Cette brochure de Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, est une manifestation de la polémique sur la question de l'islamisme et des questions identitaires. Nathalie Heinich n'y apporte pas de réponse, mais prend parti en attaquant le militantisme au nom de la science. On peut en accepter le principe, mais le procès à charge qui en découle est au moins un peu rapide et relève aussi d'un mouvement d'humeur contre certains qui avaient précédemment remis en question ses interventions politiques personnelles. Du coup, on peut plutôt observer (scientifiquement) que la recherche est une sorte de panier de crabes où les participants essaient mutuellement de se délégitimer. Cela relève davantage de la rhétorique mondaine mise au jour par Schopenhauer dans L'Art d'avoir toujours raison que de la science. Mais c'est vrai aussi que l'université souffre bien d'arrangements qui relèvent d'un manque de rigueur scientifique. Il faut donc crever l'abcès sur ces questions sur lesquelles Nathalie Heinich s'engage unilatéralement.
La parution de cette brochure de Nathalie Heinich dans la collection « Tract » de Gallimard peut être considérée comme une contradiction dans les termes, puisqu'il s'agit bien d'un pamphlet militant qui prétend critiquer le militantisme universitaire. Évidemment, certains arguments sont un peu sommaires du fait de la brièveté du texte. C'est l'inconvénient du militantisme. Les jugements à charge et à l'emporte-pièce relèvent de ce que la « loi de Brandolini » dit des fake news et plus généralement des rumeurs : elles se diffusent plus vite que les rectifications qui prennent beaucoup plus de temps. J'ai pu en faire ici l'expérience en voulant initialement faire un simple compte-rendu rapide de ce petit texte, comme j'en ai l'habitude sur ma revue Exergue.com. Je me suis retrouvé à rédiger une longue analyse de sociologie de la connaissance qui est mon centre d'intérêt principal.
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Quelques extraits :
Un étudiant qui fait une thèse ou un mémoire sur les questions décoloniales, intersectionnelles ou de genre se rend bien compte, à l'usage, que le monde n'a pas changé pour autant. Cette prise de conscience est aussi une conséquence pratique acquise au cours des études académiques. C'est un processus de maturation... Il serait plus prudent de considérer que ce que Heinich stigmatise est un biais général des intellectuels, si on ne veut pas risquer d'adopter précisément une attitude partisane pour défendre sa propre opinion. Il en résulte que je vais rétablir l'équilibre en n'épargnant personne.
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Concernant la problématique scientifique, la question n'est effectivement pas la droite et la gauche, mais le vrai et le faux... C'est un risque méthodologique général. On ne peut jamais savoir si un chercheur n'a pas seulement cherché à justifier une idée préalable en sélectionnant ce qui l'arrangeait, d'où les bidonnages.
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Ironiquement, la critique de Heinich correspond plutôt à celle du discours stalinien du PCF envers les étudiants « petits-bourgeois » de Mai 68, alors même que les gauchistes en rajoutaient dans le zèle ouvriériste et la dogmatique théoricienne. C'est un peu le même procédé pour les démocrates actuels... Les militants gauchistes actuels ont des exigences qu'on pourrait plutôt considérer comme relevant banalement de la démocratie bourgeoise. Ce qu'ils refusent d'admettre.
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Sur le fond, les études coloniales sont une possibilité parmi d'autres, ni plus ni moins légitimes en soi. Ce n'est pas seulement une lubie d'anciens colonisés. D'autant que la colonisation française concerne plus de cent ans d'une histoire assez récente. Ceux qui contestent ce choix d'études a priori, parce qu'ils croient certaines critiques malveillantes, doivent savoir comment l'université fonctionne. Choisir ce sujet peut déranger des habitudes et des prés carrés. Si on augmente le nombre des études coloniales, des sections voisines peuvent en pâtir.
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La réalité empirique des sciences sociales est de fonder la notoriété des professeurs sur la publication d'essais (comme le constatait Boudon) qui font date et suscitent des controverses. Ces essais correspondent souvent à des travaux d'étudiants et non à de réelles recherches scientifiques. Le fameux livre de Max Scheler, L'Homme du ressentiment (1919), constitue une thèse idéalisant un ordre social médiéval sur la base délirante d'un nietzschéisme chrétien prénazi ! Il a fait illusion parce qu'il s'agit de la production d'un débutant qui reprend les clichés de son temps... On a toujours été sans doute trop tolérant envers les travaux d'étudiants...
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En matière d'universalisme, la « confusion entre faits et valeurs de la part des décoloniaux » (p. 35), selon Heinich, correspond plutôt à une confusion entre illusion et réalité de la part des intellectuels français qui se prennent donc notoirement pour le centre du monde.
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J'ai récemment considéré le cas d'Albert Memmi, dans son livre Le Racisme : Description, Définition, Traitement (1982), comme la théorisation autonome d'un acteur indigène de la période coloniale.
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Quand on réalise n'importe quel travail universitaire, on ne devrait pas avoir besoin d'employer le terme « scientifique », puisque c'est le cas de tous les travaux en question. Le fait de le revendiquer en permanence insinue le doute. On peut se tromper ou être critiqué. C'est aussi de la science et ce n'est pas la peine non plus de le dire à chaque fois. La lourdeur d'un blabla méthodologique rituel est inutile. Le sociologue Dominique Desjeux parlait à ce propos de travaux chiantifiques. Il faudrait être plus direct.
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La vraie sociologie de la connaissance exige de tenir compte du fait que tout le monde est scolarisé aujourd'hui et que certains ont d'ailleurs fait des études de sociologie, même s'ils ne sont pas devenus professeurs. Ce ne sont pas les sociologues qui doivent dire aux gens ce qu'ils doivent penser. C'est banalement un biais professoral.
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La difficulté de la sociologie est qu'elle est une sorte d'histoire du présent, avec les conflits en cours. Personne n'a dit que c'était facile. La socio dit ce qui est, mais ça ne signifie pas non plus qu'on est d'accord.
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On peut imaginer que le livre de Nathalie Heinich a pour conséquence réelle de barrer l'accès aux postes à certains pour le recrutement universitaire, spécialement pour les Noirs et Arabes soupçonnés d'être militants. Le critère racial devient alors un marqueur supposé d'incompétence. La sociologie en général est déjà discréditée comme un repère de militants et de futurs syndicalistes... La réalité de la brochure de Nathalie Heinich est qu'elle risque d'enfoncer ceux dont elle parle au lieu de corriger leur formation.
Jacques Bolo
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