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Société / Démographie - Mars 2023

Hervé Le Bras, Il n'y a pas de « grand remplacement », (2022)

Résumé

Au mois de décembre 2022, la revue du philosophe Michel Onfray, Front populaire, dont j'ai parlé le mois dernier, a publié une interview de l'écrivain Michel Houellebecq où il était question de grand remplacement. Au début de la même année 2022, le démographe Hervé Le Bras avait publié un petit livre : Il n'y a pas de « grand remplacement », pour en nier l'existence. Je vais examiner les limites de ces interventions.

Hervé Le Bras, Il n'y a pas de « grand remplacement », éd. Grasset, Paris, 2022, 90 p.

Grand Remplacement

La polémique sur cette notion est une clé pour comprendre l'échec intellectuel des antiracistes. L'angoisse face à un « grand remplacement » correspond explicitement à l'idée d'une substitution démographique des Noirs aux Blancs dans les pays occidentaux ou optionnellement, comme le dit Houellebecq, des chrétiens par des musulmans. Le Bras rappelle que les musulmans peuvent être des Blancs (Le Bras, p. 61) et Houellebecq envisage que les Noirs puissent être chrétiens (Front populaire, p. 42). Face à cela, pour la plupart, les intellectuels de gauche, comme ici Hervé Le Bras, contestent la réalité du grand remplacement en le considérant comme un fantasme raciste. Ce qui fait accuser ces antiracistes de collaboration, d'aveuglement ou de naïveté islamo-gauchiste, face à l'immigration, selon le degré de radicalité des racistes.

Sur la question de la possibilité théorique d'un grand remplacement, je ne comprends pas très bien comment ceux qui rappellent que l'histoire de l'humanité est celle des migrations peuvent en nier la possibilité. Le grand remplacement le plus connu est celui des Indiens d'Amérique du Nord par les Européens (pour celui des Indiens d'Amérique du Sud, il y a eu plus de métissage). La question est simplement celle de la forte démographie des pays du sud opposée à celle du nord. Du coup, spécialement en France où les politiques ont toujours été natalistes, on peut comprendre que le succès de l'idée de grand remplacement réponde à la baisse de la natalité nationale. Dans l'entretien Houellebecq-Onfray, Onfray s'inquiète aussi de la faible natalité de la Corée du Sud avec 0,9 enfant par femme. De toute façon, la natalité doit bien atteindre 2,1 enfants par femme pour assurer le renouvellement de la population. Sinon, grand remplacement ou non, les Français disparaîtront comme les Coréens (bien qu'à plus long terme que ne le dit Onfray dans son intervention).

En fait, l'inquiétude démographique s'est inversée. Après l'angoisse de la surpopulation autour des années 1970, dont le meilleur exemple est le film de Richard Fleischer, Soleil vert (1973), on ne parlait plus beaucoup de démographie depuis une trentaine d'années. L'idée de grand remplacement a pris le relais. L'intervention de Le Bras serait la bienvenue s'il n'avait pas été lui-même l'omniprésent représentant médiatique de la démographie française depuis quarante ans. Il faut croire que sa présence aura été inutile pour avoir des idées ou des politiques correctes. Mais les universitaires se font des illusions sur leur influence.

Comme le dit Le Bras, la notion de grand remplacement est apparue chez Renaud Camus qui y voit un complot des élites pour remplacer le bon peuple européen blanc chrétien par des immigrés prolifiques. Cette notion a été adoptée par l'extrême droite. Le traducteur de la réédition savante récente de Mein Kampf, Olivier Mannoni considère d'ailleurs que la théorie du grand remplacement est une reprise de celle des nostalgiques d'Hitler : « Dès 1946, des groupes d'anciens Waffen-SS affirmaient que désormais toute l'Europe était occupée par les "Nègres" (les soldats américains) et les "Mongols" (les soldats russes), et qu'il s'agissait de libérer le continent de "l'occupation" par "une nouvelle résistance" » (p. 58). On a aussi pu constater le passage à l'acte par des terroristes identitaires, celui de Norvège contre des jeunes sociaux-démocrates à Utoya et celui de Nouvelle-Zélande contre des musulmans à Christchurch.

Houellebecq qui a fait scandale (entre autres) en disant dans son entretien avec Onfray que le grand remplacement : « ce n'est pas une théorie, c'est un fait » (Front populaire, p. 40), s'est cependant lui-même étonné de cette vision complotiste qu'il a constatée à la lecture de Camus. Ce qui n'a pas empêché Houellebecq de se revendiquer du terrorisme : « Notre seule chance de survie serait que le suprémacisme blanc devienne trendy » (p. 30). On a pu aussi noter qu'Onfray partageait le point de vue de Camus quand il a répondu (se sentant visé) : « je ne suis pas complotiste. Mais je trouve curieux que des gens puissants se réunissent [à Davos] » (Front populaire, p. 41). Ce comportement est assez déprimant. Il montre l'incapacité des intellectuels à analyser correctement un phénomène.

Le complotisme de Camus et Onfray correspond simplement au fait que les élites économiques ne se posent pas de problèmes métaphysiques identitaires pour remplacer les travailleurs européens par des travailleurs immigrés. On peut considérer comme racistes ceux qui s'inquiètent surtout de la race et de la religion des remplaçants. Ce sont souvent les mêmes qui prétendent s'insurger du remplacement du social par le sociétal communautariste. La gauche identitaire de Bouvet qui parle d'« insécurité culturelle » face aux immigrés, tout comme Onfray, rejoignent bien l'extrême droite sur ce point. On pourrait leur rappeler qu'au bon vieux temps qu'ils invoquent, les travailleurs n'avaient pas de patrie. Il est vrai que c'était la période coloniale où les indigènes savaient rester à leur place. En 1956, à propos que ces questions raciales, Aimé Césaire avait adressé au communiste Maurice Thorez une lettre qui remettait en question la hiérarchie entre les contradictions principales (économiques) et les contradictions secondaires (sociétales). Il semble que certains regrettent le bon vieux temps du Komintern (1920) qui avait imposé cet ordre de priorité.

Ainsi à propos de l'élection américaine de 2016, « dans La Gauche identitaire, Mark Lilla a expliqué la défaite d'Hillary Clinton par l'intérêt qu'elle avait accordé aux minorités, les préférant aux couches populaires » (Le Bras, p. 75). Cette nouvelle vulgate politicienne de gauche est d'autant moins légitime que la vraie sociologie devrait enregistrer que les minorités constituent précisément les classes populaires actuelles.

Querelles de chiffres

Les rectifications d'Hervé Le Bras sont donc les bienvenues sur le plan quantitatif et historique. Il rappelle que l'angoisse démographique date du début du XXe siècle avec la croissance de la population allemande dépassant celle de la France (Le Bras, pp. 21-22). J'ai considéré ailleurs que l'explication de ce décrochage démographique pouvait trouver son origine dans la saignée des guerres napoléoniennes plus que dans ce qu'on appelle la « transition démographique », qui correspond à l'adaptation de la natalité aux conditions sanitaires modernes.

Pourtant, Le Bras a peut-être tendance à minimiser les chiffres quand il dit qu'« en 2020, 4,2 millions de personnes étaient des immigrés venus d'Afrique ou d'Asie sur 67,8 millions d'habitants » (p. 42). Il repousse à « 2050, [l'hypothèse qu'il y aurait] au plus 10,2 millions d'immigrés d'Asie et d'Afrique » (p 43). Il précise à juste titre que les extrapolations des partisans du grand remplacement enregistrent souvent les entrées sur le territoire sans tenir compte des sorties. Plus spécialement, il reproche à Camus de « se [vanter] de détester les chiffres et les statistiques et la sociologie et l'ethnologie » (p. 40).

Le Bras corrige quand même ses propres chiffres y en ajoutant les 7,3 millions de naissances issues de l'immigration, dont plus de la moitié de couples mixtes, mais il note que les partisans du grand remplacement « identifient les descendants d'unions mixtes à la catégorie minoritaire, les immigrés [...]. Le métissage a toujours été considéré par les auteurs racistes comme la pire des abominations » (p. 57). Le Bras a raison sur ce point, quoiqu'il soit bien normal que les racistes tiennent compte des métis dans leurs détestations. Mais il prend la peine de noter aussi qu'« il n'est pas question d'attribuer aux statisticiens contemporains de tels amalgames. Ils n'attaquent pas le métissage, ils l'ignorent » (p. 58). Son propos concerne le traditionnel refus français des statistiques ethniques, que refuse Le Bras lui-même. Le vrai problème est ici que, selon les organisations antiracistes (américaines en particulier), la quantification statistique permet de combattre le racisme en en mesurant précisément le contexte et les variations.

Il faudrait aussi enregistrer que les Antillais, Guyanais, Réunionnais de couleur présents en métropole sont perçus comme n'étant pas des Français de souche, contrairement aux étrangers européens blancs. Je veux souligner ici qu'un étranger européen est bien perçu comme plus français parce qu'il est blanc qu'un Français non-blanc au lieu du contraire. C'est un effet pervers de la nouvelle injonction académique de dire que les races n'existent pas en croyant combattre le racisme. Les intellectuels veulent changer les mots quand ils n'arrivent pas à changer les choses. Avant de parler de construction sociale, il faut admettre les concepts endogènes : tout le monde comprend de quoi on parle quand il est question de race. Il ne sert à rien d'éliminer les représentations des acteurs au nom de la science.

Il ne me paraît ainsi pas pertinent que les immigrés d'origine européenne servent d'argument à Le Bras pour parler de diversité actuelle des origines :

« À mesure que l'immigration s'est développée en France, la variété des origines s'est accrue. En 1851, 60 % des 300 000 étrangers installés en France venaient de Belgique. En 1921, Belges, Espagnols et Italiens représentaient encore 70 % des 1,5 million d'étrangers. 95 % des étrangers venaient d'Europe. La diversité des origines s'est accentuée ensuite. En 1968, cinq nationalités constituaient 70 % des 3,2 millions d'étrangers : dans l'ordre, Italiens, Espagnols, Algériens, Portugais, Allemands. En 2018, sur les 6,5 millions de personnes nées à l'étranger (dont certaines nées françaises), une telle variété ne peut pas être assimilée à un peuple tant la diversité des pays d'origine est grande » (p. 60).

Chacun sait bien que ce n'est pas le problème. Renaud Camus précise sa conception d'un « peuple » en affirmant qu'« un peuple, c'est aussi de la race » (Le Bras, p. 61). La question n'est pas « à combien de générations faut-il remonter ? » (Le Bras, p. 63) avec le truc bateau des noms de métissage qui n'ont plus cours (« Sacatra, Griffe, Marabou, Mulâtre, Quarteron, Métis... », p. 61). D'autres évoquent celles des Antilles, pour étaler leur culture. La critique du racisme qui rappelle toujours que les immigrés européens ont aussi été rejetés par le passé (sans parler des juifs), masque que ceux qui sont rejetés actuellement en France sont bien les immigrés non-européens. Il faudrait plutôt noter la nouveauté que les immigrés européens ont bien fait l'objet de rejet à l'occasion du Brexit au Royaume-Uni, en particulier ceux d'Europe de l'est. De même, les frontaliers français eux-mêmes ont subi des restrictions en Suisse.

D'ailleurs, si on veut être plus universel, la réserve correcte serait plutôt que ceux qui sont perçus comme étrangers sont simplement les étrangers au village ou au quartier. On connaît les romans et films de Pagnol, avec l'étranger M. Brun originaire de Lyon, dans la trilogie César-Marius-Fanny et surtout Manon des Sources. Son bossu de père, venu du village voisin où était partie sa propre mère, se révèle le fils du papé local (tragédie grecque oblige). La réalité actuelle du rejet rural concerne, on le sait, les « Parisiens » ou autres étrangers (Anglais, Allemands, Hollandais...), qui font monter les cours de l'immobilier ou du foncier au détriment des locaux. On parle du même cas au Portugal pour les retraités français ces derniers temps.

Quelle est la situation migratoire française réelle. L'exode urbain des petits-blancs en provenance des banlieues a provoqué la pavillonisation généralisée de la « France périphérique », victimisée par Guilluy. Ces implantations ont forcément profité à certains locaux par la vente du foncier, au détriment des autres qui accusent les immigrés visibles. Ainsi, Hervé Le Bras note que « plus la proportion d'immigrés est élevée, moins le Rassemblement national enregistre de votes en sa faveur » (p. 72). Il faudrait inverser « plus/moins » dans sa phrase pour être plus pertinent. Car la nouvelle réalité électorale est que les immigrés concernés ont souvent le droit de vote aujourd'hui, ce qui fausse la comparaison statistique dans les banlieues où ils sont concentrés.

Le vrai changement démographique depuis la Deuxième Guerre mondiale dans les campagnes concerne la mobilité géographique inter-régionale. Les citadins ne sont pas toujours les bienvenus. On vient de constater quelques résistances devant les possibilités de télétravail rural après l'épisode du confinement pour le covid-19. Le journal de TF1, qui prend la défense des villages, utilise le cliché des cloches et du chant du coq pour stigmatiser les néo-ruraux. Pour les cloches, elles sont bien totalement inutiles : dans le village de Mouriès, en Provence, un curé militant s'est mis en tête de sonner les heures, les demis et les quarts, comme si on n'avait pas l'heure à son poignet ou sur son portable. Pour les coqs, la situation réelle de la profession concerne plutôt l'élevage en batterie. Sinon, il s'agit d'animaux de compagnie ou de pratiques personnelles qui seraient aussi gênantes en ville (que ne dirait-on pas des musulmans). Il y a effectivement des normes à respecter contre les nuisances agricoles.

Racistes / Pas racistes

Comme on vient de le voir, la question du grand remplacement correspond simplement à la séduction du public par l'interprétation raciste du phénomène migratoire et à l'échec de sa réfutation antiraciste (comme la tentative présente d'Hervé Le Bras). Cette question est stéréotypée dans les deux cas, c'est-à-dire qu'elle ne correspond pas à l'interprétation correcte des réalités banales dont elle parle (natalité, immigration, identité culturelle, légalité). La question du racisme est résolue : le racisme est illégal et les racistes sont des délinquants. L'absence de répression de sa persistance repose sur le laxisme ou la complicité de la police et de la justice. La curiosité sociologique est que ce sont les antiracistes qui sont actuellement sur la sellette ou sur la défensive.

À l'occasion du centenaire de son auteur, j'avais fait un compte rendu du livre d'Albert Memmi, Le Racisme : Description, Définition, Traitement, dans lequel j'écrivais :

« Un intérêt à relire cet ouvrage de 1982 est qu'il semble répondre à la situation actuelle, avec la différence notable que Memmi commençait son livre en disant que 'personne ou presque ne se veut raciste' (p. 13), alors qu'il semble que ce soit devenu une possibilité largement partagée selon de nombreux sondages. L'attitude défensive qui suscitait un déni de la part des racistes a été remplacée par la mise en accusation quasi quotidienne des antiracistes. »

Outre la prétention illusoire des intellos à croire que leur parole exerce une influence quelconque hors du public captif de l'école (sous leur autorité), la principale raison de l'échec de l'antiracisme est le succès de l'idée de politiquement correct. L'ambiance actuelle résonne des « on ne peut plus rien dire » ou « on ne peut plus dire ce que disaient Coluche, Desproges... » C'est évidemment faux. On n'a jamais autant entendu de provocations, spécialement sur les réseaux sociaux. Autre ambiguïté de cette notion de « politiquement correct », les uns l'utilisent comme revendication d'une liberté d'expression tandis que d'autres parlent, en ce qui concerne ces sujets, du droit d'être raciste, sexiste, antisémite... Il existe effectivement des interdits légaux en la matière, comme les lois mémorielles (Gayssot, du 13 juillet 1990, etc.) que certains, dont les racistes, veulent supprimer. Le précédent de cette suppression des lois contre le racisme et l'antisémitisme existe dans le cas de la loi Marchandeau du 21 avril 1939 qui avait été abrogée sous Vichy.

En ce qui concerne la liberté d'expression, j'ai eu l'occasion de dire ailleurs qu'il n'est pas anormal de considérer qu'il ne faut pas a priori diffamer ou insulter des individus ou des groupes. Dans la pratique, ce qu'on peut dire est toujours limité par les conséquences qu'on peut subir en retour. Il ne faut pas se faire trop d'illusions et faire semblant de croire qu'on peut tout dire. Claironner « Je suis Charlie ! » concerne plutôt une consolation symbolique inutile et contradictoire : le Charlie Hebdo/Hara-Kiri des origines, dans les années 1960-1970, savait bien qu'il pouvait être interdit. Comme je le disais à propos de Richard Millet et, précisément, de sa défense geignarde du terroriste raciste de Norvège :

« si la question se pose, c'est précisément parce que la liberté d'expression comporte un risque, qui se manifeste simplement de façon évidente dans les dictatures. L'erreur démocratique consiste à croire qu'il pourrait n'y avoir aucun risque à dire ce qui dérange. Si la liberté consiste à dire ce avec quoi tout le monde est d'accord, ce n'est déjà un problème nulle part. Ça, c'est réglé. Et quand on dérange, on dérange » (Richard Millet fait le buzz avec son Éloge littéraire d'Anders Breivik).

La vraie question du racisme est de savoir pourquoi les Allemands des années 1930, qui n'étaient pas forcément tous des antisémites génocidaires, ont adhéré au nazisme ? Il y avait certes un reliquat d'antisémitisme chrétien, comme il existe aujourd'hui un reste de racisme traditionnel issu de l'esclavage américain et du colonialisme. Le problème sociologique est de déterminer le nombre de racistes au lieu de généraliser. Ce qu'on mesure est plutôt le succès de l'idéologie raciste produite par une minorité raciste militante, aussi minoritaire que celle des antiracistes militants. La majorité des habitants vit en relative bonne intelligence avec tout le monde. Les célébrités noires, arabes ou autres sont appréciées normalement par la majorité, pour leurs compétences, comme n'importe qui. Ce sont les racistes qui leur cherchent des poux en ressortant leurs fiches dès qu'on parle d'eux. C'est une pratique des militants politiques (de gauche ou de droite) contre les casseroles de leurs adversaires. Par contre, il est parfaitement possible que certains utilisent le racisme, quand il est dans l'air du temps, en cas de conflit personnel ou d'intérêt cynique. Ce n'est pas la peine d'être un idéologue antisémite pour dénoncer des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il suffit d'y avoir intérêt (sur le modèle du Dr Petiot).

Intégration culturelle

L'intégration culturelle ne concerne justement pas vraiment l'Afrique, qui appartenait depuis longtemps à l'Empire français, outre le fait que la culture française a (encore) un rayonnement international, comme celle des États-Unis aujourd'hui. Les Français et Américains qui parlent de non-intégration devraient, s'ils étaient sincères, inclure les données de leur impérialisme culturel (on parle aujourd'hui de soft-power). Les différences culturelles sont d'ailleurs moins nationales que régionales. La France est très composite sur le plan culturel (Nord, Sud, Bretagne, Pays basque, Alsace, Corse, DOM-TOM...). La « culture française » est une sorte de globish qui réunit l'ensemble et qui correspond précisément à celle partagée à l'international. Le pseudo-critère de l'intégration correspond en fait au critère racial du refus du métissage. Le Bras cite le cas du refus des prénoms étrangers, à propos desquels il rappelle aussi le cas du refus des prénoms bretons (p. 68). En effet, concernant l'immigration, le monde académique devrait partir du fait que la réalité culturelle est bien régionale par opposition à un jacobinisme uniformisateur.

La réalité anthropologique du rejet des immigrés correspond en fait à une forme de société de castes qui ne porte pourtant pas ce nom en dehors de l'Inde. C'était le mode général d'organisation sociale dans le passé. Son fondement est que tous les individus n'ont pas les mêmes droits contrairement aux principes républicains proclamés actuellement. Les femmes en ont fait longtemps les frais. Le Bras invoque « la vieille sentence de Renan sur le plébiscite de tous les jours, donc sur le primat de la volonté pour définir l'appartenance à la nation » (p. 64). Ce n'est pas le problème et j'ai démontré l'aspect factice de cette rhétorique. Les racistes justifient actuellement une différence de droits par une antériorité généalogique empruntée à l'aristocratie. Pour la plupart, en tant que roturiers, ils n'auraient donc pas les privilèges auxquels ils prétendent. S'il fallait maintenir les prérogatives héréditaires, on devrait restituer les « biens nationaux » confisqués aux nobles et au clergé pendant la Révolution française, voire tout le royaume de France à la couronne d'Angleterre. La réalité du racisme actuel est bien qu'on refuse l'intégration des immigrés en les accusant de ne pas s'intégrer.

Notons que, dans l'entretien avec Onfray, se fondant sur la bonne réputation de l'immigration chinoise du 13e parisien, pourtant mal assimilée à son époque, Houellebecq disait : « le souhait de la population française de souche [...], ce n'est pas que les musulmans s'assimilent, mais qu'ils cessent de les voler et de les agresser [...]. Ou bon, autre bonne solution, qu'ils s'en aillent » (p. 31). Outre l'interprétation stigmatisante, dont Houellebecq s'est excusé auprès de la Mosquée de Paris qui avait déposé une plainte avant de la retirer, la question est pourtant bien l'intégration ou l'assimilation des immigrations géographiques successives. Le Bras mentionnait évidemment l'élément bateau du passage d'une immigration européenne à une immigration mondiale. Avec les possibilités actuelles de mobilité internationale quasi instantanée, il ne faut pas s'étonner de la globalisation. D'ailleurs, l'immigration étrangère pourrait être plus importante tout comme l'émigration des Français. L'idée que la mobilité géographique ne devrait pas avoir lieu correspond au statut du servage où le paysan était attaché à sa glèbe, comme on l'enseignait dans le temps.

Analyse démographique correcte

Il faut interpréter correctement l'idée de grand remplacement. C'est un problème de sociologie de la connaissance qui comprend l'étude des représentations et de ses biais (dans les deux camps). Certains peuvent effectivement envisager une sorte de grand remplacement sans être racistes, semblant ainsi donner raison aux racistes ou finissant par le devenir. Inversement, les intellectuels antiracistes sont particulièrement sensibles aux mots, c'est-à-dire ici aux connotations. Du coup, cette notion de « grand remplacement » devient pour eux un tabou. Ce qui produit précisément la critique du « politiquement correct » de la part de ceux (non racistes) qui se sentent attaqués et des racistes qui exploitent ce malentendu. L'erreur des uns et des autres correspond simplement à la confusion entre dénotation et connotation. La vraie question (dénotation) est simplement celle de l'immigration et de la démographie des populations. Elle est biaisée par les arrière-pensées racistes (connotation) que dénoncent les antiracistes.

Le problème des démographes est spécifiquement qu'ils se sont trompés en anticipant la généralisation de la transition démographique dans les années 1970. C'est un défaut fréquent des intellectuels de généraliser ou de prolonger les courbes, ici celle de la réduction de la natalité. Les prévisions sont toujours difficiles. Il peut toujours advenir un imprévu ou une rupture profonde. On peut penser à la crise spécifique de l'épidémie de Covid-19 ou aux conséquences à venir plus générales du changement climatique. Dans une interview récente, Le Bras admet bien que les démographes se sont souvent trompés.

Le véritable problème démographique concerne les pays qui n'ont pas encore fait la transition démographique. Leur population a été souvent multipliée par cinq depuis les années 1960 et leur situation économique sera catastrophique si ça continue (voir mon Malthusianisme écologique ou démographique ?). Une partie de ceux qui parlent d'immigration, et donc de grand remplacement, font en fait référence à cette question et se contentent donc de ne pas vouloir en subir les conséquences localement alors que la question est évidemment mondiale.

Mais le problème est aussi local par la forte natalité des populations issues de l'immigration en question dans les banlieues occidentales. L'inconvénient des démographes qui raisonnent sur le taux de natalité français moyen et de l'absence de statistiques ethniques est qu'on ne mesure pas les taux de natalité différentiels. C'est à cela que se réfère plus spécifiquement la notion de grand remplacement. Le Bras note en effet que « 61 % des Français croient alors à 'l'extinction de leur population suite à l'invasion musulmane' » (p. 77). Ils ne sont pas tous racistes, même s'ils peuvent être manipulés par cette idéologie. On doit mieux différencier les micro-populations en général. On pourrait distinguer la forte natalité chez les catholiques traditionalistes. Les athées pourraient ainsi craindre un grand remplacement par les cathos, comme les adeptes du grand remplacement le craignent pour les musulmans, en négligeant d'ailleurs les Africains chrétiens.

Mondialisation heureuse ou malheureuse

L'interprétation correcte de l'immigration est bien celle que donne Le Bras dès le début : « ceux qui partent ne sont pas les plus pauvres, car la migration a un coût de plus en plus élevé » (p. 13). Mais il ne la développe pas. Une raison en est que la gauche antiraciste ne veut pas comprendre que l'immigration relève de quelque chose comme le mythe américain de la réussite. Les intellectuels de gauche raisonnent en termes misérabilistes sur le mode abbé Pierre pour recycler leur ancien culte du prolétariat ou du tiers-mondisme.

Si on considère donc correctement que l'immigration concerne le désir d'une vie meilleure, cela permet de restaurer l'idée ancienne de sociologie du développement. Le remplacement du terme « tiers-monde » par « pays en voie de développement », puis par « pays émergents » a eu tendance à considérer que la question, qu'on se posait dans les années 1960-1970, était réglée ou en passe de l'être. Il faudrait plutôt admettre que les pays qui n'ont pas fait leur transition démographique font encore partie du tiers-monde. Une raison de cette situation a été le refus du gouvernement américain de financer les programmes de limitation des naissances et d'éducation de l'Unesco, à cause de l'opposition à l'avortement à l'époque de l'administration Reagan et du pape Jean-Paul II. Une large part de l'immigration actuelle dont se plaignent les pays occidentaux est due à ces politiques, qui ont perduré, en partie parce que l'attention a été détournée par le déplacement du centre de gravité mondial vers le développement économique de la Chine. Une autre part importante de l'immigration est due aux réfugiés issus des conséquences des guerres du Golfe.

Une raison nouvelle de la confusion concerne la contradiction de la notion classique de développement, perçu comme plus ou moins indéfini, avec les contraintes écologiques qui proposent la décroissance. Le paradoxe absurde est que les écologistes (français) nient explicitement les questions démographiques en considérant que c'est la seule consommation des Occidentaux qui cause les émissions de gaz à effet de serre. Il en résulte qu'ils semblent idéaliser l'absence de développement des pays pauvres, éventuellement par idéologie anticapitaliste. Plus concrètement, certaines politiques autoritaires de limitation des naissances avaient aussi pu donner lieu à des critiques par le passé. Il n'en demeure pas moins que les perspectives actuelles sont quand même catastrophiques : même en limitant les naissances à deux enfants par femme, les jeunes déjà présents multiplieraient les populations des pays en question au-delà des niveaux économiquement supportables. Pour simplement atténuer le choc, il faudrait appliquer rapidement la politique chinoise d'un enfant par femme dès aujourd'hui. On ne semble pas l'envisager en plaquant son abandon chinois sur ceux qui en auraient pourtant besoin.

Concernant spécifiquement la mobilité géographique mondiale, longtemps, l'argument des antiracistes contre ceux qui s'opposent à l'immigration a été de dire que les immigrés occupent les emplois que ne veulent pas occuper les Français. On ne l'entend plus trop. Une raison en est que les deuxièmes et troisièmes générations, qui ont grandi en France et ont suivi le cursus scolaire normal, sont en concurrence avec les Français de souche. C'est donc bien une intégration normale des immigrés que les racistes refusent, en considérant que certains emplois moins bien payés leur sont réservés, y compris à qualification égale. On connaît le cas des médecins étrangers sur ce point.

Cette question des travailleurs immigrés est effectivement l'objet d'une grande hypocrisie politique. L'idée d'« emplois que ne veulent pas occuper les Français » correspond un peu partout simplement à des emplois mal payés ou mal considérés. Le fait d'employer des étrangers, souvent sans papiers, y compris par des entreprises publiques par le biais de la sous-traitance ou par des personnages publics, correspond bien à un délit des nationaux pour laquelle on incrimine les étrangers. Cette caractérisation de « travailleur immigré » correspond surtout au fait que certains ne veulent pas leur accorder les mêmes droits sociaux, contrairement à l'idée démocratique d'égalité. Les cas extrêmes relèvent notoirement de l'esclavage moderne.

La véritable erreur des racistes est que l'immigration, au moins entre 1950 et 1990, a surtout eu la conséquence de maintenir les emplois en Europe en retardant les délocalisations. Les élites économiques ne se gênent effectivement pas pour substituer des travailleurs des pays asiatiques aux travailleurs occidentaux. Ce qui a permis, depuis longtemps (l'épisode des transistors japonais pour De Gaulle), une augmentation du pouvoir d'achat des travailleurs occidentaux. Le principe de consommation antérieur était celui des produits de luxe réservés à l'élite. La croissance économique moderne est fondée sur un fordisme progressivement généralisé.

Ce qu'il faudrait dire à propos de l'immigration est plutôt que l'absence de liberté de circulation mondiale crée justement des situations de clandestinité. C'est vrai de toutes les interdictions. Dans ce cas, le principe même de la situation de travailleur immigré est bien la recherche d'un emploi dans des conditions légales. J'ai eu l'occasion de dire ailleurs que le refus de l'immigration pouvait inciter les locaux à limiter leur propre mobilité pour ne pas se trouver en situation de migration. Les ostracismes interrégionaux ou la pénurie immobilière augmentent le phénomène. Pour les étrangers, les limites de la liberté de circulation professionnelle suscitent des filières clandestines et leurs conséquences sociales et criminelles. Mais surtout, paradoxalement, elles bloquent les possibles allers-retours des travailleurs clandestins qui ne peuvent pas chercher du travail dans d'autres pays ou retourner dans le leur. Il est déjà absurde et dangereux qu'ils paient les passeurs au lieu de payer Air France.

Conclusion

Comme au début de son livre, Hervé Le Bras se polarise sur le fait que « les arguments factuels et démographiques qui rendent hautement improbable un remplacement de population ne seront pas plus pris en compte par les zélateurs du « grand remplacement » qui ne croient pas aux statistiques, ni même à la science » (p. 79). Le problème est effectivement que la science ne convainc plus, si elle a jamais vraiment convaincu. Il est plus probable que les universitaires avaient l'impression du contraire dans la période précédente où leurs interlocuteurs étaient les seuls technocrates.

Aujourd'hui, ce que montrent justement les statistiques est que ce sont les arguments des racistes qui sont plus efficaces. On peut le prendre comme un échec de l'enseignement général alors même que toute la population a fait des études secondaires et une bonne partie des études supérieures. Il ne faut pas se faire non plus d'illusion sur la science qui a quand même produit antérieurement l'idéologie raciste ou antisémite elle-même. L'analyse en termes d'organisation sociale statutaire résiduelle est plus satisfaisante pour expliquer le rejet de l'immigration. Le paradoxe est plutôt que la prétention identitaire n'est pas consciente que l'absence d'immigrés visibles transférerait le mistigri sur d'autres personnes. Vraisemblablement, ce seraient bien les petits-blancs racistes déclassés qui risqueraient le plus d'être concernés.

Jacques Bolo

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