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Société - Mars 2024

Jessica Bagi, Émilie Tran Nguyen, Je ne suis pas chinetoque - Histoire du racisme anti-asiatique (2024)

Résumé

Dans cette « Histoire du racisme anti-asiatique », on suit essentiellement la journaliste Émilie Tran Nguyen et des jeunes Français d'origine asiatique engagés, livrant leurs réflexions et témoignages personnels sur l'actualité de cette question ou leur quête de leurs origines grâce à des témoignages familiaux. Il faudrait sans doute approfondir davantage, tout spécialement les épisodes historiques évoqués par les rares témoins âgés. Les interprétations des intervenants sont discutables, mais elles peuvent servir de base à une meilleure analyse du phénomène raciste en général et du cas particulier visant les Asiatiques.

Je ne suis pas chinetoque - Histoire du racisme anti-asiatique (2024), de Jessica Bagi, Émilie Tran Nguyen, production : Troisième œil/France Télévision.

Je ne suis pas chinetoque

Table

Introduction
Camps de réfugiés
Racisme anti-asiatique
Péril jaune
Stéréotypes
Rire jaune
Articles racistes dans la presse française
Agressions racistes
Épisode du covid
Militance
Conclusion

Les intervenants du documentaire :

Émilie Tran Nguyen, journaliste, autrice du reportage.
Gurvan Kristanajaja, journaliste à Libération.
Grace Ly, écrivaine, journaliste, animatrice du podcast Kiffe ta race avec Rokhaya Diallo.
Julie Hamaïde, journaliste, fondatrice du magazine Koï.
Joohee Bourgain, enseignante dans le secondaire, militante au sein du collectif PAAF (collectif de solidarités et d'identités panasiatiques), blog Voix débridée.
Daniel Tran, agent immobilier, président honoraire de l'Association des Jeunes Chinois de France (AJCF), conseiller municipal du 13e arrondissement de Paris.
Nhat Nam Nguyen, professeur.
Cathy Nguyen, sage-femme.
Frédéric Chau, acteur, humoriste.
Antoine/Kitty Space, drag-queen.
Simeng Wang, sociologue-CNRS.
Soc Lam, avocat.
Isabelle Le, directrice communication.
Sun Lay Tan, journaliste, porte-parole du comité « Sécurité pour tous ».
Pascal Blanchard, historien.
Constance Rivière, directrice du Musée de l'immigration.
Franz-Olivier Giesbert, ancien rédacteur en chef du Point.
Madeleine Mariani, réfugiée vietnamienne en 1954, tante de Julie Hamaïde.
Thérèse [Sayarath], autrice de la chanson Chinoise.
Père et grand-mère d'Émilie Tran Nguyen.

* * *

Introduction

Dimanche 4 février 2024, sur France 5, a été diffusé ce documentaire, Je ne suis pas chinetoque - Histoire du racisme anti-asiatique. On peut synthétiser le reportage d'Émilie Tran Nguyen comme une tentative, de la part des intervenants, d'apporter des réponses à la question du racisme anti-asiatique. J'avais récemment commenté, à l'occasion du centenaire de son auteur, le livre d'Albert Memmi, Le Racisme : Description, Définition, Traitement (1982). Je ne suis pas plus optimiste sur le résultat du reportage, si on considère qu'il entérine la permanence du phénomène malgré les efforts des prédécesseurs.

Camps de réfugiés

Un aspect réellement historique du racisme anti-asiatique du documentaire consiste dans le rappel de l'existence de camps de réfugiés de la guerre d'Indochine, après la chute de Diên Biên Phu en 1954. L'historien Pascal Blanchard mentionne l'ouverture de camps isolés à la campagne, surveillés par l'armée et la police, « certains sont restés dans les camps 20, 30, voire 50 ans. » Ce sera aussi le cas des Harkis, à partir de 1962, après la Guerre d'Algérie. Le documentaire signalera le rôle de la FOEFI (Fédération des Œuvres de l'Enfance Française d'Indochine). Madeleine Mariani, asiatique réfugiée en France à 10 ans à l'époque, a été accueillie avec sa famille dans un camp à Noyant (Auvergne). Elle raconte le rejet des réfugiés qui étaient tenus à l'écart par la population villageoise.

Racisme anti-asiatique

Parmi les nombreux petits documents présentés dans le reportage, un des plus marquants est celui d'une ancienne interview télévisée d'une pharmacienne parisienne du 13e, Jacqueline Chapon : « nous sommes installés en 1977, quand le quartier était encore un quartier de Blancs... De Français, c'est tout à fait vrai Madame [à une cliente]. C'est bien certain que nous subissons cette invasion » qui donne le ton. Il est vrai qu'on ne pense pas d'abord aux Asiatiques quand on parle de racisme. On voit ici que les racistes n'ont pas de préférence, même s'ils prétendent parfois le contraire. Quand Cathy Nguyen (sage-femme) et Antoine/Kitty Space (drag-queen) se plaignent qu'on leur dise : « tu parles super bien le français », ça signifie surtout que les Asiatiques sont perçus comme immigrés récents, contrairement aux Noirs ou aux Arabes. Les jeunes actuels ont oublié la période des colonies indochinoises françaises, malgré un rappel par le roman de Marguerite Duras, L'Amant (1984), et le film qui en a été tiré en 1992, réalisé par Jean-Jacques Annaud.

Le reportage d'Émilie Tran Nguyen consiste surtout en témoignages de jeunes Français d'origine asiatique, qui se sont mobilisés contre le racisme anti-asiatique ces dernières années, et partagent leurs expériences personnelles. L'autrice elle-même dit qu'elle a été insultée : « on me donnait des surnoms 'Mullan, Pocahontas, bol de riz'. Je ne savais pas comment réagir » et elle demande à son père, présent régulièrement dans le reportage, si c'était pareil pour lui. Il lui répond que « par moments, il fallait s'imposer parce que t'étais différent », même s'il y accorde moins d'importance.

Cette expérience est partagée par tous les participants. Joohee Bourgain (enseignante), adoptée du nord de la France, déclare qu'« aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai l'impression d'avoir été impactée par le racisme » ; Cathy Nguyen (sage-femme) raconte qu'à l'école on pouvait la surnommer « la bridée », on lui disait « retourne chez toi », elle aurait voulu être blanche ; Gurvan Kristanajaja (journaliste), Julie Hamaïde (journaliste), Isabelle Le (dircom) parlent de « racisme pas conscient » ; Nhat Nam Nguyen (prof) raconte qu'il était attendu à la sortie de l'école pour être tabassé. Comme il n'a rien dit, il était une cible facile. Il mentionne des pensées suicidaires qu'il n'a pas concrétisées en pensant à sa famille. Frédéric Chau (acteur) pense qu'on a besoin de groupe quand on est petit. Il mentionne son « rejet des origines au point de changer de trottoir quand je croisais des Asiatiques pour ne pas leur être associé » ; Isabelle Le, bien que française, raconte qu'elle a pourtant été cataloguée vietnamienne dans une liste pour une sortie scolaire, où tous les autres enfants étaient inscrits comme français ; Cathy Nguyen insiste sur un besoin de parler de ce qu'on peut subir. Elle ajoute : « On ne me croit pas toujours. »

On peut remarquer que le catalogage scolaire d'Isabelle Le est typique de l'imaginaire ethno-colonial, y compris les professeurs, qui ne sont donc pas plus intelligents que les autres. Ils sont même a priori plus concernés sur le sujet du fait de la tradition de prétendre apporter la culture aux indigènes. J'ai déjà mentionné ailleurs qu'on ne perçoit plus aujourd'hui que la colonisation a été surtout un moyen de promotion sociale pour les colons de l'administration, dont les enseignants, qui pouvaient bénéficier d'une nombreuse domesticité (on parlait de « boys »). La possession de domestiques était le critère réel du statut de bourgeois (voire d'aristocrate) à l'époque. La décolonisation est la seule réalité de l'arrêt de l'ascenseur social dont on parle aujourd'hui (le pouvoir d'achat a augmenté pour tout le monde depuis). Le rejet de l'immigration me paraît plutôt correspondre au refus de certains d'accepter le bon fonctionnement de l'ascenseur social pour les jeunes immigrés actuels (comme ceux interviewés dans ce reportage). Les générations précédentes ou les derniers arrivés seraient supposés se contenter d'emplois subalternes reproduisant la hiérarchie antérieure. C'est cela qu'il faut comprendre au lieu de gober les légendes nationales et pédagogiques.

Le reportage débutait aussi par une séquence étonnante qui montre Isabelle Balkany filmée pendant une préparation de campagne électorale tandis qu'un Asiatique accroupi lui masse le bras. Elle racontera que c'est un boat people (réfugiés après les guerres au Vietnam et au Cambodge) au nom difficile à prononcer qu'on surnomme « Grain de riz » ! Pascal Blanchard commente : « on aurait pu appeler 'Banania' un Noir... » et, comme le dit Gurvan Kristanajaja, le « côté colonial » de la séquence est manifeste.

Malgré tout, il ne faut pas non plus que les mauvais souvenirs des interviewés occultent justement leur parfaite intégration. Dans l'enfance, les stigmatisations et harcèlements divers existent de toute façon (les surnoms sont fréquents). Concernant le cas spécifique du racisme, on peut plutôt dire que les autres gamins ont la chance d'avoir un Chinetoque, un Négro ou un Bougnoule à asticoter. Sinon, c'est sur eux que ça aurait pu tomber. C'est ce que j'ai appelé le principe du mistigri qui frappe celui qui devient une tête de Turc.

On doit également se méfier du risque de reconstruction d'une sorte de légende noire qui a tendance à généraliser le racisme. Il faut bien identifier les racistes, malgré l'existence d'une sorte de paternalisme assez fréquent, dans l'autre camp, qui peut aussi être pesant. Le point important à prendre en considération est que le racisme est un délit et les racistes sont des délinquants. Ce n'est pas aux victimes de se sentir coupables. Pour les maladresses sans mauvaise intention, toujours possibles pour n'importe qui et sur n'importe quel sujet, elles sont surtout fondées sur l'ignorance et il faut donc se satisfaire d'être plus intelligent. Ce n'est pas toujours un avantage.

La question de l'idéologie raciste est discutable : pas besoin d'être antisémite pour dénoncer des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale, il suffit d'y avoir intérêt. Il existe des idéologues, mais la plupart des gens utilisent simplement les arguments qui les arrangent sans chercher plus loin. Le racisme s'explique comme revendication d'un statut racial identifié à la hiérarchie sociale : un Blanc pauvre croit qu'il fait partie d'une élite et ne supporte pas l'égalité ou la supériorité des non-Blancs.

Péril jaune

L'épisode du « péril jaune », tiré d'une interview début 1967, ne me paraît pas très convaincant. Quand on pose des questions de ce genre, les gens les réinterprètent pour faire coller leur réponse. Un interviewé considérait l'hypothèse, en évoquant l'invasion des Allemands. Il peut aussi s'agir simplement d'envisager la croissance de l'influence de la Chine, qui s'est concrétisée ensuite. À l'époque, on parlait beaucoup de la Chine de Mao. Simeng Wang (sociologue-CNRS) parle de crainte d'invasion, mais elle évoque surtout les caricatures anciennes, présentant les Asiatiques comme des « personnes avec des griffes, des dents pointues, des monstres. » Je m'interroge quand même. Les Français ayant des colonies, ils devaient bien connaître la réalité.

Quand Pascal Blanchard ajoute : « Relisez L'Invasion jaune, du capitaine Daurit... On la regarde comme si c'était un truc folklo du début du XXe siècle, mais chaque génération a son péril jaune. » Mais personne ne relit ce livre. Aujourd'hui, les gens font du tourisme en Asie, ils participent à la consommation culturelle de la Vague coréenne (Hallyu). Le racisme concerne les racistes. Il faudrait plutôt spécifier l'extension concrète du racisme au lieu de chercher un racisme invisible. La stratégie du soupçon peut être déprimante pour les gens concernés. Tous les politiciens vendent de la peur. Il ne faut pas faire de surenchère, qui est le procédé des racistes, ou appliquer mécaniquement les modèles du racisme antinoir/antiarabe ou l'antisémitisme. Il faut simplement rectifier les dérives et ne pas confondre racisme réel et connotations possibles. Il faut déconnoter. La rationalité est la solution attendue face à une inquiétude. Ce qui ne veut pas dire que ça marche.

Stéréotypes

La plupart des intervenants abordent d'emblée la question du racisme anti-asiatique sous l'angle des stéréotypes. Tout le monde a pu entendre ceux qui sont rappelés ici : « les Asiatiques sont petits, ils mangent des trucs bizarres et en particulier du chien, les femmes sont dociles, les hommes ont une petite bite, ils se ressemblent tous, etc. » La question de la sexualité est rappelée dans une séquence sur l'imaginaire colonial avec d'anciennes cartes postales de femmes asiatiques dénudées, stéréotypes qui font un retour au cinéma et sur les applis de rencontre. Joohee Bourgain mentionne un désir d'exotisme. Antoine/Kitty Space, dans son numéro de drag-queen, chante la chanson Chinoise de Thérèse (Sayarath) qui explore tous les clichés sur les Asiatiques : « Le drag, c'est politique », dira-t-il. Et sur la taille du sexe, il ajoute : « je serai ravi de montrer à la terre entière que ce n'est pas vrai ! » Le reportage aurait pu régler définitivement le problème, mais ils n'ont pas osé.

Un épisode amusant du reportage présente un extrait de « L'école des fans », ancienne émission de Jacques Martin, où l'animateur demande à un enfant asiatique ce qu'il préfère dans la cuisine de sa mère [autre stéréotype] en essayant de le faire parler de spécialités locales et le gamin répond : « le steak-frites » ! Commentaire pertinent de Grace Ly : « très drôle cette séquence où l'animateur veut faire dire quelque chose à l'enfant. L'enfant, sans le savoir, déjoue l'imaginaire qui est mis en marche par cet adulte. »

Inversement, les invités remarquent aussi qu'il existe de nombreux stéréotypes positifs sur les Asiatiques. Ils seraient bosseurs, discrets, forts en maths, assimilés, ils ne font pas de vague, etc. Bon, on pourrait remarquer que ce n'est pas être assimilé que d'être bosseurs, discrets, forts en maths. Mais certains intervenants comme l'acteur Frédéric Chau considèrent le « racisme positif plus sournois » et d'une façon générale, les personnes présentes dans le documentaire ne sont pas dupes. Un extrait montre une célébration du Nouvel An chinois où le président Sarkozy reçoit les représentants de la communauté asiatique. Son discours parle de « communauté modèle d'intégration » et de leur illustration de la « valeur travail. » Sun Lay Tan (porte-parole de Sécurité pour tous) nuance en disant : « 'communauté modèle', ça sert quand on a besoin de nous » (pratique politicienne standard). Joohee Bourgain est plus précise en parlant d'instrumentalisation pour « stigmatiser d'autres communautés, notamment les communautés noires ou musulmanes. Nous, en tant que personne asiatique, on ne doit pas entrer là-dedans et faire le jeu de cette manipulation politique. » On peut penser néanmoins que certains membres de cette communauté peuvent s'y laisser prendre. Une enquête sociologique devrait essayer de mieux préciser.

D'une façon plus générale, je suis assez réservé sur la question des stéréotypes que j'ai déjà traitée dans un autre article en ces termes :

« La question de la reconnaissance de la dignité des autres cultures est simplement fondée sur la connaissance. En général, on caractérise l'ignorance par l'existence de stéréotypes. C'est faux. Ils constituent une connaissance minimale par laquelle il a bien fallu bien passer, spécialement dans les temps anciens. Il est strictement absurde d'exiger une connaissance contemporaine ou spécialisée de la part des anciens ou des ignorants, et nous le sommes tous de la quasi-totalité des langues et d'une bonne partie des cultures (y compris la nôtre). Il faut savoir, et se rappeler, que la connaissance du réel procède par sondage à partir de l'expérience empirique ou des échanges. On combat donc cette ignorance des cultures par la diffusion de connaissances meilleures, forcément générales, car on ne peut pas entrer dans tous les détails, et la spécialisation implique forcément d'autres lacunes. Ces connaissances sont quand même plus disponibles aujourd'hui. Il suffit de faire le travail. Mais un humanisme a priori n'est pas suffisant et une connaissance absolue est impossible. »

Plus concrètement, la question des stéréotypes est aussi assumée par les personnes concernées qui peuvent également en jouer. On pourrait reprocher aux humoristes des diverses communautés ethno-religieuses de propager les clichés sur telle ou telle communauté. Frédéric Chau (acteur) lui-même concède qu'il a joué avec les stéréotypes dans ses spectacles et ses rôles : « c'est un peu ce qu'on demande » et il dit qu'on lui a donné des rôles complètement cliché qu'il a d'abord acceptés. « Mais la récurrence de ça fait que tu te dis : mais qu'est-ce que je suis en train de faire là ? » Émilie Tran Nguyen abonde dans son sens : « mais comme tu ne fais plus d'accents, on t'appelle plus », ce qui doit bien s'interpréter selon le principe que les immigrés et leurs descendants sont censés correspondre à la représentation qu'on se fait de leur communauté.

La vraie question est la pertinence des représentations. Le problème réel vient surtout du fait que ces représentations sont datées et codifiées. Dans le cinéma surtout, l'usage de personnages stéréotypés me paraît relever du manque d'imagination des scénaristes. Quand ils tiennent une recette, ils l'exploitent jusqu'à la corde. Le principe même des séries accentue le phénomène. C'est bien une facilité d'utiliser des Asiatiques pour le kung-fu ou autre art martial, quoiqu'il faille se souvenir aussi qu'il y avait eu, dans les années 1960-1970, la mode lourdingue des « manchettes » comme nec plus ultra des techniques de combat (karaté), pratiquées à l'époque par des Européens (Lino Ventura, Eddie Constantine, Sean Connery dans James Bond, etc.). Bruce Lee n'a pas réussi à l'origine à jouer lui-même le personnage de la série Kung-Fu dont il avait écrit le synopsis. On a attribué le rôle à David Carradine. Bruce Lee a dû s'expatrier à Hongkong pour connaître le succès. Les autres en bénéficient aujourd'hui, mais Hollywood peut (riz) cantonner les Asiatiques dans ce type de rôle pendant une période plus ou moins longue. Comme la France est à la traîne, pour des acteurs, tout peut être bon à prendre, ce qui est souvent le lot commun de la profession. En fait, l'idéal artistique (pour la défense du consommateur) serait de n'accepter de jouer que dans des bons spectacles. Une solution concrète est fréquemment de réaliser un film soi-même ou de rédiger un scénario. Ce qu'a fait justement Frédéric Chau, sur le mode ironique avec Made in China (2019).

Rire jaune

La blague est facile, mais appropriée. Il s'agit bien ici de la question de savoir si l'on peut rire de tout. C'est ce qui a conduit à l'assassinat des dessinateurs et journalistes de Charlie hebdo. La question de l'humour sur les Asiatiques est posée par Daniel Tran (AJCF) et Émilie Tran Nguyen se demande « comment faire la différence entre la bonne blague et la mauvaise ? » (On parle aussi de « rire d'accueil » et de « rire de rejet »). Comme pour le reste, il faut faire une analyse spécifique de la question de l'humour.

Les stéréotypes sont illustrés ici par un extrait télé avec Michel Leeb faisant l'accent japonais selon Drucker. Il faudrait plutôt dire que ce n'est pas du tout l'accent japonais ! Cela suppose de savoir que le japonais et le coréen ne sont pas des langues à tons, comme le sont le chinois ou le vietnamien. Leeb imite une sorte de coolie de l'époque coloniale et il faudrait plutôt moderniser les imitations. Cathy Nguyen se plaint que de « l'accent asiatique, on rigole, alors que l'accent anglais, on trouve ça joli, sexy », mais ce n'est pas toujours vrai. On se moquait de l'accent anglais ou américain dans les années 1960-1970. Comme tout le monde parle anglais maintenant, je suppose que la plaisanterie tomberait à plat. Il semble qu'on trouve un peu ridicules les accents des langues qu'on ne connaît pas.

Le problème spécifique est surtout le niveau de l'humour. Julie Hamaïde, quoique militante, admet à propos de Michel Leeb : « c'est des trucs qui nous ont fait rire à certains moments. » Sa tante, Madeleine Mariani, le conteste en disant : « moi, ça m'a jamais fait rire », ce qui semble montrer qu'elle ressent une sorte de dénigrement. Personnellement, il me semble que ce qui pouvait paraître drôle, c'est plutôt que Leeb était très expressif dans son imitation, sorte de style appuyé sur le mode Louis de Funès, ou Raimu dans le personnage de César chez Pagnol. Ce style est une forme de signal lumineux : « Attention ! Riez maintenant ! » Et on juge la prestation plutôt que le bon goût. Sa nièce semble s'excuser : « j'étais contente qu'il y ait un personnage asiatique à la télé », argument qui m'a toujours paru un peu cliché. Mais le reportage montre également une séquence où Émilie Tran Nguyen demande à sa famille un exemple. Son père lui raconte la blague : « ça fait quoi un chinois écrasé : une ligne jaune », ce qui la fait rire aussi.

Le principe de l'humour est de produire un effet inattendu, une contradiction, une absurdité. Tout le monde peut apprécier le procédé, même si le contenu le dérange. Une blague concernait les Africains à l'époque coloniale : « il n'y a plus de cannibales ici, on a mangé le dernier hier », disait l'autochtone à l'administrateur. Un Noir peut rire parce qu'il en comprend le ressort. Michel Leeb se flattait d'ailleurs d'être apprécié dans ses spectacles en Afrique.

On connaît bien le traitement actuel du problème qui consiste à dire : « on ne peut plus rien dire », alors qu'il me semble au contraire qu'on n'a jamais pu autant dire tout ce qu'on voulait. On sait bien que, dans les années 1960-1970, on interdisait des publications ou que la censure régnait à la télé. Ce qui peut encore arriver aujourd'hui. Gurvan Kristanajaja, contrairement au « On ne peut plus rien dire », rétorque que maintenant les Asiatiques se sentent libres de dire « c'est raciste », ce qui me paraît être une généralisation abusive (cf. rire d'accueil/rire de rejet). J'ai déjà eu l'occasion ailleurs de signaler l'inversion actuelle, par rapport à l'époque où les juifs racontaient des blagues juives. On aboutit à raconter une blague juive et ceux qui rient sont considérés comme antisémites. C'est une erreur méthodologique d'interprétation du test. Jadis, une blague parlait d'un scientifique qui ordonnait à une puce de sauter, puis lui coupait les pattes et en concluait que quand on coupe les pattes à une puce, elle devient sourde. Les défenseurs des animaux la toléreraient-ils de nos jours ?

N.B. Quand j'étais étudiant en sociologie à Montpellier, à la fin des années 1970, on avait dû faire une enquête sur la connaissance des stéréotypes dans les blagues (ce sur quoi j'étais d'ailleurs sceptique) chez les enfants. Comme j'étais pion dans un lycée, j'avais pu facilement accéder à des enfants (sans demander la permission à l'administration, ce qui m'avait été reproché). Le vrai résultat a été que j'avais constaté que la plupart des enfants que j'avais interrogés faisaient semblant de comprendre et étaient incapables d'expliquer le procédé humoristique. Un livre de Claude Gagnebet, Le Folklore obscène des enfants, sur la transmission du savoir sexuel sous forme de contes et blagues, mentionne aussi une façon de remplacer la compréhension par des grossièretés.

Émilie Tran Nguyen envisage que l'humour soit « une arme à double tranchant » et cela décrit bien la situation des nombreux humoristes communautaires actuels, comme les humoristes juifs du passé. Mais c'est ce qui permet aux artistes de travailler, de devenir célèbres et de décrocher enfin des premiers rôles comme Frédéric Chau. Dans le reportage, Cathy Nguyen se plaint qu'on lui ait souvent dit : « T'as pas d'humour » ou Grace Ly ajoute, à propos des blagues, qu'« à des heures de grande écoute, ça banalise le racisme. » Simeng Wang (sociologue) parle de l'humour comme excuse du racisme. À Émilie Tran Nguyen qui lui demande quoi dire si on dit que c'est une blague, Frédéric Chau répond que la personne en face peut être heurtée et que « si tu t'en excuses, c'est encore mieux. » On peut néanmoins objecter que c'est bien s'excuser que dire : « c'est une blague. » Les règles de la communication s'appliquent à tout le monde. On parle de pragmatique linguistique, dont l'exemple canonique est de dire « vous avez l'heure » pour « Quelle heure est-il ? » (quoique certains universitaires induisent à tort du pragmatisme linguistique une sorte de mystique philosophique).

On peut aussi penser à la blague de Desproges (très moyenne) sur le cancer, qu'on semble admettre seulement de la part du cancéreux qu'il était. Mais ça fait rire toute la salle (des fans) et pas seulement les cancéreux « qui sauraient rire d'eux-mêmes », comme dit l'autre cliché. Cela ne signifie pas que les autres rieurs détestent les cancéreux. Est-ce ça veut dire que si la blague est dite par un non-cancéreux, les cancéreux dans la salle pourraient mal le prendre ? On peut admettre que ce serait de mauvais goût dans un service de cancérologie. Mais on connaît aussi la sorte de pensée magique qui consiste à ne pas prononcer le mot « cancer » et le remplacer par « longue maladie » ou « le crabe » !

L'humour est souvent cruel. C'est un genre. On a demandé à la femme de Pierre Doris, ancien comique spécialisé dans l'humour vache et qui visait souvent les femmes avec tous les clichés connus, si elle était gênée par les blagues de son mari. Elle a répondu que c'est ce qui faisait bouillir la marmite (expression ancienne adéquate). On peut aussi envisager que les précautions actuelles relèvent d'une évolution historique, invitant à abandonner les blagues lourdes du comique troupier. Quoique tout le monde n'évolue pas au même rythme. Pour les jeunes, il existe peut-être une illusion de se croire à la fin de l'histoire ou que tout le monde rit aux mêmes choses au même moment. On pourrait tout aussi bien se demander quelles sont les blagues d'aujourd'hui qu'on va trouver lourdes demain. Quand, dans le reportage, Franz-Olivier Giesbert dit : « je suis d'une génération où l'on riait de tout ça. C'était pas aussi drôle qu'on le croyait à l'époque », je le trouve un peu démago.

Une des séquences du reportage concerne l'extrait du journal télévisé sur une comptine enseignée à l'école, Chang, le petit Chinois, qui a déclenché les foudres de certains représentants de la communauté chinoise. Elle disait : « il mange du riz, ses yeux sont petits, rikikis. » La comptine parle aussi d'un orang-outang et Daniel Tran (AJCF : Association des Jeunes Chinois de France) « ne voit pas le rapport avec la culture chinoise. » Outre que l'orang-outang est d'Asie du sud-est où il y a aussi des Chinois, je pense qu'il s'agit simplement des sons « ang » qui connotent les langues asiatiques en général. La question de Daniel Tran : « je comprenais pas comment un professeur des écoles peut penser qu'enseigner Chang le petit Chinois pouvait être positif pour le vivre ensemble » me paraît être une erreur qui ne saisit pas que ce qu'on enseigne est plutôt le mécanisme de la comptine. Les stéréotypes proprement dits concernent le niveau enfantin et parlent quand même d'une culture différente (s'il est question d'enseigner le vivre ensemble) en lui donnant voix au chapitre, par opposition à l'invisibilisation.

Grace Ly fait aussi référence à un jeu, « les Mystères de Pékin », avec des noms de personnes imitant les sons chinois : « M. Ousonmestongs », « M. Tchin-Tchin », etc. Il s'agit de jeux de mots classiques qu'on trouve dans Astérix pour tous les noms de lieux ou de personnes. Outre les noms connus comme César, les Romains s'appellent, par exemple, Lucius Detritus, Marcus Sacapus, un Germain : Teutonicus, un Égyptien : Numerobis. Dans mon enfance, on parlait de Yamamoto Kadératé pour les Japonais. Ça ne m'a pas empêché de m'intéresser à la littérature et au cinéma japonais qui ont eu leur heure de gloire en Europe (contrairement à ce que dit Frédéric Martel dans Mainstream).

On peut aussi se demander si l'humour n'est justement pas une forme de socialisation (rire d'accueil) des personnes même qu'on charrie. C'est une forme de test d'intégration. Les stéréotypes en tant que tels peuvent aussi exprimer inversement que ce sont des choses que celui qui fait la blague connaît mal (cf. « se moquer de soi-même »), sur le mode : « Est-ce que je peux dire une connerie ? » de la marionnette de Fabien Barthez des Guignols de l'info. Sinon, les moqueries culturelles sont une forme d'humour français, ou populaire, qui consiste à se moquer de tout. Les Français se moquent entre eux de leurs propres stéréotypes nationaux (baguette, béret, pinard, etc.) ou régionaux (qui sont effectivement mal ressentis aussi). C'est bien à ce style qu'on socialise. Les étrangers doivent comprendre qu'on se comporte comme ça en France. Le malaise peut concerner les personnes élevées dans certaines cultures étrangères. Est-ce que les adoptés sont aussi choqués que ceux élevés dans leur culture par des parents d'origine étrangère ? Il faudrait savoir de quoi rient les Chinois. J'avais un jour demandé à un Africain quel type de blague on racontait dans son pays et, effectivement, je n'en avais pas compris le ressort.

J'avais analysé l'attaque terroriste contre Charlie comme la conséquence de la mondialisation. Leur pratique, l'humour « bête et méchant », peut choquer quand elle est exposée au monde entier en temps réel et il faudrait effectivement en tenir compte des deux côtés. On doit comprendre qu'une plaisanterie puisse vexer ou choquer, mais il faut aussi comprendre que ce n'est qu'une plaisanterie. Cabu s'était étonné de la réaction après un premier attentat. Certains ne supportent pas qu'on se moque de leurs vaches sacrées. J'ai eu l'occasion de dire qu'il est faux de considérer qu'on respecte les croyances des autres. Ce serait plutôt le contraire par définition. Comme je l'écrivais :

« Tout le monde est hypocrite. Personne ne 'respecte' les croyances ou les valeurs des autres. Ce qu'on respecte, c'est le fait que les autres aient d'autres croyances qu'on ne respecte pas. Les musulmans ne respectent notoirement pas le fait que les chrétiens croient à la Trinité. Les chrétiens ne respectent pas les interdits alimentaires musulmans ou juifs. Les monothéistes ne respectent pas le polythéisme, l'animisme, sans parler des sacrifices aztèques, etc. Les athées ne respectent pas les croyances. »

On doit comprendre qu'un principe du rire est aussi de montrer ce qu'on ne doit pas faire et de le faire quand même pour les comiques : on joue au con. Il ne faut pas l'être. Le problème actuel est que les médias jouent sur le populisme. Les gens intelligents n'osent plus parler. J'ai déjà cité le cas qu'on pourrait appeler le conte « La boulangère et le nutritionniste » : une boulangère invitée à l'émission de Valérie Expert disait qu'on pourrait donner du pain et du chocolat au goûter plutôt que des corps gras. Le nutritionniste présent a dit : « le chocolat est un corps gras » en hésitant visiblement à contredire le bon peuple. On se fait peut-être des illusions sur la capacité de compréhension. Certains peuvent prendre les jeux au mot. J'ai mentionné le cas de Louis de Funès et le populisme qui pourrait expliquer le malaise concernant le racisme présent dans l'humour. Les bons scénaristes sont d'autant plus nécessaires. On se complaît un peu trop à rejouer les fictions passéistes (OSS, Audiard, nième Kung-fu).

Articles racistes dans la presse française

Une séquence notable du reportage concerne le dossier du Point, « L'intrigante réussite des Chinois en France », paru durant l'été 2012. Daniel Tran (AJCF) en a appelé à SOS Racisme, car « le texte disait : Les Chinois ne paient pas d'impôts, ils font travailler leurs frères et sœurs... Comme si on était une communauté à part » (mais il justifie la solidarité entre réfugiés). Une plainte a été déposée par SOS Racisme, un procès a eu lieu et Le Point a été condamné à 1500 € d'amende. Julie Hamaïde accuse : « Il a eu un journaliste, le rédacteur en chef, l'éditeur, et personne ne se dit que ça pourrait ne pas être ça », ce qui me semble se faire des illusions de perfection sur les notables. D'ailleurs, Franz-Olivier Giesbert (alias FOG), rédacteur en chef du Point à l'époque, dit qu'il était en vacances. Mais il assume sa responsabilité et la sanction. Il se prétend même favorable au politiquement correct. Outre qu'il avait dit à l'époque que « les cinq commandements de l'entrepreneur chinois » étaient de l'« humour mal compris » (selon un article de Libération), sa contrition actuelle me paraît un dédouanement habile pour désamorcer l'accusation (l'historien Max Gallo avait fait de même à propos de sa minimisation de l'esclavage). Y a-t-il eu une sanction pour le journaliste ? Affaire très douteuse donc, d'autant que FOG ajoute : « On n'aurait jamais écrit ça sur les juifs, jamais sur les Arabes, jamais sur les Noirs », ce qui me paraît évidemment faux (sauf pour les juifs à la rigueur). Émilie Tran Nguyen, qui l'interviewe, a le tort de ne pas démentir. Sur le fond, le dénigrement est quotidien un peu partout pour les Noirs et les Arabes.

D'autres manifestations du racisme anti-asiatique médiatique sont présentées : un reportage à Rennes déclare : « comment de simples réfugiés ont-ils pu se lancer dans de tels investissements ? » Soc Lam (avocat) croit devoir se justifier en disant qu'à leur arrivée, ses parents ont vécu dans des logements qu'on pourrait considérer aujourd'hui comme des taudis insalubres, et qu'ils ont beaucoup travaillé pour réussir. Daniel Tran (AJCF) parle de petits boulots et « solidarité vue comme du communautarisme », ce qui est bien observé. Il faudrait cependant analyser que c'est bien de ça qu'on parle pour le communautarisme, par confusion avec le népotisme comme valeur antirépublicaine. Il n'est pas anormal que des petites communautés s'entraident (en particulier pour les problèmes de langue). Mais de l'extérieur, c'est vécu comme un entre-soi.

Julie Hamaïde mentionne un titre du quotidien régional La Charente libre : « Des Chinois derrière nos bureaux de tabac », qu'elle justifie par le fait qu'ils ne sont « pas repris, ou par des personnes d'origine chinoise qui sont prêtes à faire soixante heures par semaine. » Sur cette tendance, s'agit-il d'imitation, sur le mode « lui réussit là, pourquoi pas moi ? » Faut pas y voir une sorte de complot. La cause de cette inquiétude correspond, comme il est dit dans le reportage, à une assimilation des Asiatiques aux images d'ateliers clandestins (il faudrait aussi mentionner les mafias chinoises et autres, la prostitution à Belleville, etc.). Il existe évidemment aussi une délinquance d'origine asiatique. Soc Lam parle à juste titre de la tendance des médias à généraliser en pensant : « ils sont tous comme ça. » La généralisation est la méthode courante du public, surtout dès qu'il est question de différences.

L'épisode qui me paraît vraiment révoltant jusqu'au grotesque est une interview télévisée d'un chauffeur de taxi asiatique à propos de la rumeur de conducteurs asiatiques qui se relaient, l'un dormant dans le coffre pendant que l'autre conduit. Le chauffeur dément évidemment d'un air choqué. Et le journaliste insiste : « Vous pouvez nous montrer ? » et le mec montre quand même son coffre au journaliste au lieu de lui foutre le bourre-pif qu'il mérite !

Agressions racistes

Une des séquences du reportage concerne les agressions de Belleville et Aubervilliers qui ont frappé la communauté asiatique. Une agression à Aubervilliers en août 2010 a provoqué la mort de M. Zhang Chaolin, couturier chinois. Sun Lay Tan, porte-parole du comité « Sécurité pour tous » a participé à la mobilisation qui a conduit à des manifestations à Belleville, qui comprend un des quartiers chinois de Paris (moins important que dans le 13e). Il a lancé une pétition qui a recueilli 15 900 signataires et il considère que ces agressions sont purement racistes parce que les victimes sont supposées chinoises et supposées avoir de l'argent sur elle.

Je suis très réservé sur ce point. Si un touriste blanc se fait agresser pour son argent en Asie, ce n'est pas du racisme antiblanc. L'intérêt de la mobilisation est par contre de dire aux délinquants que les Asiatiques ne sont pas tous riches et avec de l'argent liquide sur eux. Mais ça peut être le cas pour les touristes. Il semble que l'info ait circulé parmi eux de prendre des précautions et de payer par carte, à la suite de ces affaires.

Sun Lay Tan déclare aussi : « ce qui m'a choqué, c'est le manque d'indignation » de la part des politiques, des associations antiracistes. Ce n'est pas tout à fait exact. La télé a bien parlé d'agression de touristes en général et d'Asiatiques en particulier. Le maire de la ville d'Aubervilliers a bien dénoncé un crime raciste. Mais c'est vrai que la mobilisation a joué. Daniel Tran note que les « agresseurs ont été condamnés avec circonstance aggravante pour ciblage raciste. » Sun Lay Tan se satisfait du fait qu'« il y a des personnes de la première génération qui s'expriment et c'est assez rare. » On peut effectivement considérer que manifester est une bonne preuve d'intégration en France, spécialement pour la communauté asiatique qui correspondait bien au stéréotype d'être trop discrète.

Frédéric Chau note que la victime d'Aubervilliers n'avait pas d'argent et qu'il est mort pour des clopes, des bonbons et 20 €. Daniel Tran (AJCF), exagère un peu en disant : « je ne dirai pas que la personne qui a agressé a lu l'article du Point, mais c'étaient des stéréotypes véhiculés dans les médias. » Outre la prétérition, les stéréotypes sont ici des informations exactes pour les touristes et les délinquants regardent plutôt la télé où l'on en parle qu'ils ne lisent Le Point. Ces derniers temps, des rappeurs, footballeurs, influenceurs ont été cambriolés parce que leur richesse est notoire. Les délinquants utilisent les informations disponibles et les stéréotypes concernent les généralisations. On a connu le cas de l'enlèvement et le meurtre d'Ilan Halimi, réputé riche parce qu'il était juif. Ce qu'on considère comme du racisme ou de l'antisémitisme concerne ici plutôt les délinquants débiles (Finkielkraut l'avait remarqué à la lecture de leurs déclarations). On peut néanmoins considérer que cette débilité est une caractéristique du racisme. Il est possible aussi que les Asiatiques aient été visés parce qu'ils sont réputés passifs (surtout les clandestins qui ne peuvent se signaler à la police). La nature sociologique des cas de délinquance mal ciblés peut également consister dans l'absence actuelle de marqueurs de classe (costume de ville/de travail pour distinguer les bourgeois des prolos), contrairement au passé. C'est le fait d'être asiatique le marqueur.

Épisode du covid

Pour Sun Lay Tan, du comité « Sécurité pour tous » : « le covid a ouvert la boîte de Pandore du racisme anti-asiatique. » Comme le dit Isabelle Le à propos de la communauté modèle vantée par Sarkozy, « on peut être flatté par l'illusion d'être un modèle. On peut se dire qu'on est mieux que les autres. Mais on a bien vu avec la pandémie qu'un jour t'es la minorité modèle, et le lendemain, t'es un virus sur patte ! [...] On s'est retrouvés pestiférés. »

En fait, il me semble que l'épisode du covid-19 montre surtout comment certaines personnes raisonnent réellement. On peut dire que la pandémie a été un révélateur de la construction des représentations et de la circulation réelle de l'information, spécialement en situation d'incertitude initiale. Concernant le racisme proprement dit, le problème général est plutôt l'absence de sanctions qui le laisse prospérer. Cette fois, c'est la communauté asiatique qui en a été la cible. Nhat Nam Nguyen dit qu'« on a entendu des choses qu'on n'aurait pas dû entendre : que c'est la faute des Chinois et quand on dit 'les Chinois', on englobe tous les Asiatiques. » Comme Nhat Nam Nguyen avait trouvé quoi faire pour les plaisanteries, une réponse possible aurait été d'approuver en disant que c'étaient les Chinois en Chine, pas en France. D'ailleurs, le covid a commencé à se diffuser en France par les militaires allés rapatrier des Français de Chine. Il aurait fallu fermer les frontières et arrêter le trafic aérien au sortir de Chine. On n'a pas voulu pour protéger le tourisme et parce que les spécialistes ont répandu l'idée que les quarantaines étaient des méthodes médiévales, pour finalement instaurer un confinement. On a entendu tout et n'importe quoi sur le covid, de la part des autorités et des médias et pas seulement sur Internet comme on le rabâche. J'ai aussi rappelé dans un article que la pandémie avait commencé alors qu'éclatait le scandale de la branlette de Benjamin Griveau, le candidat du pouvoir à la Mairie de Paris et qu'on n'avait rien trouvé de mieux que de le remplacer par la ministre de la Santé !

Le racisme anti-asiatique à l'occasion du covid a montré que la paix sociale est fragile. Cathy Nguyen dit que « des amis à [elle] se sont fait agresser. Ma tante s'est fait rejeter d'un bus. Moi, on m'a refusé l'entrée [d'un bus]. On voulait pas que je rentre. » Quand on parle de méthode médiévale, il faut admettre que c'est bien cette réalité française qui a exclu les juifs sous le pétainisme. Le rejet des étrangers est le principal fondement de l'idéologie populiste. Isabelle Le remarque que « de minorité modèle, on est devenu minorité coupable. Et ça, ça a été difficile à porter. » C'est bien là qu'on voit la différence entre stéréotype positif et stéréotype négatif !

Grace Ly (sage-femme) raconte que des patients n'ont pas voulu d'elle à l'hôpital et elle mentionne aussi la référence au péril jaune dans le Courrier picard et Antoine/Kitty Space à propos du titre de presse, « Alerte jaune, virus chinois », demande « pourquoi préciser l'origine ? », quoique préciser l'origine géographique d'une pandémie soit assez normal. Le biais concerne plutôt le raccourci classique des titres de presse. À cette occasion, Antoine ironise aussi : « Dans le métro, c'était bien. J'avais de la place. Personne s'asseyait à côté de moi. » Mais Soc Lam va jusqu'à évoquer l'antisémitisme nazi contre les Asiatiques : « le covid, ça ne vous fait pas trop peur, mais ça nous fait peur à nous. » Il faut comprendre la perception d'autrui.

L'épisode covid a aussi provoqué une campagne contre les « Chinois » sur les réseaux sociaux : « garde ton virus sale Chinetoque. T'es pas le bienvenu en France » (il faudrait noter que c'est tous les jours pour les Arabes et les Noirs sur les réseaux sociaux). Joohee Bourgain a lancé le hashtag #jenesuispasunvirus, d'abord de manière anonyme, et a constaté que ça répondait à une demande face aux appels à la haine. Un reportage télé indique que s'est tenu, le 4 mars 2021, un procès contre les auteurs de menaces contre les Asiatiques sur les réseaux sociaux. Soc Lam (avocat) a été « surpris par le profil des jeunes : des étudiants, plutôt instruits, de bonne famille. Un à Sciences Po, d'autres qui voulaient être avocats ou juges. » Peut-être un préjugé antipauvre de sa part : est-ce une ignorance ou une naïveté concernant l'histoire judiciaire française (l'université de droit Assas est notoirement d'extrême droite, les sections spéciales en 1941-1944) ? Sun Lay Tan admet que la réponse judiciaire redonne confiance aux Asiatiques (notons que ce n'est pas le cas pour les Noirs ou les Arabes). Cela mériterait une vérification sur le terrain. On peut admettre que c'est un effet de la mobilisation, à moins que la communauté asiatique soit bien traitée en espérant qu'elle se sente redevable ?

Militance

Les jeunes asiatiques interrogés dans le reportage sont surtout des personnes engagées nées en France et issues de l'ancienne Indochine. Seulement trois personnes plus âgées interviennent (de la famille de deux d'entre elles). Pour parler fidèlement de la communauté asiatique, il aurait sans doute fallu enquêter sur davantage de pays d'origine (il ne s'agit ici que d'Extrême-Orient) et de périodes d'immigration, anciennes ou récentes. On aurait pu obtenir des informations complémentaires.

Ce qui caractérise cette nouvelle génération est effectivement la prise de parole. Julie Hamaïde (journaliste) dit que le covid a ouvert les yeux et montré le besoin de réaction. Grace Ly, qui participe à l'association Kiffe ta race avec la militante Rokhaya Diallo l'exprime explicitement : « face à des absurdités comme le racisme, j'ai pas envie d'être silencieuse. » Dans mon livre, Nathalie Heinich et le Militantisme woke, je signale cependant que le vrai problème est plutôt « que fait la police ? » Le racisme est un délit et les antiracistes ne devraient pas exister. C'est la police et la justice qui devraient faire le travail.

Il n'en demeure pas moins que le reportage confirme assez le stéréotype d'une communauté asiatique trop discrète. Gurvan Kristanajaja concède : « les personnes qui sont victimes s'expriment depuis peu. [...] Nous, les Asiatiques, on se sentait de demander la permission de pouvoir parler. Maintenant, on a compris qu'on n'a pas besoin de la permission » et à Daniel Tran (AJCF) qui semble s'apercevoir que « comme Français, on a des droits. » Il faudrait admettre que tout le monde a des droits !

Il me semble aussi que l'analyse des participants n'est pas toujours exacte. Quand Isabelle Le dit que « la génération de mes parents, qui ont fait la guerre, ce sont des générations sacrifiées du racisme. » On pourrait répondre, puisque c'est d'actualité avec sa panthéonisation, que celle de Manouchian s'est sacrifiée réellement parce qu'elle a réagi directement. Isabelle Le veut sans doute dire simplement qu'il y avait plus de racisme, de type colonial, à l'époque de ses parents et grands-parents. Comme c'est un peu ma génération, je m'interroge sur ce point ces derniers temps.

Les jeunes témoins du reportage sont surtout interrogés pour leurs engagements, mais ceux-ci ne sont pas forcément partagés par la génération précédente. Sun Lay Tan l'admet : « mes parents ne comprennent pas forcément mon engagement... Pour ma mère, ça ne sert à rien. Mais ils ont vécu tellement de choses pires. Se faire traiter de Chinetoque, c'est vraiment rien. » Cathy Nguyen : « mon père trouve que j'en fais trop. Ma mère, non. Elle pense que ça peut aider les autres » et la grand-mère d'Émilie Tran Nguyen, l'autrice du reportage, dit : « je m'en fous », à propos du racisme anti-asiatique. Son père ajoute : « moi aussi. » Madeleine Mariani dit même : « je comprends pas qu'on puisse prendre un étendard contre le racisme » ! Julie Hamaïde, sa nièce : « tu dis qu'il n'y a pas de racisme en France sur les Asiatiques ? » Madeleine : « à part le covid, je le ressens pas. » Julie : « à Noyant, tu m'as dit... » Madeleine : « On était trop nombreux dans un petit village. L'hostilité, c'était la guerre entre les autochtones et nous. J'en ai parlé. Après, on s'est complètement intégrés. » Alors que Julie Hamaïde la décrivait ainsi : « Mado [Madeleine Mariani], c'est ma tante. C'est la passeuse d'histoire. On dit que c'est de la résilience, mais c'est d'abord beaucoup de souffrance. » Le terme « résilience » est à la mode. Mon avis personnel est qu'il a remplacé le terme « résignation » qui est tombé en désuétude, du fait de sa version doloriste chrétienne.

Gurvan Kristanajaja mentionne aussi l'« idée de garder la face » qui confirme un autre cliché. Mais une explication plus correcte pourrait être la nature indochinoise de la presque totalité des intervenants. Comme les réfugiés ont fui le communisme et ses dérives génocidaires, la génération âgée des réfugiés a sans doute été marginalisée en France dans la lutte antiraciste (certains membres de la communauté asiatique sont éventuellement racistes eux-mêmes). Comme les Harkis, ils ont sans doute été négligés par la gauche, qui détient un quasi-monopole de l'antiracisme et parce que ces immigrés sont considérés comme la chasse gardée électorale de la droite, d'où la récupération de Sarkozy déjà mentionnée. Avoir chacun ses immigrés peut d'ailleurs être considéré comme un procédé paternaliste colonial de la politique française. Les dames patronnesses de Jacques Brel tricotaient des pull-overs caca d'oie pour reconnaître leurs pauvres.

Il est aussi possible que les familles des intervenants ne se sentent pas réellement concernées par le racisme anti-asiatique parce qu'il vise plutôt les immigrés pauvres. Frédéric Chau confesse : « je ne connaissais pas l'histoire de mes parents, au Cambodge. C'est à vingt-six ans que j'ai découvert, à travers le film documentaire de Rithy Panh, S21, que mes parents sont issus d'un génocide. On n'en parlait pas. Issus d'une famille très bourgeoise au Cambodge. Chauffeur, servante. Mon père parle cinq langues asiatiques, ma mère quatre langues. En arrivant, mon père est devenu manutentionnaire et ma mère était caissière. Moi, je ne savais pas ça. » C'est quand même étonnant qu'il ne se soit pas intéressé à ce qui s'est passé au Cambodge qu'en 2003, outre qu'il y avait d'autres films précédemment, comme La Déchirure (1984), mais Chau était trop jeune (il est né en 1977). Le génocide cambodgien a marqué ma génération (j'ai côtoyé des surveillants réfugiés au lycée Michelet de Vanves où je travaillais). Et surtout, cela a changé la vision trop positive du communisme avec l'épisode des boat-people.

Sur le même sujet, dans une séquence amusante du reportage, Émilie Tran Nguyen avoue qu'« en écoutant Frédéric, je me rends compte que je ne connais pas l'histoire de toute ma famille. » En discutant avec son père et sa grand-mère, elle semble découvrir qu'ils étaient très riches au Vietnam. Sa grand-mère : « chaque enfant avait une nurse. » Émilie Tran Nguyen : « tu te levais pas la nuit pour les bébés. C'est pour ça que tu as fait plein de bébés. » La grand-mère : « j'allais au restaurant et au dancing. » Il ne faut pas oublier que des immigrés et des réfugiés peuvent être riches. Ceux qui partent sont ceux qui en ont les moyens par rapport à ceux qui restent, même si le niveau de vie du pays de départ est inférieur à celui du pays d'arrivée. Ceux qui se lancent à l'aventure sans trop de moyens se font simplement des illusions.

À l'occasion d'une exposition du musée de l'immigration, Constance Rivière, directrice du musée, dit aussi que l'immigration asiatique a été invisibilisée en France (230 000 personnes pendant la Première Guerre mondiale) et Sun Lay Tan, porte-parole du comité « Sécurité pour tous », dit qu'« on n'en parle pas dans les livres d'histoire. » Mais c'est vrai pour les immigrés en général. La sociologue Simeng Wang rappelle la question classique : « qui a construit les routes ? » À l'époque, Jose Ortega y Gasset, dans La Révolte des Masses (1929), disait que c'étaient les ingénieurs. Tout cela est plutôt une question d'histoire sociale et d'invisibilisation des pauvres en général. Ce qui n'est donc pas le cas de tous les immigrés et réfugiés.

Conclusion

Au final, les expériences décrites ne sont pas inutiles. Comme le dit bien Simeng Wang (sociologue), la décision judiciaire contre les menaces au moment du covid incite à porter plainte. Il faut porter plainte de toute façon. La méthode générale est bien de ne pas se laisser faire. On n'a simplement pas toujours la présence d'esprit de répliquer. Il faut bien comprendre le vécu prégnant des stéréotypes. Gurvan Kristanajaja raconte : « des fois dans la rue, on est abordé par : 'Ah, Charlie Chan' » par un passant. Ce n'est pas forcément agressif non plus : c'est le mode de compréhension du monde et d'interaction de certains nigauds qui, ici, manifestent leurs perceptions. J'ai moi-même vécu une situation similaire (je suis métis d'Antillais/Nîmoise). Devant le lycée Daudet à Nîmes, à l'occasion de grèves en 1973, un lycéen assis sur les marches de l'entrée à côté de moi me dit : « Regarde ton cousin », en me montrant un Noir de l'autre côté du boulevard. Je lui ai répondu : « tu as beaucoup de cousins » en montrant les autres passants. Il n'a pas percuté tout de suite. Mais ça l'a fait rire et il se retourne vers un copain à sa droite et répète l'échange. Celui-ci lui répond : « Tais-toi ! » et l'autre a compris qu'il avait dit une connerie. La difficulté réelle est d'avoir de la repartie. On n'a pas à se croire moins intelligent qu'un raciste.

Dans le type d'interactions envers les différents types de plaisanterie, il me semble que la bonne stratégie est celle de Nhat Nam Nguyen : « on m'a beaucoup dit : 'on rigole ! » Au point que finalement, je me suis dit qu'il fallait que je fasse des blagues moi-même tout de suite : 'Oui, on mange du chien. D'ailleurs, fais attention à ton chien, parce qu'il est appétissant !' » Mais son interprétation est à nuancer : « attaquer tout de suite et mettre tous les clichés sur la table et faire des blagues moi-même pour que les gens n'aient pas le temps de les faire. » Il existe deux façons de le prendre, soit comme un jeu auquel on est invité à participer, soit comme un rituel d'agressions réciproques et il ne faut pas se laisser faire non plus (cf. Film Ridicule, joutes verbales du slam, battles de breakdance, jeux des jeunes animaux ou rivalités enfantines et compétitions en général). Les affrontements joués permettent une simulation des affrontements réels auxquels on doit se préparer de toute façon.

Peut-être aussi que la culture asiatique correspond à une socialisation familiale trop normée qui fige la hiérarchie sociale. L'idéal sociopolitique est toujours que le rang social soit accepté. Les riches réfugiés sont peut-être habitués à ce principe. Il est possible que le modèle actuel soit celui de la socialisation positive sur le mode américain (il peut davantage s'agir de coaching que de la réalité) alors que les Français sont râleurs et critiques. Mais le côté égalitaire républicain correspond aussi à la concurrence libérale. Les sociétés contemporaines sont conflictuelles du fait de la concurrence permanente qui fragilise les hiérarchies installées. La fiction démocratique actuelle de l'absence de hiérarchie provoque des conflits. Mais les réactions communautaires sont vouées à l'échec du fait de la hiérarchie interne à chaque communauté.

Ces considérations me rendent un peu sceptique vis-à-vis du projet de Grace Ly, créatrice d'un espace d'autodéfense contre le racisme pour les enfants. On peut admettre son : « je ne veux pas que mes enfants subissent ça. Plus on peut le décortiquer, plus on peut trouver des parades et plus on s'en protège », mais la mode actuelle de la morale pour enfants me paraît biaisée. On aboutit généralement à l'exemple de Jacques Martin qui consiste à essayer de faire réciter leur leçon aux gamins, dont l'intérêt est surtout d'obtenir des effets comiques. C'est le principe de la « grammaire des fautes » du linguiste Frei qui indique le niveau d'appropriation des règles par les erreurs. Je ne crois pas non plus à l'invocation par Ly de la science universitaire : « sur le concept de minorité modèle, les chercheurs qui ont travaillé dessus, la conclusion, c'est que c'est un mythe. Ça n'existe pas. » J'ai un peu l'impression que les chercheurs disent « ce qu'il faut dire », pas ce qui se dit, et plus généralement ce documentaire a un peu la même tendance. La réalité est que le racisme est simplement un délit.

La conclusion du documentaire n'est d'ailleurs pas très enthousiaste non plus. Grace Ly dit qu'il faut garder espoir, Daniel Tran (AJCF) que « ça vaut la peine de se battre », Nhat Nam Nguyen exhorte : « Réfléchissez à vos paroles. » La solution d'Émilie Tran Nguyen est de mettre en avant de nouveaux modèles/visages et que ça passe d'abord par les arts et les médias, appuyée par Gurvan Kristanajaja ou Isabelle Le : « la société française aujourd'hui est cosmopolite, diversifiée. On a besoin de cet effet miroir. » Or, ce n'est notoirement pas le cas, comme l'admet Grace Ly : « mais c'est vrai qu'il n'y en a pas beaucoup. Je vous mets au défi de me citer cinq personnes asiatiques à la télé ou au cinéma. » Les Français sont connus pour être en retard. Mais les modèles ne sont pas forcément les acteurs, dont le plus célèbre était Yul Brinner (métis russo-mongol) pour les anciens. Les acteurs asiatiques connus à l'international aujourd'hui ont tendance à être toujours les mêmes dans les superproductions. Par contre les réalisateurs étrangers (asiatiques et autres) sont plus nombreux à avoir une certaine reconnaissance internationale.

En fait, la question qui taraude insidieusement tout le documentaire est celle de l'identité. Je ne pense pas que la solution soit celle de Frédéric Chau : « je peux parler de mes origines avec fierté. J'encourage tout le monde à faire connaissance avec ses origines. » C'est plutôt le piège actuel qui risque de tourner à une forme d'autoparodie communautaire dont le meilleur exemple majoritaire est le modèle de la franchouillardise. Antoine Kitty Space avoue lui aussi : « à un moment, j'ai fait un rejet de mes origines » (c'est un phénomène fréquent sur le plan linguistique avec des parents bilingues). Antoine tente d'expliquer son malaise par le fait qu'enfant, il se disait : « je ne suis pas jaune », mais il ne faut pas être prisonnier des mots (comme le sont les enfants et les philosophes infantiles). Les Blancs ne sont pas blancs, les Noirs ne sont pas Noirs, mais respectivement plus ou moins beiges et plus ou moins bruns.

On peut comprendre les choses autrement. Gurvan Kristanajaja dit qu'on prend conscience d'être différent à l'adolescence. En fait, il faudrait plutôt prendre conscience qu'on est tous différents. Frédéric Chau dit que « c'est un avantage d'avoir une singularité » en pensant à sa culture, mais la singularité est individuelle par définition. Antoine/Kitty Space conclut : « merci à mes parents pour mes deux cultures » et le résultat est bien un agencement individuel. Il n'existe d'ailleurs pas d'homogénéité culturelle française (même métropolitaine). Ce sont les étrangers qui créent une illusion d'unité, par contraste, outre que l'idée nationale correspond plutôt à une centralisation impériale de provinces et de protectorats. Il n'y a pas d'homogénéité culturelle asiatique non plus. Tous les pays sont des patchworks. C'est sans doute cette contradiction qui crée l'obsession des origines.

La réalité dont il faut prendre conscience est ainsi que les personnes d'origine étrangère présentes depuis longtemps en France et à plus forte raison nées en France sont aussi françaises que ceux issus d'un particularisme régional quelconque. On est du pays où l'on grandit : un enfant d'origine française né au Chili, et qui y a grandi, est-il vraiment français ? Il rencontrera certainement les mêmes problèmes identitaires. On peut justement citer le cas d'un ministre français, Stéphane Séjourné, auquel les « grammar nazis » reprochent ses fautes de français. Il a simplement grandi au Mexique, en Espagne et en Argentine et parle beaucoup mieux espagnol (même s'il s'excuse par une dyslexie). Être adulte correspond à la nécessité de l'individuation. Ne pas la considérer était le biais de Lévi-Strauss, dans Race et Histoire (1925), qui est cité actuellement par les racistes pour refuser l'immigration au nom de l'identité culturelle.

En fait, la question de l'opposition entre traits culturels et individuels est facile de comprendre : personne en France ne pense que tous les Français doivent avoir des personnalités identiques, il n'y a pas de raison qu'il en soit autrement chez les Asiatiques. Fin du débat.

Jacques Bolo

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