C'est l'inconvénient des anciens mythes cinéphiliques sur un film légendaire parce qu'il est indisponible. Ses deux époques de trois heures et demie chacune ont d'ailleurs souvent des images de mauvaise qualité, malgré la restauration. Au final, le travail de Gance s'apparente plutôt à des courts-métrages ou feuilletons du début du cinéma muet, mis bout à bout pour obtenir la longueur délirante de sept heures. Notons que la tendance actuelle des séries télévisées retrouve cette pratique de rallonger la sauce tant que l'audience suit.
En 1927, sur le thème révolutionnaire, il est possible que Gance ait voulu faire concurrence à Eisenstein dont le film Le Cuirassé Potemkine venait de sortir en 1925. Esthétiquement, Gance a raté son coup. La propagande soviétique est bien plus subtile. Le film de Gance se limite au culte de la personnalité napoléonienne. Celui d'Eisenstein ne fait aussi qu'une heure dix. Il n'a sans doute pas eu besoin d'être restauré du fait qu'il était montrable sans discontinuer. J'ai pris la peine de revoir le film d'Eisenstein proposé en DVD par Le Monde en 2002. Sa qualité est bien supérieure.
Tableaux
Le film de Gance est une succession de tableaux de la légende napoléonienne qu'on peut donc détailler sans risque de spoiler, puisqu'on les connaissait dans le détail. Est-ce encore le cas de nos jours ? Le film ne fait que les mettre religieusement en images.
1) Début à l'école militaire royale de Brienne, où le jeune Napoléon est resté entre 1779-1784, entre dix et quinze ans.
2) La Révolution française : un carton parle des « trois dieux » de la Révolution (Marat, Danton, Robespierre). Étonnamment, l'acteur qui joue Robespierre (Edmond Van Daele) ressemble à sa reconstitution récente, marquée par la vérole. Avec les épisodes de l'exécution de Danton (Alexandre Koubitzky), de l'assassinat de Marat (Antonin Artaud), etc.
3) Retour en Corse : Napoléon va se ressourcer au pays dans des retrouvailles avec toute la famille. Déception sur le dirigeant Paoli (Maurice Schutz), vu comme traître vendu aux Anglais.
4) Le Siège de Toulon où s'illustre le jeune Bonaparte, capitaine artilleur.
5) Thermidor : la Terreur se termine opportunément par l'élimination de ses principaux participants, sauvant le suspect Bonaparte.
6) Vendémiaire : le rôle de Napoléon contre la tentative d'un coup d'État royaliste (13 vendémiaire an IV - 5 octobre 1795).
7) Rencontre de Joséphine et son mariage volontairement bâclé par Napoléon.
8) Le film se termine au commencement de la campagne d'Italie
Longueurs
Le film de sept heures commence par le tableau sur la bataille de boules de neige, entre les enfants de l'école de Brienne, anecdote qui aurait révélé le talent de meneur de Napoléon. La séquence dure plus de dix longues minutes. Certains spectateurs ont pu déjà décrocher à la télé. Un vieux cinéphile comme moi en a vu d'autres. Je l'avais enregistré et j'ai pu le voir en plusieurs fois. On s'habitue quand même, à mesure de l'avancée du film, mi par curiosité, mi pour confirmer l'impression initiale, parfois (involontairement) comique.
Histoire
Notons aussi que les intertitres de cinéma muet s'agrémentent, à chaque mention d'un personnage, du nom de l'acteur qui le joue. Sur les cartons, il est également mentionné « Historique » ou « Hist. » pour préciser l'authenticité des citations, ainsi que le nom d'historiens dont sont tirées certaines références. Des citations sont probablement apocryphes (on connaît l'autre cas de celle de Voltaire qui renvoie sans doute à l'introduction de son Traité sur la tolérance).
La question de la vérité historique me semble parfois reposer sur les compréhensions boiteuses. Quand au début du film, Napoléon se retrouve affecté à l'armée révolutionnaire qui encercle Toulon, occupée par les Anglais, il trouve des soldats démotivés et débraillés. Il en sera de même à la fin du film avec les militaires en guenilles de l'armée d'Italie. Les soldats révolutionnaires étaient plutôt des bourgeois. La légende des « soldats de l'an II » vient sans doute du contraste avec des militaires professionnels.
Superposition d'images
Le film de Gance est célèbre pour sa technique de superposition d'images, généralement, sur fond de Napoléon (Albert Dieudonné) qui prend des poses, ainsi que pour le célèbre triptyque final des trois écrans dont un avec Joséphine (sa femme, jouée par Gina Manès), Laetizia (sa mère, Eugénie Buffet) et un aigle. Un triptyque bleu-blanc-rouge (dans le film en noir et blanc) constitue le final.
Gance abuse de cette imbrication d'image tout le long du film, en particulier pour les débats de l'assemblée révolutionnaire. Admettons que ça remplace les paroles. Les scènes de batailles sont toujours représentées en surimpression confuse comme un chaos total. Il est bien possible que ce soit la réalité des corps-à-corps, mais Gance généralise le procédé comme vision unique de la Révolution française.
L'effet le plus marquant concerne l'épisode de la fuite de Corse. Un complot veut éliminer Napoléon, fidèle à la Révolution. Il s'échappe après une cavalcade rocambolesque (plutôt style Douglas Fairbanks), et le vol d'un bateau de pêcheur sans voile. Napoléon utilise le grand drapeau français qu'il avait volé à la mairie (qui ne le méritait pas). Bonaparte est pris dans une tempête présentée en surimpression avec le tourbillon de l'Assemblée nationale révolutionnaire. On peut admettre cette fois que l'alternance de la tempête et de l'Assemblée qui tangue en surimpression est un effet assez réussi, bien que toujours trop long.
Au début du film, Napoléon, dans sa « petite chambre de 30 m² », regardait passer les condamnés à l'échafaud. Il prend des poses en surimpression de scènes de l'Assemblée qui vote la mort du roi. Gance présente un Napoléon pacifique qui ricane sur l'opposition de la violence avec la Déclaration des droits (1h10). Les révolutionnaires ont des têtes monstrueuses, sauf Gance lui-même, qui joue Saint-Just. La superposition de Napoléon et de la Déclaration occulte d'ailleurs que l'Empereur rétablira l'esclavage. On peut ricaner.
Faut-il voir dans ces alternances/surimpressions une utilisation du l'effet Koulechov (avec Ivan Mosjoukine, acteur russe naturalisé français dans les années 1920), qui postule la projection de sentiment sur l'acteur impassible par le seul montage ?
Destin
À Brienne, une scène ridicule présente une leçon de géographie sur « le climat des îles. » Outre la mention appuyée de la Corse, la leçon finit par Sainte-Hélène et... le petit Buonaparte (joué par Vladimir Roudenko) est soudain mélancolique ! Inutile de dire que personne ne devait parler alors de Sainte-Hélène. À l'école, le gamin fraternise aussi avec un aigle, symbole de l'Empire. L'image de l'oiseau (en surimpression) le suivra cycliquement.
En Corse, Napoléon prend encore des poses théâtrales avec un aigle en surimpression (et un regard d'aigle) : « moi vivant, jamais la Corse ne deviendra anglaise (hist.) » Toujours par souci de légitimité historique, le film présente même un plan de sa maison en Corse (avec la plaque d'alors !).
Dans l'épisode de la fuite, l'esquif de Napoléon est miraculeusement recueilli par le bateau de ses frères qu'il croise justement par hasard ! L'officier Nelson, sur un navire anglais du blocus dans les parages, voudra canonner le bateau, mais son commandant considère le navire français comme quantité négligeable. Nelson a pourtant l'impression de rater une occasion. Destinée (chanson de Guy marchand)...
Napoléon est le héros positif qui surmonte tous les obstacles. Pozzo di Borgo (joué par Acho Chakatouny), ennemi corse de la famille et de Napoléon, est présenté comme un traître (avec un serpent sur l'épaule pour que l'on comprenne bien !). Rappelons que c'est de Napoléon, sorti indemne de bien des batailles, que vient l'idée de « baraka », chère à Sarkozy, pour expliquer le destin des hommes politiques.
La Révolution dévore ses enfants. Gance oppose la noblesse aux révolutionnaires roturiers, en particulier dans la prison ou Joséphine de Beauharnais échappe de peu à la guillotine, tandis que son premier mari se sacrifie. Napoléon est lui-même arrêté par la folie révolutionnaire. Il bénéficie de « La Bussière, mâcheur de dossier » (joué par Jean d'Yd) qui mangeait littéralement des dossiers de condamnés pour les épargner, malgré la surveillance des fanatiques.
Une scène va jusqu'à faire croiser sa future femme à Napoléon, devant la maison d'une voyante qui dit à Joséphine qu'elle serait reine. Il la rencontre au cours d'une fête avec surimpression de leurs deux rencontres précédentes (sans se connaître). Gance croit à la force du destin cinématographique des feuilletons du muet.
Homme providentiel
Le chaos révolutionnaire sert le propos réel de Gance, un carton précise : « la foule tendue sentait confusément qu'une grande flamme allait s'élever dans l'histoire du monde. » Un autre carton ajoute peu après : « Et de seconde en seconde, alors que la Révolution s'écroulait, Napoléon sentait confusément grandir en lui une source de lumière. » Pas de mention « historique », cette fois, mais deux « confusément » coup sur coup !
Le propos de Gance est de justifier l'aventure napoléonienne en la présentant comme une destinée collective. Un carton (1h11) rappelle : « si dans huit jours la Révolution n'a pas trouvé son chef, la France est perdue (Hist.) » pour justifier le recours à l'homme providentiel.
À chaque tableau, Napoléon est le sauveur de la situation. Au cours du Siège de Toulon, la victoire est attribuée aux qualités d'artilleur et de stratège de Napoléon, qui en remontre à la hiérarchie incapable. Après Vendémiaire, la destinée a tranché. Napoléon : « Depuis ce matin, la Révolution, c'est moi » et il prend la pose. Foule en liesse devant sa maison pour acclamer « le général vendémiaire. »
Avant de partir prendre son commandement en Italie, Napoléon passe à l'Assemblée nationale, vide la nuit, avec une séquence mystique où Gance fait parler (toujours en surimpression) les ténors décédés de la Révolution. Robespierre lui dit : « Nous avons compris que la Révolution ne peut prospérer sans une autorité. Veux-tu en être le chef ? » et « Si la Révolution ne s'étend pas en dehors de nos frontières, elle mourra sur place. Veux-tu l'entraîner en Europe ? » Napoléon répond qu'il veut faire de l'Europe un seul peuple et instaurer la République universelle.
Pourtant, Napoléon pense à Joséphine sur la route de l'Italie, tandis que Joséphine découvre le culte que sa servante Violine (l'actrice Annabella) voue à Napoléon... et Joséphine s'y associe pieusement. Gance avait créé deux personnages fictifs au moment du siège de Toulon, Violine (groupie de Napoléon) et son père Tristan Fleuri (Nicolas Koline), qui réapparaîtront comme personnages récurrents tout au long de la carrière de Napoléon. Principe des feuilletons du muet.
Retournement historique ?
L'épisode de la crise du coup d'État royaliste de Vendémiaire, avec toujours une surimpression de la Déclaration des droits et de Napoléon, est décrit plus cruellement dans le livre de Guillemin, Napoléon, Légende et Vérité. Gance ne semble pas très convaincu lui-même.
Point commun étonnant, dans ce contexte hagiographique, avec le procès à charge par Guillemin, le film présente bien la nature de l'engagement avec Joséphine : Barras était l'amant de la veuve et la fourgue à Napoléon. Une scène étonnante montre Bonaparte jouant avec les enfants de la dame les yeux bandés et préfère rester aveugle quand elle l'amène dans sa chambre. Suit le mariage arrangé avec Joséphine, où Napoléon arrive en retard et fait expédier les formalités, pressé de partir occuper le poste que Barras à promis à Joséphine de donner à son futur mari.
Le film se termine aussi par l'aveu que Napoléon réorganise l'armée d'Italie en promettant de piller l'Italie à la soldatesque. Cette conclusion rejoint finalement celle du livre de Guillemin qui considère Napoléon comme un aventurier sans scrupule. Il faudrait peut-être arrêter le culte des reliques.
Jacques Bolo
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