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Politique - Mai 2024

Quelle paix israélo-palestinienne ?

Résumé

Le conflit israélo-palestinien révèle les stratégies de manipulation partisanes. Chacun veut jouer au plus fin pour défendre son camp au nom du droit, mais ça ne trompe que ceux qui font semblant d'y croire. La guerre permanente est simplement le résultat de la volonté d'imposer ses intérêt et ses opinions par la force.

Avertissement : Cet article est déconseillé aux enfants et aux personnes sensibles.
 
TABLE
 

Préambule

Le conflit israélo-palestinien peut servir de révélateur de l'irrationalité politique. C'est un secret de Polichinelle : la force prime encore et toujours le droit. Au mieux, on rationalise a posteriori, c'est-à-dire que chacun en profite pour essayer de tirer ses propres marrons du feu. Mais on assiste ici à un festival de mauvaise foi.

La première concerne la question dans son ensemble. Le cinéaste François Truffaut aurait dit un jour que « tout le monde est spécialiste du conflit israélo-arabe, comme tout le monde est spécialiste de l'amour et de cinéma. » Qu'est-ce à dire ? Nul doute qu'il existe des spécialistes de chaque domaine. Mais cela signifie-t-il qu'on n'a pas le droit d'avoir un avis informé sur la question israélo-arabe (tout comme sur l'amour et le cinéma) ? Parce qu'on est bien informé que je sache ! Ceux qui en doutent peuvent-ils me donner leur avis sur l'indépendance du Timor-Oriental ? Sur quel autre pays (riquiqui) n'importe qui a-t-il autant d'informations que sur Israël (et le Moyen-Orient), dont on connaît les dirigeants et les péripéties depuis soixante-dix ans ? Pour le reste, s'il est question d'autorité, il devrait au contraire exister une sorte de consensus entre spécialistes. Ce n'est pas le cas en ce qui concerne le conflit israélo-arabe. Les spécialistes sont souvent partisans d'un camp ou de l'autre et prétendent exiger qu'on les suive. Ou bien faudrait-il être juif ou Arabe pour avoir une opinion informée grâce au miracle de la génétique ? Parce qu'on en est souvent encore là en la matière... Soyons clairs : en France, il faut admettre que n'importe qui en sait souvent plus sur Israël et la Palestine que sur les élections régionales ou européennes.

Israel-Palestine

Fatalité ?

La vraie nouveauté est que, le 31 mars 2024, le Hamas a présenté ses excuses aux habitants de la bande de Gaza pour les épreuves qu'ils ont dû subir du fait de la réplique d'Israël aux massacres du 7 octobre 2023. Franchement, le Hamas aurait pu y penser plus tôt. Il y a bientôt dix ans, j'écrivais un article, « Guerre de comm sur Gaza », sur la récurrence rituelle de ce conflit et de ses répercussions internationales. On savait ce qui allait se passer : le Hamas titille régulièrement, sans trop de conséquences en général, les Israéliens qui répliquent brutalement. Les massacres du 7 octobre n'allaient certainement pas rester impunis. Les rétorsions sont à la mesure des 1200 morts et des 150 otages enlevés (les chiffres ont varié). On n'a pas été déçu. Déjà plus de 30 000 morts (au moins) dans la bande de Gaza fin avril. Le ratio habituel pour les échanges de prisonniers est respecté. Ceux qui font semblant de s'étonner ou de se scandaliser ne sont sans doute pas bien informés. L'esprit partisan obscurcit la conscience de la réalité.

Que s'est-il passé par rapport à d'habitude ? L'attaque du Hamas a trop bien marché. Un déluge de roquettes a submergé le bouclier (« Dôme de fer ») israélien et une attaque terrestre a profité d'une défense dégarnie, imprudemment engagée en Cisjordanie pour soutenir les colons. Des signalements auraient été ignorés et la réputation d'invincibilité d'Israël en a été écornée. C'est toujours risqué de croire à sa propre légende en sous-estimant l'adversaire. On a pu dire que le Hamas a lui-même été surpris du succès de son attaque. Est-ce bien le cas ou le Hamas était-il mieux renseigné que Tsahal ? Le Mossad aurait-il été infiltré ou désinformé ?

Le drame de ce conflit interminable est que tout se résume à une stratégie de comm pour marquer des points en nombre de morts. Comme je le disais dans l'article précédent : « Dans ce genre de conflits, ce sont les durs qui mènent la danse en voulant bénéficier de leur radicalité pour s'imposer auprès de leurs troupes. » Cette accusation concernant le Hamas vise aussi Netanyahu. Depuis que les états libéralisent l'économie, les politiciens n'ont plus d'autres moyens de s'affirmer que la sécurité et la guerre.

Instrumentalisations

Les tentatives d'intimidation de part et d'autre ne trompent personne. Les pro-israéliens accusent les propalestiniens de soutenir le terrorisme, les propalestiniens accusent les pro-israéliens de soutien à l'apartheid et à un génocide. Les staliniens de la grande époque disaient : « Choisis ton camp, camarade ! » Mais il ne faut pas que les idéologues s'illusionnent sur leur désinformation : la majorité silencieuse ne prend pas de risques. Elle se situe toujours du côté du plus fort. Elle n'en pense pas moins, mais ne s'en mêle pas.

Les accusations réciproques ont été à la mesure de l'importance du bilan des victimes. Pour le Hamas, il était déjà catégorisé comme organisation terroriste. Je ne suis pas sûr que ce soit adéquat dans la mesure où cette organisation gérait la bande de Gaza. Il en résulte forcément que ses activités courantes sont celles d'une administration publique. Beaucoup de fonctionnaires sont membres du Hamas dans une situation de contrainte du fait que ce parti est hégémonique. Toute la population subit son idéologie. La vraie question concerne la nature de sa stratégie d'affrontement périodique avec Israël pour sa branche militaire. Elle ressemble plutôt à une vendetta des différentes traditions méditerranéennes, sur le mode d'escarmouches tribales de l'anthropologie, voire du hooliganisme footballistique réciproque, avec des moyens étatiques dissymétriques autant que démesurés. Il vaudrait mieux conserver le terme terroriste pour les actes isolés ou résultants des répercussions internationales des conflits locaux. Le terme terrorisme signifie ici plutôt que l'on condamne le mode d'action. Plus généralement cela relève ici de la propagande à destination internationale. D'ailleurs, après les bombardements de Tsahal sur Gaza, certains pays soutenant les Palestiniens ont aussi accusé Israël d'être un État terroriste, comme l'a fait l'Ukraine à propos de la Russie. L'effet est le même, nul, dans tous les cas.

En temps de guerre, tous les discours de chaque camp sont toujours de la propagande. Les partisans de l'un ou de l'autre font semblant d'y croire pour enfumer les gogos, qui ne sont d'ailleurs souvent pas dupes et suivent simplement l'air du temps. Les prétendus politologues qui épiloguent sur ces qualifications participent de l'enfumage et se discréditent. Un policier d'une série américaine ironisait contre un gourou (forcément un escroc donc) en lui disant qu'il avait fini par croire à ses mystifications. Les scénaristes sont parfois de meilleurs analystes que les universitaires. J'ai déjà critiqué le conte des Habits neufs de l'empereur en disant que les peuples ont toujours su que les rois étaient nus.

Certains intervenants, surtout dans la communauté juive, ont été particulièrement créatifs dans les caractérisations délirantes. Le dessinateur Joann Sfar a parlé de Shoah par balle ! Y a personne pour lui dire qu'il déconne ? En l'occurrence, parler du génocide nazi est maladroit en ce qui concerne Israël. Sfar doit bien savoir que ce pays s'est construit en en dénigrant (trop durement) les victimes au prétexte qu'elles auraient dû se défendre. L'idéologie israélienne est une idéologie de résistance. J'ai eu aussi l'occasion de dire qu'elle avait été adoptée par les Palestiniens, contrairement à la soumission traditionnelle du dogme musulman. Il faut tenir compte de tous les paramètres que l'on connaît donc bien pour raisonner correctement et non balancer des analogies comme Joann Sfar. Son excuse est sans doute de fonctionner professionnellement par images. On n'est pas obligé de se laisser marabouter.

Terroristes/Résistants

L'alternative terroristes/résistants a opposé les partisans d'Israël et ceux des Palestiniens. Les premiers ont intimé l'ordre de qualifier de terroristes ceux que les seconds considèrent comme des résistants, sous peine de criminalisation. En France, le but serait donc explicitement d'interner les députés de La France Insoumise (LFI). C'est franchement ridicule et ça montre la dégradation internationale généralisée de la vie politique sur le mode trumpiste. Ça va mal finir.

Déjà, il faut admettre que tous les terroristes se considèrent comme des résistants et les résistants de la Deuxième Guerre mondiale étaient considérés par les Allemands comme des terroristes parce qu'ils commettaient bien des actes qualifiés comme tels aujourd'hui. Le terme résistant ne signifie pas non plus qu'on soit forcément d'accord avec la cause. La réalité est plutôt, au niveau mondial, que la résistance armée est désormais mal vue. En tant que telle, elle paraît effectivement désuète. C'est aussi le cas de la guerre, qui persiste pourtant dans des conflits locaux avec des soutiens internationaux permanents.

Sur ce même sujet du terrorisme, il faudrait prendre note d'un précédent surprenant de la justice française qui concernait les attentats de l'Asala (Armée secrète arménienne pour la libération de l'Arménie), dans les années 1975-1985. J'ai signalé dans un autre article que le président du tribunal avait interdit l'emploi du terme terroriste, au prétexte qu'il avait été forgé par Goebbels contre les résistants ! C'était sans doute pour faire plaisir à Mélimée Manouchian qui témoignait ou à Patrick Devedjian qui défendait les militants de l'Asala, voire à Aznavour, partisan notoire de la cause arménienne. Bon, ce n'était pas Israël qui était visé par le terrorisme, que l'on considérait alors comme un épiphénomène, mais c'était la France quand même qui n'avait rien à voir avec la question arménienne, à laquelle elle était plutôt favorable, comme on peut le voir. Le deux poids deux mesures décrédibilise notoirement les institutions (internationales) et le débat public.

Un autre point important, comme je l'avais dit ailleurs, est que « la guerre, ça tue » ! Les Israéliens avaient été endormis par leur supériorité militaire. Ils avaient pris l'habitude que les attaques palestiniennes soient relativement inefficaces et suivies de représailles immodérées, ce qui est en train de se reproduire et commence à être remarqué même par ses soutiens. C'est une attitude de type colonial désagréable où les Occidentaux semblent considérer qu'il est normal de mater les indigènes. Or, ce sentiment d'invincibilité est factice. J'ai écrit aussi, toujours à propos de ce conflit : « il ne faut pas avoir beaucoup de connaissances militaires pour se rendre compte que la portée des roquettes ne va pas diminuer dans l'avenir. » Conscient de ça, il vaut mieux commencer à négocier avant la guerre qu'après.

Fin de l'histoire

On sait bien que le cas israélien est traité différemment et on sait pourquoi. Tout le monde connaît donc l'histoire en général et la situation politique de la région en particulier. L'existence de l'État d'Israël est considérée comme née de la culpabilité occidentale à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale. Il résulte bien du projet sioniste antérieur, dont le but était de constituer un espace sécurisé pour les juifs des pays d'Europe de l'Est d'abord, puis du monde entier. Pour le moment, il faut entériner que ça n'a pas marché. Les guerres se succèdent depuis soixante-dix ans. Concrètement, Israël a réussi à mettre en danger les juifs du monde entier alors que la tendance était plutôt à l'amélioration après le choc de la Shoah, malgré quelques nostalgiques résiduels du Troisième Reich, qui profitent éventuellement de la situation actuelle pour rebondir.

Un point annexe concerne ici la sorte de négationnisme puéril des Iraniens et autres soutiens locaux des Palestiniens qui ne veulent pas reconnaître le point factuel du génocide des juifs par les nazis, sans doute au motif qu'il constituerait en soi une justification de l'existence d'Israël. Ce n'est évidemment pas le cas. Une explication relativiste de ce négationnisme est qu'il faut bien comprendre que la Shoah n'a pas de centralité pour les pays non européens. Mais l'ethnocentrisme des uns n'excuse pas l'ethnocentrisme des autres et n'annule pas la réalité historique. D'ailleurs, en 1947, il le roi Abdallah 1er de Jordanie aurait dit qu'il aurait fallu créer un état pour les juifs en Bavière à titre de réparation et non en Palestine. La question ne faisait pas de doute à l'époque. Ceux qui font semblant de croire que ne pas reconnaître la réalité a une action sur les faits obéissent à un constructivisme naïf qui est décidément à la mode chez les intellectuels partout dans le monde. Croire que les mots déterminent la réalité est leur maladie professionnelle. Ils finissent tous dans la pub ou chargés de comm en temps de paix, dans la propagande en temps de guerre.

La création de l'État d'Israël repose d'ailleurs simplement sur plusieurs malentendus. À la naissance du sionisme, il était question seulement d'une sorte de « foyer national juif », c'est-à-dire de protectorat dans l'Empire ottoman. Après la réduction de la « Sublime porte » à la Turquie actuelle, l'indépendance juive en Palestine sous mandat britannique a été conquise par le terrorisme juif contre les Anglais, puis par la guerre contre les Arabes locaux et environnants. Il est aussi probable que la création de l'État d'Israël par l'ONU résulte uniquement d'une manœuvre ratée de la part du Royaume-Uni qui y a été favorable (pour ne pas démentir la déclaration Balfour) en espérant sans doute un veto de l'URSS de Staline. Ce dernier avait sans doute parié sur la gauche israélienne et il a été déçu, voire floué. En réalité, on doit plutôt considérer Israël comme participant des mouvements d'indépendance dans le contexte colonial d'alors, sur la base du « principe des nationalités » du romantisme philosophique du XIXe siècle qui a produit les différents nationalismes au XXe siècle. Quand Ben Gourion a prononcé la déclaration d'indépendance d'Israël le 14 mai 1948, l'Inde venait d'obtenir la sienne le 15 août 1947. D'autres allaient suivre. Mais les Palestiniens sont passés par profits et pertes.

Israël s'est maintenu contre des agressions multiples par la guerre et non par le droit. Les Palestiniens qui choisissent la lutte armée espèrent le même résultat. Le but de l'OLP, déclaré caduc par Arafat, puis celui du Hezbollah et du Hamas est la disparition de l'État d'Israël, dont ils ne veulent même pas prononcer le nom en parlant d'entité sioniste. Les politiciens intellectuels sont bien constructivistes un peu partout. Le positivisme sociologique basique observe que ça ne marche pas non plus.

Depuis les massacres du 7 octobre 2023, le seul résultat concret de cet épisode de la guerre israélo-palestinienne (on ne va pas parler d'« opération spéciale » comme la Russie en Ukraine) est la destruction massive de la bande de Gaza et le massacre de sa population. Les soutiens occidentaux des Palestiniens auraient dû constater initialement cette erreur stratégique du Hamas. Comme dans le cas de Michel Foucault à propos de l'Iran, le défaut de leur analyse est de continuer d'appliquer la grille de la décolonisation sans tenir compte du principe de fixation des frontières par la guerre. C'est aussi ce qui est en train de se passer en Ukraine avec le même déni occidental.

Antisémitisme/Antisionisme

L'idée d'Israël comme protection contre l'antisémitisme de l'époque tsariste avait été en quelque sorte corroborée par l'antisémitisme allemand, sur le mode « on vous l'avait bien dit ! » L'erreur des juifs d'Europe centrale avait sans doute été de croire que l'antisémitisme chrétien était dépassé. Ce n'était donc pas le cas avant la Deuxième Guerre mondiale. Mais depuis, l'antisémitisme résiduel de ce genre concerne des nostalgiques plus ou moins délirants et complotistes du nazisme. On peut espérer qu'ils sont une minorité qui n'a pas de relais dans la population en général. Quoiqu'il faille effectivement toujours se méfier et ne pas trop se faire d'illusions sur les progrès de la connaissance. Par contre, depuis la création d'Israël, l'animosité des musulmans (de la « rue arabe »), en soutien aux Palestiniens, est évidemment une réalité. Il est malhonnête de parler d'antisémitisme. Le terme attesté est antisionisme et tout le monde sait ce qu'il signifie. L'antisémitisme concerne les juifs pour ce qu'ils sont et non pour ce qu'ils font. On peut concevoir que la confusion existe pour Israël, mais c'est bien une confusion verbale.

Un autre précédent juridique est celui d'Edgar Morin, qui avait lui-aussi été accusé d'antisémitisme et d'apologie du terrorisme à la suite d'un article intitulé « Israël-Palestine : le cancer » (Le Monde du 4 juin 2002). Il avait effectivement parlé de juifs au lieu d'Israéliens et dit qu'il comprenait la résistance des Palestiniens. Morin fait partie des juifs anticolonialistes. Après avoir été condamné, il a été relaxé en appel et ses accusateurs condamnés aux dépens. L'antisémitisme est un délit. Si des plaintes pour diffamation étaient déposées chaque fois qu'on accuse d'antisémitisme, elles seraient sans doute moins nombreuses.

On ne peut pas dire que l'antisionisme soit de l'antisémitisme. Au tournant du millénaire, on parlait parfois de « nouvel antisémitisme », ce qui signifie bien qu'il n'avait rien à voir avec l'ancien. Il est facile de considérer que la guerre contre des juifs peut être considérée comme de l'antisémitisme, surtout quand le terrorisme attaque des juifs hors d'Israël parce qu'ils sont juifs. Mais tout le monde sait bien que c'est parce qu'ils sont réputés soutenir Israël. Ce n'est pas toujours le cas. Deux courants juifs principaux en contestent même l'existence : certains religieux traditionalistes et les archéo-communistes/anticolonialistes juifs comme Morin.

Progressivement, l'État d'Israël a réussi à s'attirer un soutien de plus en plus important de la communauté juive mondiale. Ce n'était pas non plus toujours le cas auparavant. Sans doute l'amélioration de la sécurité d'Israël (jusqu'au 7 octobre 2023), a-t-elle aussi encouragé les terroristes à frapper les juifs à l'extérieur d'Israël, ce qui a été renforcé par la propagande israélienne visant à accroître l'alya, au prétexte que les juifs ne seraient en sécurité qu'en Israël. L'attentat contre les athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich en 1972 a aussi joué dans le retournement de l'opinion communautaire et internationale. Notons à ce propos que la tendance est bien de ne pas respecter de trêve olympique de la part des démocraties non plus (contre l'Afrique du Sud en 1964, l'URSS en 1980 ou la Russie pour les jeux de 2024). C'est sans doute une erreur. Ce n'est pas avec ces méthodes qu'on va faire la paix. Il est préférable de maintenir l'idée d'espaces de neutralité. Ce n'est pas dans l'air du temps.

Accuser les antisionistes propalestiniens occidentaux ou internationaux d'antisémitisme correspond en fait à une sorte de procès stalinien dans la dimension grotesque qu'ils avaient. Dans les pays de l'Est, on accusait des résistants et des militants communistes d'être des nazis ou des espions de la CIA ou autres incriminations infamantes d'alors. Ils étaient censés avouer et faire repentance. C'est ce qui se passe actuellement dans les prétendues démocraties occidentales de la part des mêmes qui refusent l'idée de repentance à propos de la colonisation ou de l'esclavage (tout en se revendiquant toujours du christianisme dont le repentir est une valeur essentielle). Au fond, on comprend que les juifs se méfient d'une possibilité de retour de l'antisémitisme. Mais cette fois, c'est l'antisémitisme qui sert de stigmate. L'ironie de cet éternel recommencement est que les juifs sont donc du côté du manche cette fois-ci.

L'accusation intempestive d'antisémitisme s'est généralisée ces dernières années, spécialement contre la gauche. Après les massacres du 7 octobre 2023, une manifestation a eu lieu en France qui a rassemblé à peu près tous les partis politiques, sauf les propalestiniens notoires. Les accusations ont fusé contre La France Insoumise, qui n'a pas voulu manifester en se justifiant, outre par l'engagement propalestinien, par la présence du Rassemblement national qui semble s'être refait une vertu sur la question de sa réputation d'antisémitisme du temps du Front national. Tout le monde sait bien de quoi il s'agit. En matière de Sémites, les militants du RN préfèrent finalement les Sémites juifs aux Sémites musulmans. J'ai parlé ailleurs du principe du mistigri. Le laxisme règne donc à l'extrême droite aussi et les traditions se perdent. On vient de voir que certains préfèrent aussi les « Chinois » aux musulmans, quoiqu'il ne faille pas non plus se faire d'illusions. Les juifs devraient plutôt se méfier si on se sert d'eux.

Le truc de criminaliser une certaine gauche (l'antisémitisme est un délit) est adopté hypocritement par les politiciens de droite et de l'autre gauche pour éliminer des concurrents. C'est le nouvel ensauvagement du débat politique qui existait donc précédemment sous la forme stalinienne qui est devenue la norme politicienne. Le militantisme partisan se fait généralement des illusions sur l'efficacité de l'emploi de mauvais moyens avec de supposées bonnes intentions. Les pro-israéliens comme les propalestiniens croient bien faire, mais tous les militants finissent toujours par trouver plus facile de tenter de disqualifier leurs adversaires. Des intellectuels organiques développent leurs surenchères de justifications. C'est l'explication de l'engrenage qui conduit aux régimes autoritaires et aux dictatures. On parle aujourd'hui d'illibéralisme. Quand on joue aux cons, ce sont les cons qui gagnent.

Apartheid et Génocide

Les griefs des Palestiniens envers Israël sont connus depuis l'origine. On connaît l'histoire et on sait que ça s'est mal passé. Les Palestiniens n'ont pas accepté leurs défaites successives et vivent, souvent dans leurs camps de réfugiés depuis 1948, dans l'espoir de chasser les Israéliens ou, depuis les Accords d'Oslo en 1995, dans la perspective toujours repoussée de la solution à deux États. Mais la poursuite parallèle de la lutte armée renforce symétriquement l'option sécuritaire d'Israël. Il ne peut pas en être autrement. Sur le terrain, les grignotages de la Cisjordanie par les colons israéliens repoussent l'hypothèse de deux États aux calendes grecques. La situation est bel et bien une sorte d'apartheid sécuritaire vexatoire. Tous les Palestiniens sont des suspects permanents. Ce qui entretient le recrutement de militants de cette cause et de terroristes pour les plus radicaux. Le principe du militantisme est la surenchère.

À Gaza, la réplique aux massacres du 7 octobre a détruit massivement toutes les infrastructures de la bande de Gaza. Ce n'est pas nouveau non plus. Dans son livre Mainstream (2010), outre les passages sur l'hégémonie culturelle américaine (de surface) au Moyen-Orient, tant pour les Arabes que pour les Israéliens, Frédéric Martel parle d'une « guerre jamais terminée dans laquelle l'armée israélienne passe son temps à détruire, avec des bombes financées par les Américains, des installations palestiniennes financées par les Européens » (p. 457). Les destructions sont beaucoup plus importantes cette fois. Notons que des bombardements moins bien ciblés auraient pu tuer encore plus de monde.

Il est aussi évident que les populations déplacées et bloquées sur Gaza risquent la famine. La discussion de savoir s'il s'agit d'un génocide est parfaitement oiseuse. Tout le monde, encore une fois, savait ce qui allait se passer. Le 23 décembre 2023, je twittais :

Nier le risque initial d'un génocide relève de la langue de bois. La position israélienne correspond ici exactement à celle des Turcs à propos des Arméniens. C'était aussi un déplacement de population hors d'une zone de guerre : la Turquie était alliée de l'Allemagne contre l'Empire russe allié de la France et du Royaume-Uni pour la guerre de 1914-1918, et les Arméniens étaient partagés entre les deux côtés de la frontière entre la Russie et la Turquie. La communauté internationale se ridiculise une fois de plus à faire semblant de ne pas reconnaître la simple réalité. Le « devoir de mémoire » est sélectif. Maître Floriot (1902-1975) conseillait à ses clients : « N'avouez jamais ! » La propagande militaire a toujours pratiqué cet adage.

Il ne faut pas non plus se faire d'illusions sur les possibilités de guerres propres en général. Les opérations militaires entretiennent un peu trop l'idée d'affrontements codifiés par opposition à la tendance au génocide réciproque des guerres civiles. Les pertes collatérales de civils sont considérées comme des bavures, mais elles sont fréquentes. Les militaires commettent aussi toujours des exactions. On prétend s'étonner de celles de l'armée israélienne actuelle, mais la réalité est simplement l'imprudence d'envoyer des selfies de la part de ceux qui les commettent. Il y a toujours des bavures. Les militaires en opération pensent d'abord à leur propre protection et tirent sur tout ce qui bouge, d'où les tirs fratricides. On a aussi pu voir que les soldats israéliens ont tué deux otages qu'ils ont pris pour des Palestiniens sans prendre la peine de vérifier, alors qu'une des missions était bien censée être la libération des otages. Dans ce cas précis, il est certains que ces victimes ne pouvaient donc pas présenter une attitude hostile. Il faut arrêter de croire les belles histoires et regarder la réalité de la guerre en face. C'était la leçon pacifiste de la Première Guerre mondiale, qui n'a pas produit non plus que de bons résultats.

La bavure du 1er avril 2024 qui a visé un véhicule d'humanitaires de l'ONG World Central Kitchen, avec sept victimes internationales cette fois-ci, est-elle réellement un accident regrettable ou un calcul cynique de l'armée israélienne pour les décourager d'intervenir. On pourrait même envisager une intox du Hamas pour provoquer ce type de discrédit de l'adversaire. Tout est possible en temps de guerre. C'est pour cela qu'il est préférable d'éviter de se trouver dans des situations de conflits qui encouragent la politique du pire. L'idée munichoise de la paix à tout prix est déconsidérée, mais il faut assumer les conséquences de la politique de la canonnière qui n'épargne pas les populations civiles. J'ai montré, dans mon récent Pour Brassens, que le pacifisme a mauvaise presse à Médiapart, qui idéalise précisément la résistance des uns et des autres.

Quelle paix ?

De part et d'autre, la situation est bloquée. Le conflit dure depuis soixante-dix ans, il pourrait durer éternellement dans un cycle régulier d'attaques et de répliques propre aux vendettas. Il est difficile d'y mettre un terme et de faire la paix pour les combattants. D'abord parce que cela revient bien à admettre que ce pour quoi on a lutté et que tous les drames vécus n'ont fondamentalement servi à rien. Dans tous les camps, tuer des gens est banal pendant les conflits. La difficulté notoire est le retour à la vie normale (comme le montre le film Rambo). Entre les pertes, les blessés, les traumatismes psychologiques, les destructions, il faut tout reconstruire et revenir bêtement à la normale. C'est souvent difficile et ça ne veut pas dire qu'on n'aura pas de problèmes non plus. La meilleure solution est encore de se tirer si on en a la possibilité. C'est pourtant ce qu'on reproche aux réfugiés ou aux déserteurs. On préfère les héros morts, d'où l'exaltation du martyre, avec le paradoxe actuel de la condamnation de la lutte armée. On peut comprendre que certains se retrouvent dans une situation de double contrainte traumatisante. Alors que pour arrêter une guerre, il suffit que les deux belligérants le décident. Avant, c'était la guerre, après, c'est la paix. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde est content, mais ça fait quand même du bien quand ça s'arrête.

La difficulté est qu'on est sommé de prendre parti. Comme pour la guerre en Ukraine, choisir le camp de la paix est mal considéré. Dans cette guerre israélo-palestinienne aussi, on risque de se faire accuser par les deux camps. Le principe réel, énoncé plus haut, est que la majorité silencieuse est réputée prendre parti pour l'opinion dominante. Chaque camp croit donc qu'il possède une large base de soutiens. Ce n'est pas le cas, malgré les dénégations éventuelles. La réalité est simplement que chacun, y compris parmi certains des plus engagés, cède à la pression du groupe et se range du côté du plus fort.

La diplomatie est souvent impuissante. Sa compétence est nécessaire pour ne pas envenimer les choses en temps de paix. En temps de guerre, elle est au service, direct ou indirect, de l'un ou l'autre camp. Une guerre est difficile à arrêter parce que les deux camps veulent arriver à la table des négociations en position de force. Cela signifie exactement de continuer la guerre encore un peu pour marquer un point de plus. Il n'y a pas de raison que ça s'arrête avant la victoire totale. C'est toujours désolant d'être le dernier mort de la guerre, ou l'avant-dernier, ou l'avant-avant-dernier,... jusqu'au premier, finalement.

La fameuse citation de Fénelon, « Toutes les guerres sont civiles, car c'est toujours l'homme contre l'homme qui répand son propre sang » (1772), est une tautologie : les militaires sont des civils en uniformes (spécialement en Israël), mais les terroristes sont aussi des civils qui se considèrent comme des militaires. Le principe guerrier est simplement d'obtenir une soumission par la contrainte et la menace de mort, appliqué à grande échelle. Ce n'est justifié que par la tentative identique de la partie adverse. La paix commence quand on accepte d'utiliser d'autres moyens.

La manifestation en France qui a réuni la gauche, la droite et l'extrême-droite contre les propalestiniens a raté l'occasion de faire une manif contre l'importation de la guerre en France et en Europe. Il aurait été préférable de donner l'exemple en montrant qu'on est capable de discuter pour exporter la paix. D'autant que les Français ne sont pas directement concernés en tant que tels (juifs et Arabes locaux compris). Ce que j'affirme est facile à comprendre : si les propalestiniens et les pro-israéliens ne sont pas capables de discuter en France en faveur de la paix, il ne faut pas espérer que les adversaires sur place le soient non plus ! Ceux qui exigent, dans les deux camps, la soumission préalable de l'interlocuteur sont seulement capables de jeter de l'huile sur le feu. Mais il est vrai que la tendance actuelle, sur les chaînes d'infos en continu, est de faire discuter des gens qui sont d'accord entre eux, ou à la rigueur de les mettre en présence d'une tête de Turc pour se défouler et faire de l'audience. C'est ce comportement partisan qu'on enseigne quotidiennement.

Les politiciens font la guerre parce qu'ils ne sont pas capables de faire la paix. La guerre consiste à imposer par la force ce qu'on n'est pas capable d'obtenir par la discussion. Toute la question est la nature du modus vivendi postérieur. Tout ordre social est fondé au final sur l'acceptation d'une hiérarchie. Cela ne veut pas dire non plus que les relations inégalitaires soient acceptées de bonne grâce. Dans son livre, Le Racisme : Description, Définition, Traitement (1982), Memmi identifie une cause de l'engagement par l'« étonnement douloureux des jeunes gens lorsqu'ils découvrent que le réel humain est trop différent de la morale apprise » (p. 135). Les propalestiniens ont du mal à accepter l'hégémonie militaire locale d'Israël.

Thérapies longues/Thérapies brèves

On ne voit pas très bien comment sortir de la situation actuelle. Une partie des Palestiniens de Gaza va sans doute émigrer dans les pays qui voudront bien les accueillir. Les autres vont dépendre du soutien international à Gaza. Tout risque de recommencer. On pourrait évidemment profiter de la destruction quasi totale de Gaza pour opérer une bascule : rendre Gaza à Israël et installer les Gazaouis en Cisjordanie à la place des colons. Cela rétablirait, pour la Cisjordanie, la continuité territoriale aujourd'hui grignotée par Israël en rendant possible la solution à deux États. Mais cette solution pragmatique est peu probable. Chacun procède aujourd'hui essentiellement par symbole et surenchère.

Ironiquement, cet imbroglio me rappelle l'affrontement entre freudisme et l'école de Palo Alto. On est enfermé dans une boucle temporelle entre référence à l'histoire (intime dans le cas freudien) par opposition à des thérapies brèves qui essaient de s'attaquer pratiquement aux symptômes (sur le mode banal de remonter à cheval en cas de chute). On est bien dans la situation où chacun s'accuse mutuellement en se renvoyant à la figure les traumatismes du passé et les leçons de l'histoire que tout le monde connaît donc très bien. Mais connaître l'histoire ne sert à rien dans ce cas. De part et d'autre, les tentatives de diabolisation et de rabaissement de l'adversaire sont la norme. Pour tuer les gens, on a souvent besoin psychologiquement de nier leur humanité. On emploie des mots qui dépassent la pensée dans les conflits collectifs autant qu'individuels et ça aboutit souvent aux drames que l'on constate partout. Il ne faut pas faire semblant de s'en étonner.

Ici, la stratégie sacrificielle espère sans doute une contrepartie de la part de la divinité. Le martyre ne signifie pas qu'on a raison. C'est valable pour les Israéliens comme pour les Palestiniens. C'est plutôt une sorte de valorisation du suicide. Si les juifs utilisent, à tort, l'argument de la Shoah, ils pourraient donc admettre qu'ils sont aujourd'hui en paix avec l'Allemagne et qu'ils le seront un jour avec les Palestiniens. Objectivement, ce conflit constitue, depuis l'origine, une simple querelle de bornage entre voisins. On sait que ça peut dégénérer. Le rôle de l'État est de pacifier les relations entre les citoyens. Si les parties prenantes n'arrivent pas à se mettre d'accord, le principe juridique normal est d'utiliser une instance impartiale. La situation actuelle est plutôt que les débatteurs prennent parti pour l'une des thèses en présence. Mais le travail intellectuel authentique impose d'être capable de les confronter équitablement. Faire la paix n'est pas le but de certains.

Je mentionnerai aussi un de mes dadas avec la contrainte démographique. Depuis la création d'Israël, la population tant israélienne que palestinienne a été multipliée environ par cinq. Cette augmentation était même une stratégie délibérée de la part des deux camps. Il est bien évident que ça ne facilite pas les questions de bornage. Cela explique tout autant le grignotage par les colons israéliens que la pauvreté des Palestiniens. Ce paramètre de la démographie n'est plus à la mode. C'est un tort. En tout état de cause, il est peu probable que les populations concernées puissent à nouveau être multipliées par cinq. C'est vrai pour tous les pays qui n'ont pas fait leur transition démographique. Pourquoi donc ne pas tenir compte du poids de la démographie dans l'évolution sociopolitique ? Je considérais jadis que c'était aussi un facteur principal des guerres contre l'opinion de mon professeur de l'époque, M. Jean Baechler (1937-2022). Je persiste et signe sur ce point. Comme en Afrique, la croissance exponentielle de la population empêche la satisfaction des besoins d'équipements publics, tout spécialement sur un territoire aussi réduit que la Palestine. Cette croissance incontrôlée contribue à imposer des solutions d'urgence là où il faudrait prendre le temps de souffler un peu. La guerre est alors perçue comme une solution aux crises.

Jacques Bolo

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