Le 11 septembre 2023, le quotidien Le Monde a publié une tribune de Gérard Miller intitulée « Jamais un aussi grand nombre de juifs français n'ont perdu à ce point leur boussole morale » qui a suscité (entre autres) une critique d'Élisabeth Lévy : « Gérard Miller, les juifs et ma boussole morale » dans sa revue Causeur du 15 septembre 2023.
Intimidations réciproques
Cette polémique illustre assez bien le détournement intellectuel d'une observation factuelle, l'existence de juifs d'extrême droite, par deux tendances politiques opposées. Le psychanalyste médiatique Gérard Miller, juif d'extrême gauche, commence par une sorte de profession de foi militante typique qui suggère que la détestation du nazisme par les juifs les voue à une appartenance à la gauche ou l'extrême gauche :
« J'appartiens à une génération où être juif et Français, c'était tout naturellement aimer Maximilien Robespierre et la Révolution de 1789, Louise Michel et la Commune de Paris, Émile Zola, Léon Blum, Missak Manouchian ou Jean-Paul Sartre. »
L'effet de génération concerne plutôt le culte des grands hommes. Je rappelle souvent qu'il y avait 1 % de bacheliers en 1900, 4 % en 1936, 15 % en 1970, 70 % en 2000. Par le passé, la gauche avait adopté la méthode de l'école primaire traditionnelle, issue de l'Église, pour gérer les classes populaires ignorantes par une pédagogie ritualisée qui sélectionnait les icônes à vénérer, de gauche dans ce cas.
Élisabeth Lévy répondra sur ce point en rappelant le passé maoïste de Gérard Miller. En effet, il oubliait opportunément les autres icônes de sa jeunesse : Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao. Mais ce n'est pas forcément pertinent de part et d'autre. Le problème évoqué par Miller concernerait plutôt la différence entre les juifs engagés à gauche et la sensibilité normale à l'antisémitisme de tous les autres. Elle ne concerne d'ailleurs pas seulement les juifs. Il y a toujours eu aussi des juifs de droite et de gauche, plus ou moins extrémistes. Des historiens ont rappelé récemment qu'il y avait beaucoup de juifs dans les rangs du fascisme avant les lois raciales de l'État italien en 1938 et les déportations de 1943. Élisabeth Lévy opposera donc plus justement à Miller :
« Il n'y a pas de parti des juifs [...] Les juifs votent comme bon leur semble et ça ne vous regarde en rien. Seulement, vous êtes entantquiste : pour vous, chacun doit se comporter en tant que. [...] Je suis pour ma part attachée à la cacophonie juive, autant qu'à la liberté de penser seul. »
Scolastique
Il faut cependant ne pas faire semblant de ne pas comprendre que la question concerne surtout le fait que l'antisémitisme de l'extrême droite est quand même un cas de conscience. L'erreur de Miller selon laquelle aucun juif ne peut être d'extrême droite est compréhensible. En outre, comme psychanalyste, il fait une lecture qu'on pourrait dire « symbolique », mais qui n'est souvent, dans ce genre de cas, que verbale pour justifier les tabous de gauche (Élisabeth Lévy parle de « procès en sorcellerie »). Le raisonnement militant prend la forme d'équations pseudo-logiques : « extrême droite = antisémitisme », donc « juif = contre l'extrême droite », et « extrême gauche = contre l'extrême droite », donc « juif = extrême gauche ». Le militantisme raisonne en termes de « tout ou rien » aristotélicien et pas en termes de « plus ou moins » mathématiques.
La gauche scolastique ne comprend pas que la réalité ne se plie pas à ses équations. Bien qu'intellectuel sensible aux raisonnements, j'en suis quand même venu à penser que quand la logique ne correspond pas à la réalité, c'est la logique qui est fausse et non le contraire. C'est indirectement ce qu'Élisabeth Lévy rappelle à Gérard Miller, elle-même de manière un peu trop formaliste : que chaque individu pense ce qu'il veut ne signifie pas qu'il a raison non plus. La critique contre l'extrême droite s'applique aux juifs comme elle s'applique aux autres Français (ou Israéliens, que Miller évoque).
Antisémitisme de gauche
On pourrait aussi dire que l'existence antérieure des juifs réellement ou supposé d'extrême droite pouvait être l'explication de l'antisémitisme de gauche, avec la complicité des juifs de gauche qui niaient alors leur judéité originelle ou contemporaine (la norme selon laquelle la religion devait rester dans la sphère privée était le lot des chrétiens et des juifs de gauche). On semble l'avoir oublié, mais la justification théorique officielle de l'antisémitisme sur le mode Komintern était que le fascisme était issu de la petite bourgeoisie commerçante et artisanale qui caractérisait souvent les juifs à l'époque. Sans parler de la grande bourgeoisie juive qui subissait évidemment la condamnation prolétarienne habituelle. C'est bien l'antisémitisme virulent de l'extrême droite qui a constitué une sorte de « contradiction » (comme disait le marxisme d'alors) qui vouait idéologiquement les juifs à l'extrême gauche (outre l'égarement conjoncturel mentionné de certains d'entre eux dans le fascisme italien). Miller veut qu'ils perpétuent la tradition. Mais cela concernait les militants et non les simples victimes du nazisme qui sont retournés à leurs vies personnelles, qu'on pourrait dire « petite bourgeoise » aussi.
Contre l'accusation implicite actuelle d'antisémitisme de gauche (qui concerne en fait essentiellement les propalestiniens), Gérard Miller maintient le folklore de la prétention au monopole de gauche de la lutte contre l'antisémitisme. Il vise explicitement les déclarations de Zemmour sur « Pétain sauveur de juifs », sur l'incertitude concernant Dreyfus, sur Papon, contre la loi Gayssot ou sur « les enfants juifs assassinés par Mohammed Merah parce que leur famille les avait enterrés en Israël » et Miller critique également le « point Godwin » utilisé aussi par les juifs d'extrême droite à toute évocation de la Shoah. C'est vrai que Zemmour fait du zèle en la matière. Face à son succès notable dans la communauté juive, Miller conclut à l'existence de deux camps désormais irréconciliables en son sein. Ce qui n'est pas très original non plus, ni empiriquement ni parce que l'extrême gauche se fonde toujours sur la recherche de la conflictualité. Il est normal de retrouver ses prémisses en conclusion : c'est une méthode de dissertation.
Antisémitisme rétro
Pourtant, Élisabeth Lévy est un peu faiblarde quand elle prend médiocrement la défense de Zemmour sur Pétain, en rectifiant que Zemmour « pense que, si les juifs français ont été en grande partie sauvés, c'est parce que Pétain a choisi de sacrifier les juifs étrangers » au prétexte que cela concerne « le débat historique » ou en corrigeant que Renaud Camus ne dressait pas « la liste des juifs travaillant dans les médias », mais « s'est étonné du judéo-centrisme de l'émission Panorama et l'a attribué au fait que la plupart des chroniqueurs étaient juifs »... Dans le premier cas, il s'agit bien quand même, comme le dit Gérard Miller, de faire de l'œil aux fachos antisémites rétro. De la part de Zemmour, c'est un procédé politicien usuel de manifestation d'allégeance. Le truc existe aussi à gauche comme classique stalinien avec la « langue de bois ». J'ai traité le second cas dans mon livre, La Pensée Finkielkraut (les émeutes, l'école, l'antisémitisme, le racisme) et sa réplique !, plutôt comme une banale jalousie de catho-tradi et comme lié à l'actualité éditoriale. Camus sera d'ailleurs invité par Finkielkraut sur France culture pour se défendre.
Il est également faux de dire que Gérard Miller ne parle pas de l'angoisse des juifs français devant le terrorisme islamique comme l'affirme Élisabeth Lévy, avant de bizarrement concéder le contraire (à croire qu'elle a aussi été maoïste dans sa jeunesse). Miller déplore simplement que cela débouche sur un égarement d'une masse de juifs non militants vers le vote d'extrême droite en légitimant ceux qui souhaitent une guerre civile. Élisabeth Lévy argumente essentiellement en forme de contre-feu par des accusations de sectarisme gauchiste et de communautarisme (sur le mode woke). Son argument principal et final, à double tranchant, est que les juifs français se comportent individuellement comme les autres français.
En effet, Élisabeth Lévy me semble trop minimiser l'importance des « antisémites à l'ancienne, [...] zozos qui pensent encore que les juifs ne sont pas tout à fait français (comme l'obscur conférencier de Civitas) », parce que le problème est plutôt leur influence que leur nombre. Comme je l'écrivais récemment : « Ce n'est pas la peine d'être un idéologue antisémite pour dénoncer des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il suffit d'y avoir intérêt » (in Hervé Le Bras, Il n'y a pas de « grand remplacement »). Et certains juifs vont à la soupe comme les autres quand ils sont du côté du manche.
Tactique politicienne
Comme on peut l'imaginer, le risque islamiste est seulement utilisé ici pour accroître l'influence de l'extrême droite par des alliances tactiques conjoncturelles. C'est bien ce qu'on constate avec les concessions de Zemmour à l'antisémitisme rétro, complètement inutiles en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme. Car la justification d'Élisabeth Lévy que les juifs sont bien français s'oppose bien directement aux insinuations d'extrême droite contre leur communautarisme, celles concernant Dreyfus, celles sur Papon, le « point Godwin », celles de Camus, etc. On peut admettre que l'argument tactique de Zemmour pour rassembler à droite oblige effectivement les juifs à avaler des couleuvres.
Au final, c'est bien aussi cet argument d'extrême droite sur l'identité française qu'Élisabeth Lévy reprend quand elle accuse Miller : « Le changement démographique et culturel en cours ne vous inquiète pas, tant mieux pour vous. Pour beaucoup de Français, juifs ou pas, c'est un crève-cœur. » Elle veut justifier ainsi sa propre indulgence envers une forme de droite extrême, en reprochant par diversion celle de l'extrême gauche envers les islamistes. Le problème politicien banal est que la droite a besoin des voix qui se portent sur l'extrême droite pour arriver au pouvoir et doit diviser la gauche et l'extrême gauche, comme la gauche a réussi à diviser la droite et l'extrême droite depuis l'époque de Mitterrand.
Comme je l'ai analysé à propos des dernières élections présidentielles, les partis de droite et du centre sont en état de panique devant la nouvelle démographie électorale :
« On peut admettre que la troisième position de Mélenchon, outre la débandade des autres grands partis ou aspirant à l'être comme les écologistes, a surtout constitué une réponse à la thématique centrale de l'extrême droite contre l'immigration. L'épouvantail d'un vote communautariste musulman avait fleuri en 2017, sans trop de réalité alors. Cette fois, les électeurs issus de l'immigration ont majoritairement voté pour LFI. Les autres partis sentaient venir le coup et l'ont mal pris. Il en a résulté l'accusation d'islamo-gauchisme contre la stratégie antiraciste assez classique de La France Insoumise. On retrouve ici la situation des démocrates américains qui bénéficient du vote noir tandis que les républicains jouent la carte du vote raciste, tout comme Hillary Clinton qui avait aussi choisi cette stratégie ignoble dans sa primaire contre Obama. »
La tentative de marginaliser l'extrême gauche (devenue institutionnelle avec LFI, à laquelle appartient Gérard Miller), même de la part de la gauche traditionnelle et des écologistes, correspond à ce nouvel enjeu.
Conflictualité
On ne peut certes pas reprocher à Élisabeth Lévy de refuser la confrontation. Elle a plutôt tendance à en abuser. Mais en matière de « combat à la loyale » qu'elle invoque pour ne pas déformer les propos de l'adversaire, il faudrait plutôt admettre que la loyauté porte davantage sur le contenu que sur le pur formalisme (dont le principe canonique en la matière est « une minute pour les juifs, une minute pour Hitler »). La forme militante conflictuelle que prend l'opposition Gérard Miller/Élisabeth Lévy se caractérise plutôt par l'usage de la surenchère permanente et la stigmatisation réciproque. On peut aussi dire que c'est cela qui est constitutif de l'identité française et cela représente un grand échec de l'Éducation nationale.
La stratégie de Gérard Miller de tenter de faire honte aux juifs de droite en contraint certains, comme Élisabeth Lévy, de tenter de l'assumer jusqu'à la lie que constitue Éric Zemmour. Lui aussi partait d'une position de tribun médiatique dans des confrontations directes sur les chaînes d'infos en continu. À l'époque, Zemmour affrontait Christian Barbier (2003-2006) puis Nicolas Domenach (2006-2014) dans l'émission Ça se dispute sur I-Télé (avant CNews). L'opposition restait relativement policée à l'époque. Élisabeth Lévy n'a peut-être pas été choisie parce qu'elle était déjà trop radicale elle-même. Les temps ont changé. L'inconvénient du format est de pousser à la caricature à force de surenchère. Notons inversement qu'une expérience de psychologie sociale avait fait tenir les deux rôles par des comparses de même tendance, en leur disant que leur adversaire s'était désisté. Elle avait eu pour résultat d'adoucir leur radicalité mesurée ensuite. La question annexe est toujours de savoir si on ne joue pas un rôle auquel on finit par s'identifier.
Universalisme
Le fait est que l'universalisme jacobin français a tendance à nier les différences. Celle des juifs n'est actuellement pas en question comme elle l'était par le passé. Ce sont les musulmans ou les Noirs qui sont visés aujourd'hui. Ce que dit Miller signifie aussi que les juifs français peuvent en rajouter dans l'affirmation de l'appartenance à l'identité française. C'est aussi vrai de certains immigrés. C'est le mécanisme qui concernait les « juifs honteux », dont Max Scheler peut être considéré comme un exemple pathologique, précurseur involontaire du nazisme, dans son livre, L'Homme du ressentiment (1919), exaltation délirante d'un christianisme féodal idéalisé.
Mais la réalité communautaire juive n'est pas seulement nuancée par les différences individuelles que mentionne Élisabeth Lévy. Ce n'est pas un « parti juif » comme elle le reproche à Gérard Miller. Il existe bien et bien une identité juive, comme Raymond Aron l'opposait à Sartre (« Sartre ignore les juifs. Il imagine que les juifs sont comparables à son petit camarade Raymond Aron, totalement déjudaïsé », Le Spectateur engagé, p. 108) ou comme Albert Memmi le rappelait en forgeant le concept de judéité en soulignant le paradoxe universaliste, qui s'est accentué actuellement :
« Quand j'ai commencé à réfléchir sur ces questions, la différence n'avait pas bonne presse [...] dans nos milieux, disons, en gros, anticolonialistes et antiracistes. Au contraire, elle était prisée par les conservateurs et les partisans de la colonisation [...où] la différence signifiait l'inégalité. [...] Dans l'autre camp, le nôtre, on tenait fermement à la similitude des hommes. Cela était même appuyé par une métaphysique laïque : il existe une nature humaine unique à travers l'espace et le temps [...]. Les différences n'existaient pas : à partir de là [...], rien ne pouvait expliquer l'inégalité sociale, sinon la violence et l'injustice. Mais [...] si la différence existait [...] Serions-nous obligés de nous rallier [à la philosophie] de nos adversaires ? [...] Les deux partis avaient tort. [...] Au fond, ils supposaient, tous les deux, qu'il était mal d'être différent. [...] Même l'instituteur laïque et républicain, dévoué à ses élèves 'indigènes' se croyait investi d'une mission : former des petits Français à sa propre image. [...] Les différences existent. Miracle de l'éducation [...] comment ai-je pu, si longtemps, croire qu'elles n'existaient pas » (Le Racisme : Description, Définition, Traitement, 1982, pp. 47-50).
Le communautarisme (woke) qu'évoque Élisabeth Lévy est aussi une réaction adaptative par une surenchère identitaire. Il est plus raisonnable cependant de n'y voir souvent que des phénomènes de mode plus ou moins éphémères, ou une crise d'adolescence. La réponse individualiste qu'évoque Élisabeth Lévy constitue effectivement une solution théorique à condition de ne pas tomber dans l'« universalisme identitaire », mauvaise habitude des intellectuels français. Gilbert Achcar, dans Marxisme, Orientalisme, Cosmopolitisme (2013), rappelle qu'Engels ironisait : « 'Un Français est nécessairement cosmopolite', affirme M. Blanc. Certes dans un monde où ne régnerait que l'influence française » (p. 158). Il en résulte une essentialisation culturelle intemporelle de toutes les différences qui tourne aux stéréotypes. Il faut plutôt admettre une certaine souplesse chez les individus et essayer de comprendre le fond des choses et le vrai fond de leurs discours.
Jacques Bolo
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