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Histoire - Août 2024

Philippe Walter, Croyances populaires au Moyen-Âge (2017)

Résumé

Le long Moyen-Age a vu subsister des mythes antérieurs et leurs pratiques quotidiennes fantastiques que l'Église a essayé d'éradiquer.

Philippe Walter, Croyances populaires au Moyen-Âge, coll. « Histoire Gisserot », éd. Jean-Paul Gisserot, 2020 (2017), 128 p.

En visite à la cathédrale de Beauvais (réputée avoir la plus haute nef), j'avais trouvé ce petit livre sur les croyances populaires au Moyen-Âge. Il faudrait certes nuancer puisqu'on commence à savoir que le Moyen-Âge n'est pas uniforme. Il a duré environ mille ans et correspond surtout à la période où les connaissances qu'on a sur le passé deviennent un peu plus floues. En ce qui concerne les croyances populaires, comme l'indique Philippe Walter, on les obtient souvent par déduction à partir des conseils ou des reproches contenus dans les textes des clercs.

L'auteur se fonde en particulier sur les ouvrages qui vont du VIIe au XIVe siècles. Celui de l'évêque Pirmin (v.670-753), « confronté aux traditions païennes, il écrivit un manuel d'instruction religieuse. Ce document permet de mesurer l'état sommaire de l'évangélisation » (p. 12). Celui de Burchard, évêque de Worms (965-1025) à l'origine du mot « brocarder » (p. 13), ou de l'inquisiteur Étienne de Bourbon (v.1190-v.1261), pour un recueil d'anecdotes édifiantes (p. 13). « Gervais de Tilbury (v.1150-v.1221) [...] rédigea [...] un recueil d'histoires et d'anecdotes (les Divertissements pour un empereur). [...] Cette œuvre le fit passer pour le premier folkloriste du Moyen-Âge » (p. 14). De même, « Les Évangiles des quenouilles, œuvre anonyme publiée à Bruges en 1480 [...] présente 150 croyances sous la forme d'un dialogue entre six fileuses » (p. 14). Et Ulrich Molitor (v.1442-1507), « son traité intitulé Des sorcières et des devineresses répertorie et analyse les principales croyances des sorcières » (p. 15). Il « les réfute sur la base d'arguments juridiques et théologiques » (p. 92).

Le cadre intellectuel correspond à la christianisation opposée aux restes de religions antiques considérées comme sorcellerie (pp. 17-25). L'auteur les présente comme un animisme, qui oppose à la foi chrétienne un culte traditionnel des pierres, lacs et fontaines, arbres sacrés, carrefours, jours fastes et néfastes, astres, esprits errants, etc. (pp. 27-40). Il me semble quand même que l'opposition peuple illettré/élites christianisées (pp. 9-10) est un peu plus compliquée qu'on le dit en reprenant le critère théologique chrétien. On pourrait plutôt considérer que les croyances populaires correspondent aux cosmologies des anciennes élites intellectuelles. L'astrologie, par exemple, a longtemps été une spécialité savante avant de déchoir dans la culture populaire.

Ce que décrit Philippe Walter est bien l'éradication délibérée des anciennes traditions populaires par les autorités chrétiennes : « les conciles d'Arles (452), de Tours (567) et de Nantes (658) prescrivaient de renverser et d'enfouir toutes les pierres levées » (p. 104) ; « Le Concile de Nantes en 658 prescrivit 'd'enlever et jeter dans des lieux où l'on ne puisse les retrouver les pierres vénérées dans les forêts'... [...] Un siècle plus tard, un capitulaire de Charlemagne daté de 789 répétait : 'Concernant les arbres, les pierres ou les fontaines...' » (p. 28). On parle bien d'efforts autoritaires de christianisation, dont l'efficacité est pourtant laborieuse.

Un leitmotiv du livre est qu'« on n'invente pas les récits qu'on raconte. On les reprend généralement à la tradition orale qui remonte très loin dans le temps » (p. 58), « quelques croyances populaires dérivent de récits mythiques en cours d'effacement. [...] Trois couteaux [évoquent] les trois Parques » (p. 56). Bien qu'« une croyance médiévale recoupe parfois une croyance plus récente » (p. 59). Walter donne l'exemple qu'« uriner face au soleil provoque la maladie de la pierre ou gravelle [calcul rénal] », dont il trouve des correspondances en Inde, chez Hésiode, Pline, les pythagoriciens... (p. 54). Il serait intéressant que les mythologues essaient de reconstituer les généalogies authentiques. Il est possible que certaines filiations soient artificielles, comme ce fut souvent le cas dans l'histoire. Paul Veyne en signale quelques exemples dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

Un chapitre entier concerne les « femmes suspectes » (pp. 79-99) et la persécution des sorcières auxquelles certains textes attribuaient des superpouvoirs délirants (p. 94) pour justifier leurs accusations (ce qui fait penser aux procédés des procès staliniens). Le sens de ces croyances repose sur des liens de causalité dont l'explication peut être obscure aujourd'hui : « si une femme laisse son gril sur le feu sans y placer un tison ardent, elle aura prématurément le visage ridé (Évangile des quenouilles 2, 5) » (p. 64) ; « si un homme puceau épouse une jeune femme vierge, le premier enfant du couple naîtra fou (Évangile des quenouilles 1, 12) » (p. 68) ; « uriner contre une église entraîne le risque d'être foudroyé dans la semaine (EQ 3, 3) » (p. 115) ; et de nombreux autres cas tout aussi fantastiques.

On pourrait rapprocher l'imputation générale à la sorcellerie : « les vaches n'ont plus de lait quand une sorcière jette un mauvais sort sur elles » (p. 62), etc., à l'explication de l'ethnologue Evans-Pritchard, selon laquelle, pour les Nuers qu'il étudie, tout événement néfaste, comme être attaqué par un crocodile, a une cause intentionnelle humaine/malveillante de la part d'un sorcier. On pourrait voir dans la persistance actuelle de cette interprétation l'origine du complotisme (et j'ai également l'impression que c'est aussi le cas pour certains quand ils parlent des causes humaines du changement climatique).

Walter donne l'exemple de croyances populaires du Moyen-Âge comme « 'nouer les aiguillettes' [...] pour désigner le nœud fait avec un cordon ou un lacet et frapper un homme d'impuissance [...]. En 1718, un noueur d'aiguillette fut condamné au bûcher par le Parlement de Bordeaux » (pp. 73-74). On constate que c'est encore présent au XVIIIe siècle et entériné par les institutions officielles. Les croyances populaires s'élargissent à l'idéologie dominante. Walter signale aussi des survivances modernes, comme celle du « 7e fils [...] perpétuée dans la littérature et dans la musique pop » (p. 77). J'ai coutume de considérer cela comme manque de dignité de la part des auteurs, plus que d'un manque d'imagination. L'idée de sorciers et de sorcières est une survivance ringarde. Pour les enfants (Harry Potter), on peut admettre que cela correspond aux carences dans la maîtrise de la causalité - ou celles de son enseignement.

Philippe Walter considère que l'Église a paradoxalement joué un rôle dans l'apprentissage de la raison. D'où sans doute le discours du Pape Benoît XVI à Ratisbonne en 2006. Par exemple, Burchard rationalise les mythes concernant les pouvoirs magiques des sorcières en rêves inspirés par le diable (pp. 108-109). Walter note qu'un procédé fondamental des mythes réside dans les analogies verbales. Mais la méthode est partagée par la théologie chrétienne et les philosophes. Comme indiqué, l'évêque saint « Isidore de Séville (v.570-636) écrivit un traité des Étymologies où il expliquait toutes les réalités du monde à partir de leur nom » (p. 42). La « mythologie chrétienne des saints » protecteurs procède aussi souvent par analogie verbale (pp. 60-62). C'est le trait étymologiste de la philosophie que reprend aussi Philippe Walter : « une superstition est ce qui se maintient au-dessus de quelque chose (super-stare), ce qui se maintient et survit dans la durée », etc. » (p. 103). Son livre constitue une variation sur ces thèmes de la persistance et du populaire face à l'évangélisation, alors qu'il s'agit plutôt d'idéologie collective. Le populisme traditionaliste est une stratégie des élites et souvent la limite des universitaires de tout temps, comme les sorbonnards qui ont condamné Jeanne d'Arc (pp. 96-99) en interprétant les traditions locales de son village de Domrémy (ou Ferdinand Tönnies dans Communauté et Société, 1887).

On peut constater la manifestation de cette question étymologique très ambiguë quand Walter évoque les sorcières : « la mention du balai pour se rendre au sabbat [...]. Pourquoi le balai ? [...] L'origine du mot [...] désigne originellement le genêt avec lequel on fabriquait justement les balais ; en gaulois, genêt se disait balanos. Or, ce mot consonne étrangement avec celui de Bélénos, 'le brillant, le lumineux', épithète d'une divinité celte. [...] Le rapprochement des mots aurait-il contribué à attribuer au sorcier le genêt-balai ? » (pp. 95-96). Il s'agit d'ailleurs d'évoquer un conte sur l'origine mythique de la dynastie des Plantagenet. Et très souvent, « un noble lignage [...] se disait issu de créatures mythiques » (p. 105) : « originaire du Poitou, la famille des Lusignan exalta son ancêtre mythique qui était une femme serpente. Il s'agit de Mélusine » (p. 106). Très justement, Walter hésite, à propos de la guérison des écrouelles : « un sorcier possédait ainsi le même pouvoir que le roi, à moins que ce soit l'inverse et qu'on ait attribué aux rois un antique pouvoir de sorciers » (p. 107). L'hypothèse de l'origine antique des superstitions correspond plutôt à leur usage institutionnel, dont Veyne notait la roublardise politicienne.

La conclusion du livre de Philippe Walter évoque subtilement la question du pouvoir de l'imaginaire en considérant les mythes comme la logique de l'illogique (p. 118). Les clercs de tout temps manipulent l'ontologie (mythe/causalité) comme jeu verbal. La question, comme dans le livre de Veyne, est de savoir s'ils y croient vraiment. Walter considère finalement que le dualisme de l'Église, dans son combat contre la sorcellerie, a contribué à une conception matérielle de l'humanité, contre la prétention à sa participation divine contenue dans la magie (p. 119). Aujourd'hui, il faudrait aussi reconnaître les fictions comme continuatrices omniprésentes des croyances magiques populaires.

Jacques Bolo

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