La compréhension sociologique peut parfois se résumer à une (bonne) traduction. J'ai déjà traité la question de L'idéal de la mauvaise traduction au sein de l'université. Cet entretien rediffusé après le décès de Howard Becker, le 16 août 2023, en donne une illustration sur un point annexe. Le problème explicitement soulevé concerne le terme « profession », qui ne signifie pas forcément la même chose en anglais qu'en français. L'entretien avec Howard Becker revient à éclaircir involontairement le problème, outre l'adoption de l'acception française par le monde académique américain :
« Howard Becker : Alors que j'étais étudiant, mon mentor, Everett Hughes, dictait un cours intitulé 'sociologie des professions'. Mais il disait qu'il s'agissait là d'une erreur : les étudiants s'y intéressaient parce qu'ils pensaient que ces fameuses professions (le droit, la médecine, la religion…) différaient des autres types de métiers. Ils considéraient que c'étaient des métiers meilleurs, plus nobles. Hughes pensait que c'était là une vision très partielle du monde du travail. Lorsque je lui ai dit que j'allais faire ma recherche pour mon mémoire de master sur les musiciens dans les bars, et bien il cherchait justement des gens comme moi, disposés à étudier des phénomènes moins prestigieux ou honorables. Des métiers ordinaires, en somme. Il a par la suite rapidement changé l'intitulé de son cours, qui est d'abord devenu 'Sociologie des métiers et des professions' puis 'Sociologie des métiers'. Et finalement, c'est devenu 'Sociologie du travail'. »
En français, métier et profession, sont identiques pour l'acception concernée et « Sociologie du travail » correspond à la section de sociologie qui s'en occupe. Par contre, en anglais, profession concerne bien aussi les professions avec un diplôme académique de docteur (droit, théologie, médecine). Ce n'est pas une sorte de préjugé ou de snobisme des étudiants. C'est la définition du terme, qui correspond en français à des « professions libérales » (médecin, juriste) avec la curiosité, pour la conception laïque française, de celle de « théologien », c'est-à-dire simplement de celle de ministre du Culte, qu'on peut considérer comme une sorte de profession libérale dans le monde anglo-saxon. Aux États-Unis, on parle par exemple du Dr Martin Luther King, parce qu'il possède un doctorat de théologie de sa confession protestante. Le Dictionnaire de la langue anglaise de 1766 par Samuel Johnson précise bien le point en question :
Au final, cette ambiguïté traductologique permet de préciser l'analyse sociologique de la structure sociale réelle, qui concerne les professions avec une « autorité » ou une « autonomie » conférée par un titre. Comme l'ajoute Becker :
« Pour moi et mes collègues, tels qu'Eliot Freidson, les professions étaient une convention sociale dont se réclamaient certaines personnes organisées dans le cadre de leur travail, car cela leur conférait davantage d'autonomie, la liberté de faire ce qu'ils voulaient. Alors que les musiciens dans les bars sont obligés de faire ce que leur dicte le propriétaire. Ils ne peuvent pas lui dire non, 'Je représente les idéaux musicaux de notre société', ils jouent ce qu'on leur demande. »
Dans ce que dit Becker, on reconnaît au passage la conception américaine de l'employé « corvéable à merci » qui relève plutôt de la société féodale d'une organisation sociale en castes (dont l'existence de l'esclavage était une facette). En France, les musiciens et artistes auraient plutôt tendance à revendiquer aussi une sorte d'autorité, conférée par le caractère de leur compétence artistique, perçu comme quasiment mystique. Aux États-Unis, ce sont juste des employés.
Contrairement à l'impression qui découle de l'interview, le traitement de l'idée de profession n'est pas une question d'opinion ou d'évolution de la perception intellectuelle par certains professeurs. L'acception anglaise de « profession » renvoie bien à la validation statutaire conférée par l'université. J'ai rappelé, dans mon récent Nathalie Heinich et le Militantisme woke, qu'il ne faut pas oublier que l'université traditionnelle concerne exclusivement les disciplines du droit, de la médecine et de la théologie.
Ce que révèle plutôt l'interview d'Howard Becker, en termes de sociologie des professions (au sens général) ou du travail, est que les autres disciplines enseignées actuellement à l'université prétendent aussi à une sorte d'autorité du même ordre que les professions au sens anglais. On retrouve cette recherche de démarcation quand on parle d'« évaluation par les pairs » pour les articles scientifiques, alors que leur absence de rigueur est fréquente. De nombreux problèmes continuent de s'y poser, qu'il s'agisse simplement de prime à l'anglais, mais de façon plus préoccupante de copinage, de plagiat ou de bidonnage.
Le sujet de mon livre ci-dessus est d'ailleurs plus généralement la question de la décrédibilisation actuelle de la sociologie. Le moyen authentique de rétablir une légitimité des travaux sociologique n'est pas le titre académique lui-même ou sa garantie par l'État. Le critère de la vraie sociologie n'est pas le jargon d'une caste académique. J'ai coutume de considérer que la sociologie est le langage de la démocratie. Les acteurs sociaux possèdent aussi des connaissances de leur environnement culturel. Dans cette interview, on se demande un peu si c'est Becker, Hughes et Freidson qui ignorent le sens de « profession » en anglais (quelle qu'en soit la raison, origine culturelle ou sociale) ou s'il s'agit d'une mauvaise traduction de la façon dont Becker s'exprime. On peut en conclure qu'une interprétation correcte des phénomènes sociaux commence par une conscience des confusions terminologiques et une meilleure analyse des particularismes culturels. Sinon, les débats intellectuels reposent sur des malentendus.
Jacques Bolo
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