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Linguistique / Éducation - Mai 2024

André Chervel, Histoire de la grammaire scolaire : et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français (1977)

Résumé

Le livre de Chervel, qui a été très à la mode en son temps, est une construction un peu étrange. Malgré une large documentation très intéressante, sa thèse essentielle consiste, de façon lancinante, à valoriser la linguistique spéculative du XVIIIe siècle et à dénigrer la grammaire pédagogique des XIXe et début XXe siècles.

Édition utilisée : André Chervel, Histoire de la grammaire scolaire : et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, coll. « PBP », n° 394, éd. Payot, Paris, 1977, 400 p.
Nouvelle édition : Editions Lambert-Lucas, Limoges, 2024, 312 p.
 
TABLE
 

Introduction

Le livre de Chervel, qui a été très à la mode en son temps, est une construction un peu étrange. Malgré une large documentation très intéressante, sa thèse essentielle consiste, de façon lancinante, à valoriser la linguistique spéculative du XVIIIe siècle et à dénigrer la grammaire pédagogique des XIXe et début XXe siècles. Il considère que le processus a produit l'effet d'« une science disparaissant dans sa propre vulgarisation » (p. 70). Ce qui est un peu contradictoire avec le reproche : « l'enseignement de l'orthographe exigeait-il absolument le recours à une syntaxe, à une théorie du signe, à une théorie de la proposition ? » (p. 10). Comme il ajoutait que cette vulgarisation passe « entre les mains de praticiens, ces maîtres d'école souvent à moitié incultes » (p. 70), il faudrait plutôt admettre que le problème est la formation des maîtres en plus de celle des élèves. Il faut bien des manuels pratiques. Pour comprendre cette énigme, on peut surtout se souvenir que le livre a été écrit à l'époque du culte structuraliste de « la théorie » dans le monde universitaire.

Chervel s'oppose à la grammaire scolaire avec l'argument que « la grammaire scolaire, c'est la grammaire de l'orthographe » (p. 9). Avec son sous-titre : « et il fallut apprendre à écrire à tous les petits français », on ne voit pas comment il aurait pu en être autrement. Malgré certaines critiques justifiées de sa part à l'égard des étapes successives, la conception selon laquelle « il semblait s'avérer [...] que l'enseignement du français avait délibérément fabriqué à des fins pédagogiques sa propre grammaire, et avait su l'imposer en la faisant passer pour la grammaire du français » (pp. 9-10) a quand même une connotation qu'on dirait aujourd'hui complotiste, alors que ces étapes sont évidemment des tâtonnements. C'est le lot de toute recherche appliquée ou de la recherche tout court.

L'anomalie profonde de la position de Chervel consiste dans le fait qu'au XVIIIe siècle, comme il le note lui-même, l'orthographe était proche de la nôtre. Il reconnaît donc la nécessité d'apprendre plusieurs points : 1) les lettres et leur valeur, 2) la séparation des mots (parties du discours), 3) l'orthographe d'usage, 4) la relation grammaire/orthographe, 5) le découpage en phrases, 6) la différence langue orale/écrite (pp. 31-33). Ces questions n'avaient justement pas été résolues par les grammairiens du XVIIIe siècle. Chervel fait l'apologie de la grammaire générale : « fortement structurée et pourvue d'un plan d'ensemble qui en assurait la cohésion » (p. 200). On se demande alors pourquoi on ne s'en est pas servi pour enseigner le français.

Il faut savoir que « le schéma habituel, c'était l'acquisition de la grammaire par le latin », comme avec Morel de Thurey (1734-1788) : Rudimens de la langue française et principes de la grammaire (1782) (p. 52). À l'époque, « on apprenait à lire avant de commencer l'écriture. Et jusqu'en 1850, c'est par la lecture du latin qu'on débutait, avant d'apprendre à lire en français » (p. 143). C'était sans doute un archaïsme scolastique. Il ne faut pas oublier que l'université traditionnelle était une formation professionnelle qui concernait exclusivement les disciplines du droit, de la médecine et de la théologie enseignée originellement en latin. L'imposition du français dans les actes officiels pour les juristes date de l'ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539.

Par opposition à la linguistique théorique, Chervel parle (p. 53) d'une grammaire orthographique pour dames ou pour les militaires, selon Beauzée (1717-1789) et Douchet (XVIIIe). Le schéma était celui des « écoles pratiques » (militaires entre autres) qui ont servi de modèle pour l'enseignement populaire. On peut rappeler ce que dit Wolf Lepenies dans Les Trois cultures, à propos de l'Angleterre : « L'opinion publique, en Angleterre, persistait à ne considérer comme cultivées que les personnes qui avaient étudié le latin et le grec ; les autres passaient pour des spécialistes » (p. 161). Chervel corrige aussi que la grammaire de Lhomond (1727-1794), auteur du premier manuel, Éléments de la grammaire française, dès 1780, n'est pas latiniste contrairement à ce qu'ont cru Larousse (1817-1875), Buisson (1841-1932), Renée Balibar (1915-1998). Mais même Lhomond « justifie sa grammaire française par la préparation à l'étude du latin » (p. 54), sans doute pour la formation des prêtres.

Dans les difficultés d'établissement d'une grammaire au XIXe siècle, Chervel mentionne aussi les problèmes de la différence oral/écrit, des langues régionales, de l'adoption d'un français populaire-bourgeois, tout en maintenant artificiellement l'opposition entre voyelles longues et brèves du registre noble (pp. 33-36). Chervel parlera d'une « fonction normalisatrice et stérilisante de l'école » [...] « tout se passe comme si l'éducation parâtre disait hargneusement à ses élèves : 'Ah ! Vous croyez savoir écrire et rédiger ! Mais c'est une autre affaire que de raconter vos histoires dans la cour de récréation ou en famille » (p. 280). Il nuance en citant aussi Michel Bréal (1832-1915) pour qui l'enfant sait déjà des choses, « c'est alors un plaisir pour lui de voir que la grammaire n'est pas une chose nouvelle qu'on va leur apporter du dehors, mais qu'ils la pratiquent depuis longtemps de lui-même » (p. 162). Plus globalement, le propos était d'enseigner une langue administrative contre les variantes régionales, comme pour l'unification des poids et mesures après la Révolution française.

Il fallait aussi gérer une situation difficile. Chervel indique, « selon un rapport de l'Abbé Grégoire [1750-1831] en 1794, que sur une trentaine de millions de Français, six millions d'adultes ignoraient la langue nationale, six millions ne la parlaient que très imparfaitement, trois millions seulement la parlaient correctement, dont un bon nombre était incapables de l'écrire » (p. 24). Si le XVIIIe siècle était moins normatif, au XIXe siècle, malgré quelques propositions sans lendemain comme celle de « Féraud [1725-1807] [qui] livre des graphies allégées 'apele, comun, conaitre, ortographe' » (p. 48), Chervel note la fin de la tolérance après 1850 (p. 49).

Il rapporte que les Éléments de la grammaire française de Lhomond resteront longtemps la référence (p. 51). Le livre fait 89 pages, comprenant dix chapitres sur les parties du discours : nom, article, adjectif, pronom, verbe, participe, préposition, adverbe, conjonction, interjection (p. 55). Il est possible que l'idée d'absence de lien au latin, selon Chervel, vienne de la distinction nom/adjectif, contrairement au latin, inspirée du XVIIIe siècle où l'on utilisait « nom substantif, nom adjectif » (p. 55). Mais Lhomond simplifie Régnier-Desmarais (1632-1713) qui distingue « substantifs abstraits (humanité, vigilance), collectifs (forêt, peuple) [...], nom simple (homme), nom dérivé (mortalité), noms composés (bienfait, bonheur), [...] noms absolus (homme, oiseau), et les noms relatifs (père, fils), noms augmentatifs et diminutifs, mais sans particularités orthographiques » (p. 59). La référence au latin existe quand même quand Chervel dit qu'« il tombe [...] des pierres » devrait s'écrire « tombent », selon Lhomond, par référence au nominatif (p. 64). Les manuels ne contiennent pas d'exercices avant 1805 avec Lequien (1779-1835) : « le Lhomond, c'est d'abord et essentiellement un ouvrage de récitation » (p. 67), comme au catéchisme dont sont chargés aussi les maîtres jusqu'à la fin du XIXe siècle. Chervel mentionne le cas d'un signe de croix avant de commencer à lire pour les élèves.

Grammaire « logique » dix-huitièmiste ?

Chervel semble idéaliser la « grammaire générale » du XVIIIe siècle en disant que la grammaire scolaire a nui à la grammaire théorique (p. 69). Mais il minimise l'« apparent désordre des classements au XVIIIe siècle » (p. 248). Au départ, « issue [...] de Port-Royal, la grammaire générale était devenue, avec Dumarsais [1676-1756] et Beauzée, la théorie linguistique de l'Encyclopédie » (p. 71). Plus loin, Chervel fera l'apologie de Saussure (1857-1913), qui parle de la « langue comme système où tout se tient et où chaque élément tire sa valeur de son opposition avec les autres éléments du système. C'était renouer la tradition grammaticale classique » (p. 264). La théorisation était dans l'air du temps structuraliste des années 1960-1970.

Au XVIIIe siècle, Chervel note l'essor de la phonétique, prosodie, rhétorique, lexicographie, sémantique (p. 84). Par contre, de 1820 à 1920, il considère qu'il y a eu « un siècle d'appauvrissement continu de la réflexion grammaticale française » (p. 88). Il ajoute : « le public a bien changé depuis l'ancien régime. Ce n'est plus la réflexion sur la langue qui l'intéresse. Son souci majeur, c'est surtout l'accession au bon usage écrit et surtout à une orthographe correcte » (p. 89). Pourtant, il fallait bien enseigner et pas seulement discuter.

Chervel indique que la nouvelle analyse grammaticale voulait « expulser de la grammaire toute cette métaphysique, toutes ces 'puérilités scolastiques' (comme dit Brachet [1845-1898]) [...], qui en fait une science dogmatique fondée essentiellement sur la logique » (p. 205). Effectivement, le problème général de la grammaire depuis Aristote (384-322 Av. J.C.) jusqu'à la Grammaire de Port-Royal (1660), était la confusion entre linguistique et logique. L'aspect scolastique consistait précisément dans le plaquage du couple sujet-prédicat sur la grammaire de la phrase. Ce qui peut produire effectivement des « monstruosités » (p. 108), comme « c'est existant que je suis adressant me à vous » (p. 158) chez Chapsal (1787-1858). Les phrases logiciennes du type « il, un grand courage, est fallant me » (p. 168) subiront la critique (p. 170) de Ferdinand Brunot (1860-1938), ou Ferdinand Buisson (1841-1932). Bizarrement, Chervel, à propos de cette mise sous forme de prédicat logicien, dira qu'« on objecte à juste titre que 'J'aime' et 'Je suis aimant' ne sont pas des phrases synonymes » (p. 138). En fait, elles sont synonymes, mais la deuxième n'existe pas.

Cette reprise de la logique classique repose sur le principe que « logiquement [être] est le seul verbe » (p. 74), d'où les reformulations alambiquées :

« Ainsi, montre Domergue [1745-1810], derrière la phrase apparemment simple : 'elle s'est fait conduire chez son père', il a deux jugements, deux propositions qu'il formule de la façon suivante : 'elle a ceci fait. Quelqu'un être conduisant elle chez son père'. Ces phrases barbares ne sont évidemment pas prononçables ; mais elles constituent la vérité du discours concret, et l'on ne doit pas hésiter à multiplier de tels barbarismes, puisqu'ils permettent de comprendre l'articulation de la pensée. Chaque langue a droit à ses propres figures. Et à côté de la grammaire générale, valable pour toutes les langues, il faut donc des grammaires particulières qui rendent compte des entorses que chacune pratique sur la construction naturelle » (p. 76).

La grammaire proprement dite concerne effectivement les langues particulières. Le principe général de la logique antique pouvait s'exprimer ainsi : « Chapsal montrait avec autant de vraisemblance que tous les verbes sont des verbes d'état à ce compte : dormir, c'est être dormant, etc. » (p. 195). Il faudrait plutôt distinguer plusieurs types de prédicats (d'où l'opposition verbe d'état, verbe d'action). L'argument utilisé, à l'époque des idéologues, singeait la logique classique : « l'anglais dit bien 'I am sleeping', mais le français a préféré à 'je suis dormant' la phrase 'je dors', qui n'en reste pas moins un jugement » (p. 73). On trouve ces reformulations dans La logique sans peine de Lewis Carroll (1832-1898), mais il ne s'agit pas de linguistique dont le but est bien de décrire les langues naturelles par opposition à une sorte de grammaire universelle considérée comme la langue de la pensée. Concrètement, le risque est de considérer que le formalisme de sa propre langue est le meilleur alors que s'il existe des reformulations, elles sont équivalentes par définition. C'est le principe de la traduction, que certains jugent impossible parce qu'ils pensent que la langue originale comporte une essence particulière. Ici, le « je suis dormant » anglais aurait donc une qualité (de sommeil) différente de « je dors » !

De fait, cette analyse logique s'est révélée difficile pour fixer les accords grammaticaux (p. 74) et elle a été abandonnée. Ainsi, « Domergue [...] reproche [à Beauzée] d'avoir confondu analyse logique et analyse grammaticale », pour lui : « l'analyse grammaticale détaille les mots de la proposition, tandis que l'analyse logique énonce le sujet, la copule et l'attribut. L'abbé Sicard. Précisera en opposant les parties logiques de la proposition et ses parties grammaticales (les mots). [...] Mais il faudra attendre la grammaire scolaire des années 1810 pour voir pratiquer sans hésitation la double analyse de la proposition » (p. 78). La distinction logique/grammaire est nécessaire, mais elle prend un sens linguistique particulier dans ce contexte historique.

Chervel parle (p. 158) de la double analyse chapsalienne de « Dieu est juste » [les exemples étaient édifiants à l'époque]. Analyse logique [syntaxique] : sujet+verbe+attribut ; analyse grammaticale : nom propre, masculin singulier + verbe présent, 3e personne + adjectif qualificatif, masculin singulier. Mais ce n'est pas le schéma complexe logicien « que Chapsal prétend imposer aux enfants » (idem). En effet, pour Chapsal :

« toute proposition doit d'abord être réduite à son infrastructure logique, quelque barbare qu'elle soit, et faire apparaître un sujet, le verbe être et un attribut. C'est l'analyse logique. Or un énoncé peut comporter plusieurs propositions [...]. L'analyse logique chapsalienne est donc elle-même double : il faut d'abord décomposer la phrase (c'est l'analyse préliminaire), puis chacune de ses propositions (c'est la partie proprement logique de l'opération) » (p. 156).

Au final, « l'analyse logique de Chapsal n'a rien à voir avec la nôtre » (p. 157), « l'expression analyse logique évoque pour nous, au XXe siècle, la notion de phrase complexe à décomposer en propositions » (p. 78). Mais il était entendu que « jusque vers 1820, la plus grande partie des grammairiens estime que les relations logiques des propositions dans la phrase complexe ne sont pas du ressort de la grammaire et qu'il convient de les laisser à la logique » (pp. 78-79).

La bizarrerie est que la prétendue analyse logique (logicienne) correspondait plutôt à une sorte d'analyse grammaticale. Quand il s'agit d'analyser « les pêches sont plus agréables au goût que les autres fruits que la nature nous offre dans la même période » (p. 77), Sylvestre de Sacy (1758-1838) considère que « l'attribut logique est tout ce qui vient après le verbe 'sont' ; l'attribut grammatical le seul mot 'agréables' » (idem). Une analyse réellement logique (propositionnelle) consisterait plutôt à segmenter : 1) les pêches sont agréables au goût ; 2) d'autres fruits sont agréables au goût ; 3) la nature nous offre tous ces fruits à la même période ; 4) les pêches sont plus agréables. On peut effectivement dire que l'attribut logique est bien 'agréables au goût'.

L'analyse grammaticale concerne plutôt l'emboîtement usuel des catégories grammaticales et des propositions dans chaque langue particulière. D'où une hétérogénéité qui explique l'insatisfaction théorique de Chervel. Il s'insurgera contre le laxisme de Flandin (1882-1939) qui définit la proposition « 'Un ou plusieurs mots qui signifient quelque chose' et ajoute fièrement : 'Comment est faite une proposition ? N'importe comment.' On atteint là un des sommets théoriques de la deuxième grammaire scolaire ! » (p. 206). Il s'agit en fait de la différence entre logique (jugement) et grammaire (propositions) : l'enchaînement des propositions n'est pas logique (ellipse, inversions, jeux de mots, etc.) ni ordonné, comme les variantes de « belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour » du Bourgeois gentilhomme de Molière (~1622-1673), spécialement à l'oral. C'est ce que décrit bien l'hérésie grammaticale de Flandin.

On remarquera aussi que Chomsky [1928-] reproduit l'analyse de Sacy ci-dessus dans son schéma groupe nominal + groupe verbal. Chervel l'admet en mentionnant l'« innovation [...] de la notion de groupe, apparue vers 1950. [...Pour laquelle] l'opposition du groupe sujet et du groupe verbal reprend exactement celle du sujet et de l'attribut chez Dumarsais » (p. 271). Chomsky s'inspirait notoirement de la « linguistique cartésienne » des XVIIe-XVIIIe siècles qui n'était que de la logique logicienne. On peut trouver une autre allusion à Chomsky pour la critique du chaptalisme et ses transformations quand Chervel note que « l'orthographe et la ponctuation sont en relation directe avec les structures profondes [...] derrière les apparences du discours, la réalité de la pensée » (p. 135). Mais la réalité des langues naturelles est bien la grammaire de surface, par opposition à la logique ou l'idée d'une grammaire universelle. Les linguistes dérivent toujours vers la philosophie quand il s'agit de compréhension du sens.

Grammaire et orthographe

La question de l'enseignement de la grammaire elle-même n'est pas aussi évidente qu'on peut le penser. Comme le note Chervel, « on a peine, en France, à imaginer que dans bien des pays, Angleterre, États-Unis, Italie ou Brésil, on puisse apprendre à écrire la langue nationale sans un important bagage grammatical » (p. 27). On peut aussi expliquer la séquence du XIXe siècle qu'il déplore par le contexte historique, puisque « le Directoire [...] interdit l'enseignement de la grammaire générale » (p. 71). Il est possible que ce soit lié à l'interdiction des philosophes correspondants. Mais la question se pose méthodologiquement quand Buffier [1661-1737] dénonce précocement, dans sa Grammaire Françoise sur un plan nouveau (1707), la grammaire normative et promeut l'observation de l'usage (p. 84) ou qu'un ministre de Napoléon III critique plus tard l'abstraction grammaticale enseignée aux enfants (p. 273).

Le leitmotiv de Chervel est quand même que « ce que les grammairiens théorisent, ce n'est pas autre chose que la grammaire de l'orthographe » (p. 277). Il fallait justifier la transcription de la langue avec ses particularités. Il semble cependant que la théorie était incomplète. En effet, « le maître ne peut faire fonctionner sa grammaire que sur des énoncés triés sur le volet » (pp. 262-263) et, en référence à Brunot : « S'il fallait donner en exercice à une classe quelconque une colonne de journal du jour, personne ne serait sûr de s'en sortir, ni élève, ni maître, ni directeur, ni inspecteur » (p. 263). Face aux impasses, « l'orthographe ne sera pas réformée » (p. 170) malgré « l'arrêté de 1901 édictant quelques tolérances, dont il ne sera même pas tenu compte dans les jurys d'examen » (p. 180).

Il est possible que le courant antigrammatical, avec Ferdinand Brunot (p. 259) soit l'origine de celle de Chervel contre l'orthographe (p. 264). Il note (p. 163) une critique de la grammaticalisation (1880) en Suisse et Belgique, et des résistances à l'institution (1920), ou que « l'incohérence grammaticale est portée devant le public » (p. 182). Cette critique est le propos initial du livre : 1) grammaire comme auxiliaire pédagogique de l'orthographe, 2) deux doctrines à visée pédagogique et non scientifique, 3) pas de fondement scientifique, mais « idéologie populaire », 4) pas de théorie grammaticale, 5) canonisation de l'orthographe, 6) biaisant la théorie linguistique (p. 28). Sa conclusion sera de parler d'une illusion idéologique de compréhension de la langue et des textes par la grammaire (pp. 277-278). Il y revient sans cesse : « une des plus grandes mystifications de l'histoire de la grammaire, la théorie syntaxique de la grammaire scolaire » (p. 88) ; « cette prétendue science de la langue n'est qu'un monstrueux bric-à-brac, échafaudé au cours des décennies. [...] C'est bien d'une véritable mystification que sont victimes les élèves, et les maîtres » (p. 276).

Il faut souligner pourtant qu'avant la grammaire scolaire « jamais la grammaire française n'a été vraiment unifiée. Les désaccords sont nombreux sur l'attribut, l'auxiliaire, les modes ou la nature des compléments. Ces débats anciens, la grammaire scolaire va y mettre un terme [...] au nom de la sacro-sainte orthographe » (p. 122). Mais Chervel admet immédiatement que « dans tous les cas, ce sont les nécessités de la pédagogie, les capacités d'assimilation de l'élève qui emportent la décision » (idem). Ce n'est donc pas absurde, même si certains choix auraient pu être différents. Chervel se plaint surtout que seuls les problèmes d'écriture intéressent les grammairiens du XIXe (p. 112).

Il faut aussi dire que, concrètement, la récitation de la grammaire était la règle au début : « pendant 20 ou 30 ans, il semble qu'on ait fondé beaucoup d'espoir sur cette méthode » (p. 146). Petit à petit, les enseignants ont introduit les exercices scolaires, avec la présentation de cacographies (étude d'erreurs), méthode critiquée ensuite (p. 145). Puis sont venues les dictées, et les « dictées de grammaire » plus méthodiques (p. 147). Enfin, la double analyse, « sur les bases développées par les grammairiens de la Révolution » : Chemin-Duportès propose l'Analyse du premier degré (1811), classe les mots pour les accords les plus simples ; le deuxième degré détermine la fonction des mots dans la phrase (sujet, compléments) pour l'accord des participes ; le troisième degré divise la phrase en proposition pour la ponctuation (pp. 149-150).

Dénigrant la grammaire scolaire pour lui préférer la linguistique du XVIIIe, Chervel note quand même que le XIXe siècle a produit la grammaire historique, la grammaire comparée, l'étude des patois, de l'ancien français (p. 90). Ce n'est pas rien !

Points de grammaire

Concrètement, le livre de Chervel détaille de nombreux points de grammaire qui se sont posés à l'époque, sur lesquels il prend lui-même une position discutable (en référence au XVIIIe siècle le plus souvent).

Sur les accords

Une question était de savoir si des termes collectifs justifiaient le pluriel d'« une foule de pauvres reçoivent des secours » par le fait que le collectif est ici partitif et que le verbe s'accorde avec le sujet logique, par opposition à « la foule des hommes est vouée au malheur » (p. 105). Pour le sujet impersonnel de la phrase, Chervel note que « deux traditions grammaticales s'étaient opposées au XVIIIe siècle. La grammaire des collèges, toute orientée vers la traduction en latin, ne s'était pas souciée de ce il. Le verbe, disait-on, s'accorde au nominatif » (pp. 106-107), comme pour le cas « il a été pris des mesures sévères » considérées comme le sujet (p. 106).

Il faudrait plutôt dire que logiquement, les mesures ne sont pas le sujet (c'est-à-dire l'agent) : c'est quelqu'un qui prend des mesures. Le vrai verbe/prédicat est « prendre des mesures » (ces verbes composés sont sans doute l'origine de l'idée de groupe verbal chez Chomsky). Chervel mentionne « il arrive de grands malheurs », qu'il inverse en « de grands malheurs arrivent » (p. 107), qui ne correspond pas au même cas. Le reproche classique d'utiliser la grammaire du latin pour décrire le français s'applique ici : en français, la forme impersonnelle existe. La théorie linguistique doit l'entériner.

Pour l'accord du participe avec le complément direct, Chervel note que le cas des exemples : « la lettre a été reçue, j'ai reçu la lettre, la lettre que j'ai reçue [...] mettait à rude épreuve toute la réflexion logique » (p. 110). On constate plutôt que la logique n'est pas de la grammaire (outre l'utilisation d''analyse logique' pour parler de syntaxe). Chervel rappelle que Dumarsais refusait l'auxiliaire et considérait « reçu » comme un adjectif, « doctrine impeccable sur le plan formel » (pp. 112-113) selon Chervel. Est-ce aussi fondé sur le latin ? La première grammaire traite le « participe comme une partie du discours autonome et pas seulement comme mode du verbe » (p. 116). Dans « la deuxième grammaire, le verbe n'est plus 'reçu', mais 'ai reçu' » (idem). « L'auxiliaire perd sa catégorie et devient un mode du verbe : on continuera [...] à parler d'auxiliaire, mais celui-ci sera désormais partie intégrante de la forme verbale » (idem). Chervel le justifie par la référence à la logique sur le mode « je suis dormant », mais pour l'exemple donné, le verbe est bien recevoir. La forme avec auxiliaire concerne bien les différentes formes grammaticales françaises (j'ai reçu la lettre, la lettre que j'ai reçue) et non le latin ni une forme logique (sémantique) avec la copule.

Circonstanciels

Chervel est particulièrement remonté contre les circonstanciels : « l'histoire du complément circonstanciel illustre bien cette dégradation théorique » (p. 177) ; « on fondait la nouvelle grammaire sur une notion entièrement ambiguë. [...] [Le circonstanciel] exprime la circonstance de l'action, c'est-à-dire un élément extérieur, un accessoire, un 'accident', une caractéristique 'adverbiale' au procès » (p. 178). Au contraire, les circonstances de l'action rendent à l'analyse sa relation avec le monde. Tout ne se passe pas seulement dans la tête du philosophe ou dans le cadre de propositions universelles, sur le mode « tout x est y » ou des exemples scolaires canoniques de l'époque comme : « Dieu est juste » (pp. 124, 158) ! Chervel note que vers 1845-1860, « la deuxième grammaire est née le jour où l'on a reconnu au complément circonstanciel un statut grammatical » (p. 170). Il était déjà dans la grammaire générale avec l'abbé Girard (1677-1748) et Beauzée, mais on lui préférait l'adverbe (idem).

C'est aussi une question d'analyse grammaticale. « À la fin du XVIIIe siècle, Domergue et Sylvestre de Sacy [...] montrent en effet que, parmi les compléments, certains sont nécessaires grammaticalement [...] tandis que d'autres ne sont nécessaires que 'logiquement' comme dit Domergue » (p. 172). Il doit s'agir de la valence des verbes (nombre de compléments obligatoires, ex. « Je donne [quelque chose] [à quelqu'un] »). Il faudrait même généraliser. Dans mon livre sur l'intelligence artificielle, à propos de ces questions d'analyse de la langue, j'ai dû mentionner que la phrase « complète » devrait comporter des indications exhaustives (temps, lieu, manière, etc.) pour correspondre au réel. Il en découle que les phrases effectives comportent souvent des ellipses, comme le dit Sylvestre de Sacy : « tout discours [...] suppose un compellatif [apposition-apostrophe-destinataire], mais il arrive souvent que le compellatif soit sous-entendu » (p. 192).

Justement, Chervel mentionne aussi la question de l'ellipse des prépositions pour identifier les compléments indirects (p. 121) ou l'attribut (p. 125) ou « une tentative [...] de Poitevin (1804-1884), reprise par Rocherolles (1841-1930) et Pessonneaux (1821-1903), qui suggéraient de réserver l'appellation de complément indirect 'aux mots qui ne complètent l'idée suggérée par le verbe qu'à l'aune des prépositions à, de, par » (p. 179). Le problème était de « ne pas confondre avec le complément direct [ex. « je l'ai vu (à) la veille de son départ »]. Donc plus la question qui/quoi ? Mais quand, comment, où, pourquoi ? » (p. 173). On peut penser que le principe facultatif repose sur la présence d'indications dans la sémantique des termes compléments (ici « la veille » pour la question « quand ? »).

Chervel condamne donc l'inflation des circonstanciels (pp. 176-177), qu'il oppose à l'idée de compléments indirects (« 'J'ai donné un livre à Pierre', 'nous parlons de Pierre' ou 'La naissance du Christ a été annoncée par les prophètes' » (pp. 178-179) avec pourtant le même risque d'inflation. Chervel insiste : « Bernard Jullien [1798-1881] combattit non sans pertinence la notion de circonstanciel. Son argumentation qui, tout en s'inspirant de la grammaire générale, rend un son très moderne. [...] On a tenté de différencier les régimes [compléments], d'après le sens qu'on croyait y reconnaître, comme si ces différents sens appartenaient à la grammaire. [...] Qu'on dise : 'il travaille à son devoir, il travaille de tête, il travaille avec zèle, etc.', nous voyons partout l'idée de travailler complétée par des noms qui suivent le verbe : nous appelons ces noms les compléments du verbe, et le complément indirect parce qu'ils se joignent à lui par des prépositions » (pp. 175-176) [c'est moi qui souligne]. Ou encore : « les grammairiens les plus conscients se rendaient bien compte qu'avec la notion de circonstanciel, on s'installait dans l'à-peu-près, et qu'on renonçait à toute rigueur, [et Chervel parle d'un] pseudo-concept grammatical » (p. 175). Tous ces compléments n'auraient-ils pas de nom grammatical ? Ou seraient-ils désignés par la préposition, ce qui revient bien au même que les circonstanciels, avec juste des ambiguïtés sémantiques.

C'est en 1929, en Belgique, que Radouant (1862-x), Lanusse (1853-1930) et Yvon (1873-1963) proposent le complément d'agent (p. 183), que Chervel refuse sur le même principe. Un argument est que « toutes les circonstancielles, but, temps, cause, etc., peuvent être introduites par la conjonction 'que'. D'où le risque de confusion avec les complétives et aussi avec les relatives » (p. 227). Il faudrait des exemples pour traiter correctement ces affirmations. Chervel aboutit à l'apothéose : « avec le circonstanciel, la terminologie grammaticale des fonctions des mots et des propositions se développe comme un véritable cancer » (p. 181), ou plus perfidement : « les critiques pertinentes adressées, ces dernières années en particulier, à cette notion ne laissent pas le moindre doute sur sa véritable nature : c'est un concept ad hoc » (idem). Karl Popper était nouvellement à la mode à l'époque (« ad hoc » inversant le sens français d'« adéquat » par l'anglicisme signifiant plutôt « opportun »).

Le but de l'analyse linguistique n'est pas la réduction a priori du nombre des compléments, mais la description de la phrase et du discours. Une théorie (ou une machine) doit pouvoir générer des compléments en fonction du sens. La réalité est effectivement que les circonstanciels sont souvent implicites et que les prépositions sont polyvalentes. Une analyse logique (c'est-à-dire sémantique) des compléments, éventuellement pour définir leur ordre dans la phrase, revient bien à ces catégories circonstancielles. Quand on parle de compréhension de texte pour l'intelligence artificielle (par opposition à l'humain), on fait précisément référence à la détermination de ce qui est implicite.

Fonctions

Du fait dur refus des circonstanciels, Chervel refuse forcément l'analyse fonctionnelle qu'il considère « sans aucun fondement théorique » (p. 201) en disant que « certains vont plus loin et veulent déplier tous les groupes de mots de la proposition suivant un schéma uniforme [...] 1) sujet, 2) verbe, 3) attribut, 4) COD, 5) COI, 6) circonstanciel, 7) déterminatif, 8) explicatif » (p. 157), en particulier Augustin Braud (1802-18..), avec ses Premières leçons de grammaire française (1869). N.B. J'étais arrivé au même résultat à propos de l'analyse automatique du langage. Jullien s'oppose à cette notion (p. 153) et Chervel l'approuve en disant aussi que « peu de réflexions vraiment originales sur la langue au-delà de 1820, mis à part Bernard Jullien, qui, vers 1850, combat avec force le développement du fonctionnalisme » (p. 90).

Sans doute du fait du contexte chomskyen (sujet-prédicat) des années 1970, qui s'opposait alors au fonctionnalisme de Martinet (1908-1999), Chervel insiste : « l'appareil des fonctions de notre grammaire scolaire n'a pas grand-chose à voir avec une conception objective de la langue. Il est par contre bien adapté pour l'enseignement de l'orthographe » (p. 153). C'était bien le propos de la grammaire scolaire, quoique les fonctions/circonstanciels ne concernent généralement pas les accords orthographiques.

Pour Chervel, la référence est toujours la logique ancienne : « l'abbé Fabre refuse d'aller au-delà, même si la grammaire d'ancien régime [...] admettait que la proposition se décompose en trois parties, sujet, copule, attribut » (p. 154), par opposition à une analyse 'fonctionnaliste' : « seul l'abbé Girard propose un système des fonctions complet à sept éléments [...], reflet des cas du latin » (attributif, conjonctif, subjectif, objectif, terminatif, circonstanciel, adjonctif (i.e. nominatif, accusatif, datif, ablatif et vocatif). Par opposition à la grammaire d'ancien régime logicienne, l'analyse grammaticale fonctionnelle correspond bien à La Grammaire des cas de Fillmore [1929-2014] qui s'opposait à Chomsky à la même époque. L'idée de Chervel est que la grammaire n'est pas sémantique, ce qui n'a aucun sens.

Le problème dont parle Chervel ici peut correspondre à l'existence de différentes fonctions avec la même structure grammaticale, comme dans les phrases « Jean ouvre la porte/la clé ouvre la porte », pour lesquelles Fillmore différencie les fonctions agent/instrument. Il en est de même pour les circonstanciels différentes introduits par des prépositions semblables. Cela ne concerne pas forcément l'orthographe, mais cela concerne bien la théorie linguistique. Si le modèle logique simple (S+V+Attribut) s'oppose à la liste complète des circonstanciels, dire que « l'exhaustivité en la matière est, faut-il le rappeler, impossible » (p. 226) est une erreur. Comme pour les verbes irréguliers, le faible nombre d'éléments dans certaines catégories donne une fausse impression d'infinité (une catégorie pour chacun). Mais le nombre de possibilités n'est pas infini.

La grammaire correspond à des schémas pour décrire des états du monde. Il est exact que, pour parler des fonctions, « le seul recours, c'est évidemment la justification sémantique » (p. 227), mais ni plus ni moins que le schéma sujet-prédicat, qui est trop limitatif (voir l'exemple précédent « Jean ouvre la porte/la clé ouvre la porte »). Le logicisme donne une fausse impression de généralité théoricienne. Pourtant, Chervel dit aussi que « la grammaire, c'est enfin la science de la valeur des formes linguistiques ; elle touche par là à la sémantique » (p. 87). Cette « valeur des formes linguistiques » correspond bien aux fonctions grammaticales. En fait, le rejet des circonstanciels correspond à un rejet du réel sur un plan tout aussi logique/sémantique. Cette distinction logique/sémantique concerne simplement qui la pratique : logicien ou linguiste. Mais leurs analyses correspondent forcément à l'inscription de la réalité dans la phrase.

Conclusion : Linguistique descriptive

Le problème général de la grammaire scolaire était celui de la description de la langue réelle avec une orthographe complexe, déjà existante au XVIIIe siècle. Les grammairiens ont tenté de la rationaliser tant bien que mal et l'ont fixé au XIXe siècle, tout en participant à la généralisation de l'enseignement. Un problème spécifiquement didactique concerne la tendance universitaire à trop vouloir diffuser les spéculations théoriques à l'école primaire (on a connu ça aussi dans les années 1960-1970 avec les maths modernes ou précisément avec la linguistique Chomskyenne).

Inversement, Chervel parle d'axiomatique plutôt que d'étude empirique de la langue : « le principe de toute théorie linguistique moderne, car il y a plusieurs linguistiques, c'est de poser une axiomatique stricte et de ne pas en sortir » (p. 270). On peut reconnaître le fétichisme systémique de la philosophie hégélienne et structuraliste de l'après-guerre qui contaminait la linguistique avec la référence à Saussure.

Marché pédagogique

Matériellement, ce dont parle Chervel a surtout correspondu à la diffusion des manuels de grammaire du fait de l'amélioration des techniques d'imprimerie avec l'augmentation des tirages de la presse et de l'édition. Il signale une grande production de livres de grammaire (p. 89). Les grammaires deviennent des best-sellers qui se vendent par millions (p. 91). Conformément au contexte lors de l'écriture de son propre livre (le genre militant marchait bien aussi à l'époque), Chervel stigmatise le « règne des grammairiens profiteurs » (pp. 91-92). C'est pourtant la conséquence de la diffusion de l'enseignement, qui était payant à l'époque. Comme il le remarque, les instituteurs prennent des notes sur leur pratique et éditent leur grammaire (p. 97). Ce n'est pas anormal. La démarche courante est que chaque professeur rédige son cours ou annote les manuels. Au XIXe siècle, ces grammaires sont publiées avec quelques changements dans le flot de grammaires identiques qui recopient la grammaire de Noël [1756-1841] et Chapsal de 1823, après celle de Lhomond en 1780 (pp. 97-98) avec ses difficultés logiciennes. Mais le succès public n'empêche pas « le dégoût de tout ce qui touche à la grammaire et à l'analyse » (p. 98) de la part des élèves. En réaction, contre Chapsal, « les frères Bescherelle [1802-1883/1804-1883] opposent leur Grammaire nationale (1862-1864) [...] renfermant plus de 100 000 exemples qui servent à fonder les règles » (p. 138).

Difficultés

Tout le débat repose effectivement sur les difficultés de « grammaticalisation » de la langue. Elle correspond surtout à la normalisation plus ou moins arbitraire des patois locaux et de l'oral pour les transformer en langage administratif ou académique. C'est le vrai but de la scolarisation. On pourrait aussi évoquer, sur le plan sémantique (logique), ce qu'Umberto Eco [1932-2016] appelle La recherche de la langue parfaite en philosophie. Chervel semble se référer à une théorie linguistique complète qui serait presque achevée au XVIIIe siècle. Ce qu'il montre est au contraire que l'évolution de la grammaire est chaotique : « elle n'est, sur le plan théorique, qu'un bric-à-brac informe, né de mille pulsions qui ont fini par converger. Quel esprit aurait pu enfanter un tel monstre ? On pouvait tout au plus le justifier après coup » (p. 96). La réalité de la théorie n'est qu'un bricolage quand on observe précisément sa construction.

Le cas grammatical de l'article est une bonne illustration de ces vicissitudes grammairiennes (pp. 237-240). Pour Lhomond, fin XVIIIe, l'article est seulement : le, la, les, au, aux, du, des, contrairement à Beauzée : « tous les mots qui introduisent le nom (un, mon, ce, deux, tout), [ce] qui n'avait pas manqué, par sa pertinence, de convaincre nombre de grammairiens de l'époque napoléonienne » (p. 237). « Pour les chapsaliens, qui suivent Lhomond, il n'y a qu'un article, le : un est un adjectif numéral ou indéfini, pas un article » (p. 238). Un problème est le pluriel en « des » ou « uns », avec « l'objection distributionnelle : 'un' ne pouvait être article [...] car il peut prendre lui-même l'article ('l'un', 'les uns') » (idem). C'est bien plus tard que « Brachet présente le premier, en 1874, la théorie des deux articles, le défini et l'indéfini » (p. 239). [...] Ce que Chervel commente : « désormais la grammaire connaîtra deux mots un, deux mots du, deux mots des, aussi nettement distingués que le son du canon et le son du blé » (p. 240). N.B. Par retour à Beauzée, la notion d'article sera incluse dans la catégorie de déterminant par la linguistique chomskyenne de l'époque du livre de Chervel.

Ce que montrent les nombreuses évolutions et controverses que Chervel détaille, comme avec le tableau des mutations entre la première et deuxième grammaire (p. 253), c'est bien l'incertitude de l'analyse théorique elle-même. Paradoxalement, il faudrait remarquer que la théorie porte pourtant sur des énoncés que les locuteurs comprennent parfaitement (même s'il existe aussi des ambiguïtés). C'est l'analyse elle-même qui est incomplète. Les partis pris personnels de Chervel sont tout aussi arbitraires que ceux des autres grammairiens. Une conséquence devrait d'ailleurs consister à s'interroger sur les capacités d'assimilation par les élèves d'une théorisation parfois incohérente que les enseignants leur présentent pourtant comme une norme. Une simplification de l'orthographe aurait bien facilité l'enseignement de l'écriture en limitant l'« analyse logique » au cadre professionnel de la scolastique grammairienne.

De fait, le succès du livre de Chervel en son temps est surtout dû à son travail acharné de documentation qu'il faudrait reprendre sans polémique et sans l'idée fixe d'une logique des prédicats dix-huitiémiste qui avait été remise à la mode par Chomsky. Une distinction de la logique, de la linguistique et de la didactique permettrait de mieux résoudre les problèmes théoriques que Chervel mentionne. Le travail serait facilité aujourd'hui par les facilités d'accès à la documentation grâce à Internet, voire à son traitement par l'IA conversationnelle depuis peu. J'ai eu l'occasion de mentionner que les performances actuelles de ChatGPT en production de textes cohérents manifestent une sorte de formalisation linguistique complète qui reste à expliciter.

Jacques Bolo

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Chervel, Histoire de la grammaire scolaire
Lhomond, Eléments de grammaire française
Bréal, L'instruction publique
Becherelle, Réfutation de la grammaire de Noel et Chapsal
Beauzée, Grammaire générale
Dumarsais, Logique et grammaire
Jullien, Thèses de grammaire
Chomsky, Linguistique cartésienne
Martinet, Linguistique fonctionnell et structurale
Mazarweh, Fillmore case grammar
Bolo, Nathalie Heinich et le militantisme woke
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