TABLE (Article)
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TABLE (livre)
- Avertissement des éditeurs de Kehl
- I. Histoire abrégée de la mort de Jean Calas
- II. Conséquences du supplice de Jean Calas
- III. Idée de la réforme du seizième siècle
- IV. Si la tolérance est dangereuse et chez quels peuples elle est pratiquée
- V. Comment la tolérance peut être admise
- VI. Si l'intolérance est de droit naturel et de droit humain
- VII. Si l'intolérance a été connue des Grecs
- VIII. Si les Romains ont été tolérants
- IX. Des Martyrs
- X. Du danger des fausses légendes et de la persécution
- XI. Abus de l'intolérance
- XII. Si l'intolérance fut de droit divin dans le Judaïsme,
et si elle fut toujours mise en pratique
- XIII. Extrême tolérance des Juifs
- XIV. Si l'intolérance a été enseignée par Jésus-Christ
- XV. Témoignages contre l'intolérance
- XVI. Dialogue entre un mourant et un homme qui se porte bien
- XVII. Lettre écrite au jésuite Le Tellier, par un bénéficier, le 6 mai 1714
- XVIII. Seuls cas où l'intolérance est de droit humain
- XIX. Relation d'une dispute de controverse à la Chine
- XX. S'il est utile d'entretenir le peuple dans la superstition
- XXI. Vertu vaut mieux que science
- XXII. De la tolérance universelle
- XXIII. Prière à Dieu
- XXIV. Post-scriptum
- XXV. Suite et conclusion
- Article nouvellement ajouté. Dans lequel on rend compte du dernier arrêt rendu
en faveur de la famille Calas
- Appendice
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Introduction
Cette lettre sur la tolérance est souvent considérée comme le manifeste du premier intellectuel engagé. Elle concerne l'indignation de Voltaire (1694-1778) contre la condamnation à mort du protestant Jean Calas par le tribunal de Toulouse en 1762.
Un Avertissement des éditeurs de l'édition de Kehl commence par : « Nous osons croire, à l'honneur du siècle où nous vivons, qu'il n'y a point dans toute l'Europe un seul homme éclairé qui ne regarde la tolérance comme un droit de justice, un devoir prescrit par l'humanité, la conscience, la religion ; une loi nécessaire à la paix et à la prospérité des États. » C'est très optimiste.
Le Traité de Voltaire utilise tous les arguments pour essayer de convaincre que la tolérance doit régner sur les questions religieuses. On ne parlait pas encore de laïcité. J'ai déjà présenté le livre d'Henri Kamen, L'Éveil de la tolérance (1967), qui se contente d'en faire l'histoire jusqu'à peu près l'époque de Voltaire. C'est la tâche des sciences humaines de décrire la réalité.
L'Avertissement des éditeurs continue son résumé des thèses du livre en invoquant les exemples de tolérance étrangers (États-Unis, Angleterre, Suède, Pologne, Russie...), mais aussi l'idée de légalisation du pluralisme religieux pour maintenir la paix publique. La France était alors régie par la révocation de l'édit de Nantes (1685). Le résumé défend l'idée que même les athées doivent être tolérants envers les croyants sincères. Il anticipe une défense de la liberté d'opinion, avec comme seul critère la concorde sociale : « puisqu'il est impossible de réunir [les hommes] dans les mêmes opinions religieuses, il faut leur apprendre à regarder, à traiter comme leurs frères ceux qui ont des opinions contraires aux leurs » en considérant que « la tolérance, au contraire, ne peut produire aucun trouble » si chacun tolère l'opinion des autres.
Le texte conteste l'idée que la tolérance génère l'immoralité, en considérant que la raison apaise. Il prône la réciprocité internationale de tolérance des minorités religieuses. Il défend la liberté des publications et leur libre circulation internationale.
La célèbre citation de Voltaire apocryphe : « Je ne partage pas vos opinions, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous puissiez les exprimer » (de sa biographe Evelyn Beatrice Hall), vient sans doute de cette préface qui dit : « des corps très respectables demandent hautement qu'on empêche de laisser entrer dans un royaume les livres où l'on combat leurs opinions. Ils ignorent apparemment que ces deux phrases : 'Je vous prie d'employer votre crédit pour empêcher mon adversaire de combattre mes raisons', ou bien : 'Je ne crois pas aux opinions que je professe', sont rigoureusement synonymes », même si, pour justifier le débat contradictoire, c'est confondre profession de foi militante (apocryphe) et le raisonnement formaliste du philosophe.
L'Avertissement des éditeurs défend même la nationalisation des biens du clergé au nom du vœu de pauvreté. L'Avertissement conteste l'idée de l'intolérance des libres penseurs qui se moquent de la religion, car « se moquer d'un homme, ou le persécuter, sont deux choses bien distinctes » ou l'idée de leur sectarisme parce qu'ils se coalisent pour défendre la liberté de pensée.
Histoire de la mort de Jean Calas
Le premier chapitre rappelle le déroulé du : « meurtre de Calas, commis dans Toulouse avec le glaive de la justice, le 9 mars 1762 », où une famille protestante fut accusée par la rumeur d'avoir tué leur fils, supposé avoir voulu se convertir au catholicisme. Il est possible que le bruit ait couru parce qu'il avait besoin de certificats de catholicité pour être reçu avocat. Désespéré et pensant à se suicider comme il en avait fait part à un ami, il décida de passer à l'acte après avoir perdu au jeu, le soir d'un dîner de famille, où était invité un proche de la victime. Lorsque cet ami voulut partir, ils « trouvèrent en bas, auprès du magasin, Marc-Antoine en chemise, pendu à une porte, et son habit plié sur le comptoir ; [...] il n'avait sur son corps aucune plaie, aucune meurtrissure. » Les autorités furent prévenues.
Les voisins attroupés autour de la maison, le bruit courut que la famille avait pendu le fils avec la complicité de l'ami dans un complot protestant. Le texte précise que « c'est à Toulouse qu'on [...] solennise encore tous les ans, par une procession et par des feux de joie, le jour où elle massacra quatre mille citoyens hérétiques, il y a deux siècles. »
Le Capitoul de Toulouse emprisonna la famille Calas, la servante catholique et l'ami. « On inhuma Marc-Antoine avec la plus grande pompe dans l'église Saint-Étienne, malgré le curé qui protestait contre cette profanation », en le considérant comme un martyr, « quelques-uns l'invoquaient, d'autres allaient prier sur sa tombe, d'autres lui demandaient des miracles, d'autres racontaient ceux qu'il avait faits. »
La fête anti protestante approchait en excitant davantage la population. Sur treize juges, six voulaient condamner le père, l'autre fils et l'ami à la roue, et la mère au bûcher. Sept étaient plus modérés, un juge convaincu de l'innocence des accusés et un autre violemment de la culpabilité. Finalement, Jean Calas fut seul condamné à la roue. Mais, comme le dit le texte :
« Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, [...] eût seul étranglé et pendu un fils âgé de vingt-huit ans, qui était d'une force au-dessus de l'ordinaire ; il fallait absolument qu'il eût été assisté dans cette exécution par sa femme, par son fils Pierre Calas, par Lavaisse, et par la servante. Ils ne s'étaient pas quittés un seul moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition était encore aussi absurde que l'autre : car comment une servante zélée catholique aurait-elle pu souffrir que des huguenots assassinassent un jeune homme élevé par elle pour le punir d'aimer la religion de cette servante ? Comment Lavaisse serait-il venu exprès de Bordeaux pour étrangler son ami dont il ignorait la conversion prétendue ? »
Et comme ils ne s'étaient pas quittés, soit ils étaient tous coupables, soit tous innocents. Mais, selon le procédé habituel :
« Les juges qui étaient décidés pour le supplice de Jean Calas persuadèrent aux autres que ce vieillard faible ne pourrait résister aux tourments, et qu'il avouerait sous les coups des bourreaux son crime et celui de ses complices. Ils furent confondus, quand ce vieillard, en mourant sur la roue, prit Dieu à témoin de son innocence, et le conjura de pardonner à ses juges. Ils furent obligés de rendre un second arrêt contradictoire avec le premier, d'élargir la mère, son fils Pierre, le jeune Lavaisse, et la servante ; mais un des conseillers leur ayant fait sentir que cet arrêt démentait l'autre, qu'ils se condamnaient eux-mêmes, que tous les accusés ayant toujours été ensemble dans le temps qu'on supposait le parricide, l'élargissement de tous les survivants prouvait invinciblement l'innocence du père de famille exécuté, ils prirent alors le parti de bannir Pierre Calas, son fils. [...] On enleva les filles à la mère ; elles furent enfermées dans un couvent. »
Certains touchés par cette histoire conseillèrent à la mère d'aller plaider sa cause auprès du roi. « La pitié pénétra jusqu'au ministère [...]. On rendit les filles à la mère », malgré la résistance de certains du parti dévot qui « dirent hautement qu'il valait mieux laisser rouer un vieux calviniste innocent que d'exposer huit conseillers de Languedoc à convenir qu'ils s'étaient trompés. »
Plaidoyer pour la tolérance
Voltaire considère que le fanatisme est l'œuvre des confréries catholiques, après les guerres de religion qui ont déchiré le pays. La réforme protestante du XVIe siècle apparut pour corriger les abus de la papauté, les impôts religieux et pour la connaissance de la Bible. Mais les réformés contestaient aussi les dogmes. Voltaire évoque le massacre des Vaudois et autres hérétiques, en concluant : « Il y a des gens qui prétendent que l'humanité, l'indulgence, et la liberté de conscience, sont des choses horribles ; mais, en bonne foi, auraient-elles produit des calamités comparables ? »
Au Chapitre IV, Voltaire examine « si la tolérance est dangereuse, et chez quels peuples elle est permise. » Il estime que les haines religieuses et les conflits précédents sont dépassés. La France a été pacifiée, ainsi que les pays européens où les religions s'affrontaient. Si la province française luthérienne d'Alsace est paisible, c'est qu'on n'y a persécuté personne. Voltaire admet pourtant les exclusions professionnelles et la surtaxe des catholiques en Angleterre, mais ils y ont les autres droits de citoyens. Il est diplomate envers les évêques français et salue la tolérance d'un évêque polonais. Il vante la tolérance religieuse ottomane, indienne, perse, tartare, chinoise. Il excuse l'empereur Young-tching d'avoir chassé les jésuites parce que c'étaient eux les intolérants : « l'empereur ne fit donc que renvoyer des perturbateurs étrangers », même si les Japonais fermèrent leur empire après l'arrivée des mêmes perturbateurs. En Amérique, la Caroline et la Pennsylvanie sont tolérantes. Prudent, Voltaire déclare qu'« en respectant, comme je le dois, la théologie, je n'envisage dans cet article que le bien physique et moral de la société. »
Au chapitre V, « Comment la tolérance peut être admise », Voltaire estime que la prospérité vient de la tolérance de la diversité religieuse, en pensant tout spécialement à la paix de Westphalie après la guerre de Trente Ans. Il constate qu'il existe quand même des luthériens, des molinistes, des jansénistes, calvinistes en France et d'autres ne demanderaient qu'à revenir s'ils bénéficiaient de la protection de la loi. Il suffit d'empêcher la sédition par les fanatiques sans concession de places fortes aux protestants. Voltaire prend parti contre la bulle Unigenitus et pour le roi et l'Église gallicane, mais prône l'apaisement des controverses. Il considère que « la censure des idées contraires aux catégories d'Aristote, la jurisprudence contre la sorcellerie, l'excommunication des sauterelles » sont passés de mode : « la controverse est une maladie épidémique qui est sur sa fin. »
Au bref chapitre VI, Voltaire considère que la tolérance est un droit naturel. C'est le moyen de garantir contre les guerres entre les nations pour de seules idées : « les tigres ne déchirent que pour manger, et nous nous sommes exterminés pour des paragraphes. »
Aux chapitres VII à X, Voltaire examine plus précisément les civilisations antérieures connues et note qu'« il y avait une espèce de droit d'hospitalité entre les dieux comme entre les hommes. »
Les Grecs adoptèrent des dieux égyptiens, les Romains des dieux grecs. Il admet qu'il peut se tromper, mais qu'il lui « paraît que de tous les anciens peuples policés, aucun n'a gêné la liberté de penser. » Les Grecs toléraient les sectes épicuriennes et autres, malgré l'exception du cas de Socrate. Voltaire y voit surtout une conjuration de ses ennemis. D'ailleurs, finalement, ses juges furent bannis et on éleva un autel à Socrate.
Les Romains ne persécutaient pas pour les opinions : « Cicéron douta de tout, Lucrèce nia tout, et on ne leur en fit pas le plus léger reproche. » On chantait sur le théâtre de Rome : « Rien n'est après la mort, la mort même n'est rien. » J'ai des doutes sur la sincérité déiste de Voltaire quand il prend la précaution de déclarer : « Abhorrons ces maximes, et, tout au plus, pardonnons-les à un peuple que les Évangiles n'éclairaient pas : elles sont fausses, elles sont impies ; mais concluons que les Romains étaient très tolérants, puisqu'elles n'excitèrent jamais le moindre murmure. » Voltaire rappelle, de manière plus crédible, que « le grand principe du sénat et du peuple romain était : Deorum offensæ diis curæ ; c'est aux dieux seuls à se soucier des offenses faites aux dieux. » Tous les cultes étaient autorisés.
Voltaire conteste moins banalement la réalité des persécutions romaines contre les chrétiens, en citant une demande d'exécution de saint Paul par les juifs, refusée par l'autorité romaine. D'autant que « les chrétiens n'étaient pas alors distingués des Juifs aux yeux des Romains. Le passage de Suétone fait voir que les Romains, loin d'opprimer les premiers chrétiens, réprimaient alors les Juifs qui les persécutaient. » De même, les chrétiens persécutés sous Néron l'avaient été comme présumés incendiaires. Voltaire fustige plutôt les rumeurs populaires, comme celles contre Calas, procédés que colportaient également les historiens romains.
S'il y eut plus tard des martyrs chrétiens, Voltaire dit qu'on ignore la raison des persécutions, en doutant qu'il s'agisse de leur religion, puisque les autres sectes orientales étaient tolérées. Il cite des refus de l'impôt ou des révoltes, plutôt qu'une inquisition religieuse : Voltaire note qu'« il est difficile d'accorder cette fureur de persécution avec la liberté qu'eurent les chrétiens d'assembler cinquante-six conciles que les écrivains ecclésiastiques comptent dans les trois premiers siècles. » D'autres cas sont considérés comme relevant de la même incertitude quant aux raisons de la répression.
Voltaire soupçonne les histoires fantastiques de martyrs de relever de contes édifiants comme toutes les légendes antiques dignes des Milles et une nuits :
« Observez encore que dans les [récits] des martyres, composées uniquement par les chrétiens mêmes, on voit presque toujours une foule de chrétiens venir librement dans la prison du condamné, le suivre au supplice, recueillir son sang, ensevelir son corps, faire des miracles avec les reliques. Si c'était la religion seule qu'on eût persécutée, n'aurait-on pas immolé ces chrétiens déclarés qui assistaient leurs frères condamnés, et qu'on accusait d'opérer des enchantements avec les restes des corps martyrisés ? Ne les aurait-on pas traités comme nous avons traité les Vaudois, les Albigeois, les hussites, les différentes sectes des protestants ? Nous les avons égorgés, brûlés en foule, sans distinction ni d'âge ni de sexe. [...] Je le dis avec horreur, mais avec vérité : c'est nous, chrétiens, c'est nous qui avons été persécuteurs, bourreaux, assassins ! Et de qui ? de nos frères. »
Réfutation de l'intolérance
Aux chapitres XI et XII, Voltaire veut réfuter les justifications de l'intolérance. Il considère que les incohérences légendaires sont aussi néfastes à la foi que le mauvais exemple des persécutions réciproques des guerres de religion. Il répond à l'objection qu'« il ne dépend pas de l'homme de croire ou de ne pas croire, mais il dépend de lui de respecter les usages de sa patrie ; et si vous disiez que c'est un crime de ne pas croire à la religion dominante, vous accuseriez donc vous-même les premiers chrétiens vos pères, et vous justifieriez ceux que vous accusez de les avoir livrés aux supplices. » Contre le cardinal Dupéron qui justifiait de renverser un souverain apostat, Voltaire choisit la fidélité au prince. Ce gallicanisme (comme l'anglicanisme) illustre une version française de l'opposition entre les guelfes (partisans du pape) et les gibelins (partisans de l'empereur) en Italie. Ou cela signifie-t-il simplement que Voltaire essaie de s'attirer les bonnes grâces du roi, voire à l'influencer dans le sens de l'indépendance, contre le parti des dévots ?
Voltaire remarque au passage que les dogmes chrétiens ont changé sur plusieurs sujets ou que les premiers chrétiens respectaient encore les traditions juives ; ou qu'il existe des contradictions entre les Évangiles, comme entre Paul sur le salut par la seule foi et Jacques par la foi et les œuvres, ne divisa point les apôtres, contrairement aux protestants et catholiques sur ce point.
Sur les juifs, outre les innombrables prescriptions rituelles de l'Ancien Testament, après un accueil des dieux étrangers, les juifs optèrent pour le culte du Dieu unique, malgré une persistance de représentations idolâtres. Voltaire reprend son argument de tolérance : « je sais que la plupart des rois juifs s'exterminèrent, s'assassinèrent les uns les autres ; mais ce fut toujours pour leur intérêt, et non pour leur croyance. » On se demande toujours si Voltaire ne plaisante pas un peu : « Il est vrai que parmi les prophètes il y en eut qui intéressèrent le ciel à leur vengeance : Élie fit descendre le feu céleste pour consumer les prêtres de Baal ; Élisée fit venir des ours pour dévorer quarante-deux petits enfants qui l'avaient appelé tête chauve ; mais ce sont des miracles rares, et des faits qu'il serait un peu dur de vouloir imiter. » Et sur les sacrifices humains du judaïsme : « On ne trouve, dans toute l'histoire de ce peuple, aucun trait de générosité, de magnanimité, de bienfaisance ; mais il s'échappe toujours, dans le nuage de cette barbarie si longue et si affreuse, des rayons d'une tolérance universelle. » Ce que Voltaire illustre, comme preuve de tolérance, par les nombreuses exactions commises par les juifs, nuancées par leur idolâtrie intermittente, sans aucune sanction divine : « On sent bien que de tels châtiments n'appartiennent qu'à Dieu dans la théocratie judaïque. On ne peut trop redire que ces temps et ces mœurs n'ont aucun rapport aux nôtres. » Les exemples appuyés de carnages semblent souligner le ridicule abject des légendes bibliques, sans parler des mésalliances : « Ainsi notre Seigneur Jésus-Christ daigna s'incarner chez les juifs dans une famille dont cinq étrangères étaient la tige, pour faire voir que les nations étrangères auraient part à son héritage. » On peut comprendre que Voltaire soit considéré comme antisémite (ou anti-chrétien).
Critique biblique
Voltaire prend toujours la précaution de ponctuer ses relatifs blasphèmes de considérations orthodoxes. Il reproduit les résultats de la critique biblique de son temps en l'annulant par d'autres remarques : « Le rabbin Aben-Hezra fut [...] le premier qui osa prétendre que le Pentateuque avait été rédigé longtemps après Moïse. [...] Il prétend que ces passages, où il est parlé de choses arrivées après Moïse, ne peuvent être de Moïse. On répond à ces objections que ces passages sont des notes ajoutées longtemps après par les copistes » et « cette curiosité, sans doute, n'est pas au rang des devoirs de l'homme. » Voltaire relativise aussi la littéralité de ces légendes bibliques : « les prophètes ne prédisent presque jamais sans figurer par un signe la chose prédite. » Il souligne les différences culturelles : « la vie civile, les lois, la manière de faire la guerre, les cérémonies de la religion, tout est absolument différent. [...] Nous n'avons aucune ressemblance avec les peuples de la haute antiquité, et [...] nous devons nous défier de notre jugement quand nous cherchons à comparer leurs mœurs avec les nôtres. »
De même, Voltaire, au chapitre XIII sur l'« Extrême tolérance des juifs », continue son exégèse biblique en distinguant l'Ancien et le Nouveau Testament sur la question des punitions divines temporelles des juifs anciens par opposition à l'immortalité de l'âme, empruntée ensuite aux croyances environnantes. Sur son propos, les juifs toléraient les contradictions de la Bible et les différences entre sectes locales (sadducéens, pharisiens, esséniens). La théologie de Voltaire, plutôt négative en vertu de l'insuffisance des connaissances humaines, ne s'interdit pas la critique des textes avec leurs difficultés d'interprétation. Il en conclut à une exigence de tolérance sur le mode antique contrairement aux pratiques intolérantes de son propre temps.
Le chapitre XIV s'interroge « Si l'intolérance a été enseignée par Jésus-Christ » ? L'exégèse personnelle de Voltaire note qu'une interprétation biblique en faveur de l'intolérance est bizarrement « la parabole dans laquelle le royaume des cieux est comparé à un roi qui invite des convives aux noces de son fils, [...ou] l'autre parabole [...] d'un particulier qui invite ses amis à un grand souper, et lorsqu'il est prêt de se mettre à table, il envoie son domestique les avertir. » Le premier se venge des convives ayant tué ses messagers, le second, dont on décline l'invitation, contraint les gens d'entrer (Luc XIV, 23). L'allégorie ne paraît pas plus conclusive à Voltaire en faveur de l'intolérance que d'autres épisodes de la vie de Jésus (qui « maudit le figuier, qui se sécha aussitôt »). Le critère voltairien est plutôt la vraisemblance littérale. Pour « les marchands du Temple », Voltaire ne conteste pas l'intention. [Il me semble aussi qu'il faudrait ne pas se faire d'illusions sur les temples, outre l'improbabilité qu'on eut laissé faire Jésus en son temps, s'il est question de vraisemblance.] L'idée d'intolérance paraît néanmoins peu chrétienne à Voltaire, si on considère que « presque tout le reste des paroles et des actions de Jésus-Christ prêche la douceur, la patience, l'indulgence », en étant comparé à Socrate pour son supplice. Voltaire minimise l'idée que Jésus fut accusé d'hérésie par les juifs, en le disant dénoncé aux Romains comme séditieux.
Au chapitre XV, Voltaire rassemble une vingtaine de citations en faveur de la tolérance religieuse et contre « la violence pour la défense de la foi » de la part des autorités de l'Église, parmi une vingtaine d'autres, comme : « la religion forcée n'est plus religion : il faut persuader, et non contraindre. La religion ne se commande point. (liv. III, Lactance [240-320]). » C'est aussi ce qu'avait eu l'occasion de soutenir le pape Benoit XVI à Ratisbone en 2006, contre le terrorisme islamiste.
Contes philosophiques
Au chapitre XVI suivant, Voltaire produit un « Dialogue entre un mourant et un homme qui se porte bien » sur le mode philosophique de son temps, pour montrer le ridicule des disputes théologiques : « Un citoyen était à l'agonie dans une ville de province ; un homme en bonne santé vint insulter à ses derniers moments, et lui dit : Misérable ! pense comme moi tout à l'heure : signe cet écrit, confesse que cinq propositions sont dans un livre que ni toi ni moi n'avons jamais lu ; sois tout à l'heure du sentiment de Lanfranc contre Bérenger, de saint Thomas contre saint Bonaventure ; embrasse le second concile de Nicée contre le concile de Francfort. » Tandis que le chapitre XVII, « Lettre écrite au jésuite Le Tellier, par un bénéficier, le 6 mai 1714 » parodie une proposition de massacrer tous les hérétiques.
Le chapitre XVIII étudie les « Seuls cas où l'intolérance est de droit humain. » Comme la citation postérieure de Saint-Just (1767-1794) ou plus tard de Popper (1902-1994), Voltaire énonce les limites de la tolérance : « Il faut donc que les hommes commencent par n'être pas fanatiques pour mériter la tolérance » (voir aussi sur Chomsky). Il vise en particulier les jésuites, les cordeliers, mais aussi les luthériens et les calvinistes, et tous ceux qui ne respecteraient pas l'ordre public malgré de supposées bonnes intentions.
Singulièrement, Voltaire envisage ici l'idée qui pourrait venir aux juifs de massacrer les Turcs en Israël : « les mahométans en sont les usurpateurs depuis plus de mille ans. [Mais] si les Juifs raisonnaient ainsi aujourd'hui, il est clair qu'il n'y aurait d'autre réponse à leur faire que de les mettre aux galères. »
Le chapitre XIX rapporte la « Relation d'une dispute de controverse en Chine » tout aussi parodique entre un aumônier de la compagnie danoise, un chapelain de Batavia et un jésuite, qui déconcerta un voisin mandarin.
Paix sociale
Le chapitre XX examine « S'il est utile d'entretenir le peuple dans la superstition. » On connaît l'opinion de Voltaire sur la religion comme contrôle social nécessaire : « L'homme a toujours eu besoin d'un frein, et quoiqu'il fût ridicule de sacrifier aux faunes, aux sylvains, aux naïades, il était bien plus raisonnable et plus utile d'adorer ces images fantastiques de la Divinité que de se livrer à l'athéisme. Un athée qui serait raisonneur, violent et puissant, serait un fléau aussi funeste qu'un superstitieux sanguinaire. » Voltaire pense que le règne de la raison est en passe de remplacer les légendes fantastiques et que l'intolérance est le pire des archaïsmes.
Dans le chapitre XXI, « Vertu vaut mieux que science », Voltaire prône l'indulgence contre les disputes à propos des dogmes, car la théologie repose sur des mystères indécidables : « si vous ne savez pas distinguer l'omousion dans l'hypostase, nous vous dénonçons que vous serez brûlés à jamais ; et, en attendant, nous allons commencer par vous égorger. »
Au chapitre XXII, « De la tolérance universelle », Voltaire ne se contente pas de prôner la tolérance entre chrétiens, mais étend le devoir de tolérance à tous les peuples, contre la manie des persécutions pour le bien de l'humanité.
Au chapitre XXIII, Voltaire termine sur une « Prière à Dieu » de nous tolérer malgré nos différences de mœurs et de langages.
Post-scriptum
Le chapitre XXIV est un « Post-scriptum » qui rapporte la parution d'un nouveau livre qui prône encore la persécution des hérétiques, confirmant, comme Voltaire le dit, la lettre parodique qu'il avait écrite au chapitre XVII.
Le chapitre XXV, « Suite et conclusion », indique les suites de l'Affaire Calas, réexaminée le 7 mars 1763 par le Conseil d'État à Versailles. On écrivit à Voltaire que sa Lettre sur la tolérance pourrait être contre-productive, mais il s'en remet au jugement du Conseil. Le livre original se termine par un « article nouvellement ajouté, dans lequel on rend compte du dernier arrêt rendu en faveur de la famille des Calas », dans lequel est dit qu'« une assemblée de près de quatre-vingts juges cassa l'arrêt de Toulouse, et ordonna la révision entière du procès. » Bien que l'époque fût à la condamnation des jésuites qui détourna un moment l'attention, le 9 mars 1765, l'innocence des Calas fut reconnue par la cour à la satisfaction du public qui s'était passionné par l'affaire. Le roi octroya une indemnité aux accusés.
En « Appendice », on apprend l'Affaire Calas est revenu à l'ordre du jour sous la Révolution, mais les réparations furent enterrées par les péripéties de 1793.
Conclusion
Ce plaidoyer pour la tolérance montre aussi les illusions que Voltaire se fait sur sa propre époque : la condamnation pour blasphème du Chevalier de la Barre aura lieu en 1766, seulement trois ans après la publication du livre. Cet ouvrage constitue le modèle universel des illusions que se feront plus tard les autres intellectuels engagés. La tolérance n'est d'ailleurs pas leur idéal. La controverse est la maladie professionnelle des intellectuels et universitaires qui semblent avoir adopté la pratique scolastique de l'excommunication. La difficulté me semble consister dans l'incapacité à produire et à admettre des arguments conclusifs qui permettent de trancher entre les opinions. L'histoire a donné tort à Voltaire sur la victoire de la raison contre l'intolérance.
La solution de Voltaire en faveur de la tolérance, en attendant d'être capable de se mettre d'accord, me paraît être la source d'inspiration de Georges Brassens. Après sa chanson pacifiste Les deux oncles, déjà très controversée, la chanson Mourir pour des idées, contestait méthodiquement la problématique partisane avec un classicisme de construction que j'ai appelé le « rationalisme poétique. » Dans mon livre Pour Brassens, contre des accusations inquisitoriales mensongères de la part d'Antoine Perraud, journaliste à Médiapart, j'avais aussi rappelé les réactions indignées des militants à la sortie de cette chanson, dont l'idéal (au moins verbal) semble bien être le martyre pour la cause. L'influence de la culture religieuse est sous-estimée, encore de nos jours.
Jacques Bolo
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