette question de la tradition chrétienne de l'Europe a déjà été débattue et repoussée. Notons que comme elle était déjà en partie motivée par le rejet de la Turquie, le règne de l'hypocrisie diplomatico-jésuitique (tradition chrétienne) ne date donc pas d'hier.

Balkanisation

Certains des arguments de ce rejet, comme le conflit avec la Turquie concernant Chypre, posent aussi un défi encore plus fondamental aux valeurs de l'Union européenne.

  • Notons d'abord qu'une résolution éventuelle du conflit inter-chypriote par une réunification intégrerait donc bien à l'Europe une population turque. Mais il n'est que trop évident que ce rejet de la Turquie généralise à l'Europe le conflit interne à Chypre. Or ce conflit correspond simplement à celui qui oppose la Grèce à la Turquie (et un certain nombre de pays balkaniques, anciennes conquêtes de l'Empire ottoman). Cela remet d'ailleurs fortement en question l'autonomie réelle de Chypre en tant que membre à part entière de l'UE. Dans les faits, il serait préférable de considérer que la Grèce a intégré une partie de l'île. Que la Turquie fasse de même pour la partie turque et le problème n'existera plus.

Quel est donc ce défi à une valeur fondamentale de l'UE ? Ces animosités traditionnelles récurrentes existent donc entre la Turquie et la Grèce (ou la Bulgarie, l'ancienne Yougoslavie, la Roumanie), mais aussi, comme on le sait, entre la Pologne, les Pays baltes et la Russie, et bien sûr entre les pays de l'ancienne Yougoslavie. Or, on oublie que le principe fondamental de l'Union européenne est d'abord un principe de réconciliation entre des ennemis traditionnels, et non celui d'une réunion d'amis de longue date, ni celui d'une réunification (comme pour les deux Allemagnes). Le modèle est celui du couple franco-allemand – dont on parle un peu trop d'ailleurs en oubliant cette origine.

L'union européenne est fondée sur la réconciliation entre d'anciens adversaires et sur l'oubli de vendettas ancestrales. Sur ce point, notons que, tout en partageant bien les mêmes valeurs, une guerre de religions entre protestants et catholiques a bien duré jusqu'à nos jours en Irlande du nord. Or si elle est en passe de se régler, en illustration de ce principe de réconciliation, c'est pour partie du fait de l'intégration dans l'Union européenne de la République d'Irlande (du sud) et du développement économique qui en découle.

Reprendre au compte de l'UE les querelles ancestrales correspond non seulement à une faute envers cette valeur fondamentale de réconciliation. C'est aussi une régression qui fait de l'Union une simple alliance dans la tradition antérieure, celle qui a précisément conduit à la première guerre mondiale. C'est cette conception qui préside à l'idée de l'Union, sur le mode de l'OTAN, exclusivement sur une base défensive envers l'extérieur

Cette conception révèle rétroactivement toute l'absurdité de la guerre inter-Yougoslave. Elle a consisté essentiellement en une tentative triplement contradictoire de balkanisation, de nationalisme et d'égoïsme. Cet égoïsme est celui de pays (Slovénie, Croatie) qui pouvaient prétendre adhérer immédiatement à l'UE, en abandonnant donc une fédération où ils sont les plus riches pour entrer dans une autre où ils auraient été les plus pauvres. A l'époque l'intégration des pays admis récemment n'était pas à l'ordre du jour. Pire, le jeu des alliances nationalistes traditionnelles (Allemagne-Croatie) a même été un des facteurs de guerre sur fond de ces rivalités. Concrètement, et pour faire bref, la guerre de Yougoslavie a eu lieu du fait des atermoiements égoïstes de part des membres de l'UE, après la chute du mur de Berlin en 1989. Il aurait été alors possible d'intégrer tout de suite la Yougoslavie qui était sans doute alors la plus à même à y prétendre. Une occasion manquée, et une guerre pour rien.

D'ailleurs, l'intégration postérieure des nouveaux pays membres, Hongrie, Pologne, Pays baltes, Roumanie, Bulgarie et Chypre, a précisément eu lieu par compensation, pour prévenir d'autres conflits. Mais cette intégration exhale aussi un relent de guerre froide anti-russe tout aussi injustifié. C'est encore une expression de ces antagonismes traditionnels, au point qu'on se demande s'ils ont été intégrés à l'UE ou à l'OTAN. Le risque existe alors de pousser la Russie à se sentir aussi exclue que la Turquie, avec un repliement sur elle-même et un renforcement de l'argumentaire des nationalistes. Heureusement pour elle et pour nous, la Russie à d'autres moyens de pression que la Serbie.

Égoïsme ou bêtise ?

Le volet de l'égoïsme économique du rejet de la Turquie et de son importante population, est facilement récusable, du fait que les adversaires de son intégration politique lui proposent hypocritement une association qui reviendrait donc au même ! Notons d'ailleurs qu'on peut même considérer que la Turquie fait déjà partie de l'Europe depuis longtemps, de même qu'elle faisait aussi partie de l'OTAN. Les anciens membres du pacte de Varsovie qui viennent d'être admis pourraient laisser penser qu'ils remplacent la Turquie pour un isolement de la Russie si le facteur culturel n'était pas revendiqué si explicitement.

Certes, si l'UE n'avait pas intégré ces anciens pays de l'Est (pour les raisons susdites) on pourrait aussi penser que les arguments économiques est un simple égoïsme des pays riches. Certains qui ne sont pas membres de l'UE (voir article déjà cité), comme la Norvège ont rejeté l'adhésion pour profiter toute seuls de leurs richesses (pétrole). L'hypocrisie en la matière s'est manifestée de façon dérisoire par l'argument des féministes norvégiennes qui ont estimé que, du fait de son retard en matière de droits des femmes, l'Europe n'était pas prête à adhérer à la Norvège ! Parions que le niveau sera suffisant quand les réserves de pétrole norvégien seront épuisées.

Précisément, l'argument peut être retourné contre ces mêmes féministes. Si la situation des femmes est si enviable en Norvège, pourquoi ne pas en faire profiter les autres femmes européennes. Augmenter le nombre de femmes au parlement européen influerait sur les décisions, et ferait profiter de leur expérience les pays les moins avancés. Ce même raisonnement est applicable à la Turquie dans ce domaine et dans d'autres. D'autant que les Turcs les plus modernes comptent bel et bien sur le concours des pays de l'Union contre les Turcs les plus rétrogrades avec lesquels on semble les mettre dans le même sac. Cela reproduit bien l'erreur commise après 1989 envers la Yougoslavie ou initialement envers les pays de l'Est. Le problème semble plus général. L'UE n'a pas vraiment développé une coopération directe sur le plan social ou sociétal entre les peuples. Et la règle reste que chaque État est jaloux de son indépendance.

Une partie de l'inquiétude envers la Turquie concerne l'importance de sa population. Ici aussi, la crise yougoslave peut ironiquement servir de fil conducteur. Le résultat de la guerre en Yougoslavie (ou la scission de la Tchécoslovaquie) a été un morcellement en six ou sept États qui vont donc compter pour autant s'ils sont intégrés à l'Europe. On craint l'entrée de 70 millions de Turcs, mais on ne trouve pas anormal de faire entrer six ou sept États au lieu d'un seul. Ce qui est aussi valable pour les pays nouvellement admis [1]. Certes, le nombre de députés européens est plus ou moins proportionnel, mais les petits États continuent de profiter de prérogatives exorbitantes du fait de leur taille franchement ridicule. A ce compte, autant faire éclater les grands États comme la France, l'Allemagne, ou la Turquie si elle était admise en provinces, voire en communes (et pourquoi pas en principautés) pour peser davantage. Les régions autonomistes pourraient y trouver un argument. Il est temps au contraire d'instaurer la règle démocratique une personne, une voix.

On pourrait dire : « Raison de plus pour ne pas intégrer la Turquie ». On passe alors de l'égoïsme norvégien à une erreur politique encore plus grave. Car c'est précisément cet argument qui faisait refuser le vote des femmes en France. Les partis plutôt de gauche n'y trouvaient pas un intérêt stratégique dans la mesure où les femmes étaient censées voter plutôt à droite. Dans la bonne stratégie léniniste, la prise du pouvoir était essentielle, et les principes et le reste étaient remis aux calendes grecques et pourquoi pas à après la révolution. Et que croyez vous qu'il advint, ce fut le général de Gaulle qui fit accorder le droit de vote aux femmes après la libération, en 1944.

Notons que le rejet de la Turquie sur cette base revient à considérer que les femmes turques ne votent pas (alors qu'elles ont eu le droit de vote en 1934, dix ans avant les Françaises), ou à supposer qu'elles votent majoritairement pour les islamistes ! Outre que ce serait leur droit, il ne faudrait pas s'en étonner si les supposés féministes leur refusent le droit de vote en Europe ! On se demande parfois ce qu'on aurait fait dans le passé face à des injustices, et comment les personnes vivant à cette époque ont pu les commettre. Sur cette question du droit de vote des femmes, on sait maintenant qui sont ceux, ou celles, qui commettent les injustices, pour quelles raisons, et avec quelle bonne conscience !

Paix et grand marché

Comme je l'ai dit dans des articles précédents, la colonisation correspondait à la recherche d'un grand marché pour les grandes puissances tant que les possessions d'une autre grande puissance n'était pas atteinte. Quand les limites des empires étaient atteintes, ou quand il n'y avait plus de place libre comme pour le cas de l'Allemagne (en 1870, 1914 ou 1939), c'était la guerre.

Aujourd'hui, l'argument selon lequel l'«Europe, c'est la paix» semble un peu ridicule. Les Français, les Allemands, les Anglais, les Espagnols, les Turcs mêmes, n'envisagent pas de se faire la guerre, comme ce fut le cas il n'y pourtant pas si longtemps. Les seules bagarres admises concernent les matches de football. Il y a bien eu la guerre en Yougoslavie, mais on peut admettre des raisons conjoncturelles. Pour la guerre en Irlande du nord, au Pays basque, qui durent depuis longtemps, on semble les attribuer à des particularismes. Ces peuples ont le sang chaud.

Que se passera-t-il si les égoïsmes, dont je viens de donner quelques échantillons, se manifestaient de plus en plus entre les grands pays de l'Union. Un peu de dumping fiscal ou social par-ci, un peu de protectionnisme par-là. Il ne manquerait plus qu'une crise économique due à la mondialisation ou une crise écologique sur les ressources énergétiques ou même alimentaires. Les Européens, pourtant si soucieux de la planète et de solidarité mondiale se comportent bel et bien comme si rien de grave et de global ne pouvait arriver. Serait-ce la fin de l'histoire ? Serions-nous des Américains ?

A force de parler de guerre économique au lieu de parler de concurrence, une guerre plus banale pourrait bien finir par arriver. La solution prévue par la Communauté économique européenne (CEE) puis par l'Union européenne consiste à constituer un grand marché comme base de coopération plutôt que de conflits. Ce grand marché européen ne peut pas négliger un apport de 70 millions de consommateurs supplémentaires. Car aujourd'hui, les autres grandes puissances économiques, anciennes ou émergentes (USA, Chine, Inde, Russie, Brésil), bénéficient d'un marché intérieur naturellement plus important que ceux des pays européens individuels. Ne parlons même pas des petits pays européens si soucieux de leur souveraineté et de leur influence : voudraient-ils reprendre leur liberté ? Sans doute en bénéficiant à peu près des mêmes avantages, comme actuellement la Suisse.

C'est la justification économico-politique du principe une personne, une voix. Sur le plan économique, malgré certaines disparités, un citoyen vaut un consommateur. Ceux qui prétendent se livrer à une autre forme de comptabilisation pour des prétextes politiques ou culturels ne peuvent pas annuler cette dure réalité. D'autant que certaines consommations ne dépendent pas du pouvoir d'achat. Un Luxembourgeois riche ne pourra pas éponger les surplus agricoles par exemple. Ne parlons même pas de Roumains ou Bulgares pauvres dont le niveau n'est pas supérieur à celui d'un Turc. Les Turcs pourraient même être un peu plus exigeants avant d'accepter d'entrer dans l'UE.

Parlons un peu des valeurs économico-culturelles. Comme nous ne sommes pas tous des éleveurs de porcs, la religion des consommateurs musulmans n'est pas très importante. A moins d'être vraiment intransigeant sur la solidarité avec ces honorables producteurs de charcuterie (que je révère), je ne pense pas qu'il faille leur sacrifier les autres productions. Et la culture aussi est une marchandise comme les autres (voir Un autre monde). Je suis vraiment désolé de devoir remuer le couteau dans le portefeuille, mais malgré ce qui me reste de valeurs chrétiennes, je ne dois pas être très charitable. Finalement, la Turquie devrait être déjà dans l'Union, vous ne trouvez pas ? Voilà donc de beaux thèmes de campagne présidentielle pour 2007, et pour les futures négociations d'admission dans l'Europe.

Jacques Bolo


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Voir aussi :

Notes

1. Pologne (38,2 M.), Roumanie (21,8 M.), Rep. tchèque (10,2 M.), Hongrie (10,1 M.), Bulgarie (8 M.), Slovaquie (5,4 M.), Lituanie (3,4 M.), Lettonie (2,3 M.), Slovénie (2 M.), Estonie (1,4 M.), Chypre (0,7 M.), Malte (0,4 M.). Total 104 Millions d'habitants. [Retour]


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