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Économie 25.6.2005

Pour en finir avec la valeur travail !

A valeur, valeur et demie

Quand on entend parler de valeurs, il est déjà presque toujours question de valoriser les siennes et de dévaloriser celles d'autrui. Il n'est pas question ici de relativisme, quoiqu'on ne voit pas quoi d'autre pourrait être relatif sinon les valeurs, mais de pluralisme. Il s'agit aussi de ne pas être juge et partie et s'arroger le droit de décider que ce sont nos propres valeurs qui sont seules valides, ou meilleures.

Quand en plus on entend parler de valeur travail, on reste dans l'expectative. Une réponse sur le plan de la pluralité des valeurs a été le petit texte de Paul Lafargue, Le droit à la paresse, sous titré : La réfutation du Droit au travail en 1880 [1], qui illustre bien la problématique contemporaine de la valeur travail. Car quand on entend dire : “on devrait avoir le droit de travailler plus”, il semble qu'on n'entende pas la contrepartie logique : “on devrait avoir le droit de travailler moins” à quoi on s'attendrait. Ce qui peut signifier simplement un rétablissement de l'esclavage.

Malédiction ou bénédiction

On le sait, le travail a longtemps été perçu comme une malédiction dans les civilisations antiques, judéo-chrétiennes, ou aristocratiques. Inversement, le travail est une valeur bourgeoise et républicaine (positive, contrairement à la vision de Lafargue) par opposition à ce même monde aristocratique considéré comme oisif ou guerroyeur. La bourgeoisie, qui avait en fait simplement remplacé la noblesse, maintenait cependant une ambiguïté en s'appuyant sur la morale chrétienne. Paul Lafargue, dans son avant-propos au Droit à la paresse, cite « M. Thiers, dans le sein de la Commission sur l'instruction primaire de 1849, disait : Je veux rendre toute-puissante l'influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme: 'Jouis'. »

Seuls les artistes persistaient et persistent encore à défendre l'idée du loisir comme une sorte d'idéal aristocratique contre le travail bourgeois [2]. Le marxisme là dessus, ne considérait dans la “valeur travail” que le travail salarié comme composante de la valeur (du prix). Cette idée est factuellement tout aussi fausse pour les salariés, les bourgeois, les aristocrates et les artistes. Toute activité, salariée ou non salariée, libre ou imposée, utilitaire ou artistique, est un travail. Le problème est plutôt son évaluation. On connaît le fameux cas du travail domestique, selon Keynes, qui disparaît de la comptabilité nationale si un employeur épouse sa femme de ménage.

De plus, dans les faits, une sorte de statut d'esclave a persisté en occident, soit qu'il existe effectivement dans les colonies et en Amérique au cours du XIXe siècle et jusqu'au XXe siècle, soit que la condition ouvrière ne vaille souvent guère mieux. [Cette réalité est en fait la véritable cible de Lafargue (et du socialisme)]. Cette condition concernait alors la majorité de la population mondiale. Rappelons aussi que la devise “Arbeit Macht Frei” (le travail rend libre) était placée au dessus de l'entrée du camp d'extermination nazi d'Auschwitz. Et un semi-esclavage est encore la situation d'une partie significative de la population en ce début XXIe siècle, qu'il s'agisse de cas d'esclavage moderne, de travailleurs pauvres, de trafic humain, ou des zones traditionnelles non développées. L'idée du travail comme obligation ou malédiction pour la condition humaine peut ainsi toujours persister, au moins en arrière-plan.

Capitalisation et croissance

Historiquement et fondamentalement, la représentation du travail a toujours oscillé entre sa fonction de reproduction a minima et celle consacrée à une exagération ostentatoire, personnelle ou collective. La conception républicaine, bourgeoise ou socialiste, avait pour corollaire de sa valorisation du travail une relative modestie fondée sur la valeur utilitaire et collective des grandes réalisations (ponts, routes, bâtiments officiels, usines). Si des dépenses somptuaires bourgeoises remplaçaient celles de la noblesse, grâce aux importants surplus dégagés par la révolution industrielle, l'idée de rentabilité même garantit la correspondance entre l'effort consenti et l'utilité.

La conception moderne de la relation au travail résulte bien du développement de la révolution industrielle. Les oeuvres monumentales qui avaient été rendues possibles par l'esclavage antique le sont aujourd'hui grâce aux machines qui permettent enfin la libération de l'homme de la malédiction du travail. Au début, l'opération était plus théorique que pratique, mais la visibilité des changements pouvait déjà laisser penser qu'on travaillait pour des lendemains qui chantent (dans le capitalisme ou le communisme [3]). Et effectivement, la dernière étape a produit la société de consommation, grâce au fordisme, qui permet au plus grand nombre de jouir des fruits de son travail.

L'erreur de Lafargue et de la critique marxiste (et socialiste en général), consiste à ne pas comprendre les acquis de la bourgeoisie (démocratie, liberté, et généralisation des droits – au travail entre autres). En fait, toute la critique de Lafargue vise plutôt la substitution de la bourgeoisie à l'aristocratie et le rétablissement de l'esclavage (ou du servage) sous forme du salariat, de 12 à 15 heures par jour, du travail des femmes et des enfants. Les déclarations des politiques et des idéologues qu'il rapporte sont sans ambiguïté là-dessus. Toute la critique marxiste ou socialiste se fonde sur ce malentendu originel, cette erreur d'analyse qui a provoqué des erreurs stratégiques persistantes. Sur cette question du travail, remarquons que ce sont les libéraux qui ont aboli l'esclavage (les mauvaises langues diront : pour accroître l'exploitation). Mais la valeur travail bourgeoise réside précisément dans son utilitarisme qui devrait exclure les dépenses somptuaires (privées ou d'État) – la concurrence permettant de limiter les concentrations.

Croissance durable

Si on arrive à s'abstraire de cette erreur récurrente conforme à l'idéologie socialiste (ce qui n'est pas à la portée de tout le monde), le livre de Lafargue propose justement des observations et des analyses de la question du travail qui peuvent en fait se résumer à l'idée d'économie d'énergie. Il propose ainsi une régulation à la valeur travail (le régulateur a justement permis le développement de la machine à vapeur en évitant les emballements). Lafargue souligne très précisément le scandale de l'absence de correspondance entre l'expansion due au progrès technique et la pénurie des classes populaires – problème que devait résoudre le fordisme et la société de consommation. Il est le précurseur d'une consommation jouissive, mais aussi économe des ressources et d'abord de celle du temps consacré au travail.

Inversement, l'usage de la notion de valeur travail pour elle-même, de l'idée de croissance pour la croissance (ou pour créer des emplois – ce qui revient au même), constitue bien une régression [4] vers une conception moraliste, sans lien avec la valeur d'usage. Le principe est aisément compréhensible aujourd'hui où les idées de croissance durable ou d'écologie sont disponibles (encore qu'elles soient souvent assimilables au rationnement ou à la pénurie en régressant aussi vers la culpabilisation). Une erreur de Lafargue a consisté aussi à assumer l'insulte moralisatrice de paresse dans son titre même, ce qui a masqué, sinon détruit, la nature réelle de son apport à la question fondamentale de cette régulation par la satisfaction des besoins [5] .


Jacques Bolo


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Voir aussi :

Notes

1. Pour le texte complet de Paul Lafargue, cliquer ici. Mais vous pouvez vous épargner cet effort en consultant un résumé en cliquant ici, en hommage à ses principes. [Retour]

2. Dans le monde latin, le travail "bourgeois" (artisan ou commerçant), le négoce (du latin neg-otium), est la négation du loisir. Ce travail concerne la satisfaction des besoins vitaux, par opposition à la vie aristocratique qui se consacre au loisir, c'est-à-dire à la vie publique, aux sciences, et aux arts. [Retour]

3. Contrairement au tiers-monde ou la corruption fait persister un stade aristocratique. Avec la seule excuse pour les richesses locales alignées sur les standards internationaux que l'écart est accentué artificiellement par la pauvreté d'une société préindustrielle, ou de transition. [Retour]

4. On peut appeler régression le fait d'assimiler une nouvelle réalité en la réduisant à celle qu'elle est censée remplacer, comme le bonapartisme a remplacé la république en s'appropriant son discours alors qu'il rétablissait la monarchie. D'où l'impression persistante que "plus ça change, plus c'est la même chose". Notons que le marxisme, en se trompant de cible, commet le même genre d'erreur. [Retour]

5. Marx lui-même, dont Lafargue était le gendre, se serait laissé prendre à cette figure rhétorique autodévalorisante. Il aurait déclaré que Lafargue, contrairement à sa thèse, n'était pas paresseux car il travaillait beaucoup. Ce qui n'était donc pas le problème, nous l'avons vu. [Retour]

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