La revue du philosophe Michel Onfray, Front populaire, a publié une interview de l'écrivain Michel Houellebecq en décembre 2022. Cette parution de Front populaire, qui est un numéro spécial consacré à Houellebecq, a été largement commentée et attaquée pour une série de sujets abordés dans son entretien avec Michel Onfray. À tort et à raison. Il ne s'agit pas d'édicter des tabous au lieu d'en faire une analyse rationnelle. C'est ce qui manque aujourd'hui. Cet entretien Houellebecq-Onfray est classiquement un dialogue où deux intellectuels médiatiques échangent leurs opinions sur l'actualité. Il en résulte effectivement une ambiance assez réactionnaire que laisse entrevoir le sous-titre : « La fin de l'Occident », dont on reconnaît la parenté avec le titre du livre de Spengler, Le déclin de l'Occident (1923). On peut noter aussi que Spengler était aussi une référence de Lovecraft (1896-1937), sur lequel Houellebecq a écrit un de ses premiers livres, H. P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie (1991). Vaste programme. On peut d'ailleurs constater à la lecture que j'en ai faite pour la circonstance que la pensée actuelle de Houellebecq parodie celle de Lovecraft.
Ce dialogue Houellebecq-Onfray est marqué par un déclinisme commun. Notons qu'il n'est d'ailleurs pas seulement question de l'Occident, puisque Onfray parle de chute de la démographie coréenne à 0,9 enfant par femme : « dans moins d'un siècle, les Coréens auront été rayés de la carte » (p. 3). Ce qui est d'ailleurs une façon bizarre de calculer : dans moins d'un siècle, les Coréens qui naissent actuellement, même s'ils sont moins nombreux, seront toujours vivants. Et si un taux de 2,1 est nécessaire pour le renouvellement, un taux de 0,9 fait seulement beaucoup diminuer la population, mais ne la supprime pas. Il est d'ailleurs possible que le taux actuel soit aussi rattrapé plus tard pour les femmes actives. Les enfants coûtent cher en Corée. On a droit à une tentative d'explication philosophico-religieuse monothéiste ou d'un vitalisme schopenhauérien de la part d'Onfray (p. 4) que conteste d'ailleurs Houellebecq.
Il s'agit ici d'un échange classique de banalités sur l'état du monde : transhumanisme sans morale en Chine envisagé par Onfray (pp. 4-5), mais Chine sans innovateurs pour Houellebecq (p. 5). Tout ça sur fond de déclin de la France, Houellebecq : « on était les meilleurs » pour le nucléaire (p. 20), Onfray : « la France a décroché » pour l'espace (p. 21). Houellebecq-Onfray sont contre l'Union européenne (p. 17). Ce qui est plus intéressant est de voir avec quels arguments. Houellebecq parle d'un séjour en Allemagne en 1973, qui lui a fait prendre conscience des différences culturelles dont il refuse la disparition (p. 18). Ce qui était aussi l'opinion de Lévi-Strauss, reprise par Finkielkraut. Onfray est contre les touristes, Houellebecq pour (p. 21). Concernant l'Europe, Onfray parle de vassalisation américaine, Houellebecq nuance en parlant d'« Europe allemande [qui] est américaine » (pp. 22-23). Onfray aime l'indépendance anglaise (p. 24). On reste dans les clichés culturels. Mais Onfray, qui a l'avantage de lire, signale que la référence habituelle de Victor Hugo sur le sujet était qu'il voulait faire l'Europe pour coloniser le monde (p. 19).
Il me semble d'ailleurs que cette inquiétude culturelle mélangée à un complexe d'infériorité face aux Américains concerne davantage le multilatéralisme qui reste limité par un ethnocentrisme français rétro. Aujourd'hui, les individus innovants ne sont pas forcément d'origine américaine aux États-Unis. C'est de ne pas se rendre compte de ça l'échec de l'universalisme français. Car si on parle de lectures, j'ai déjà signalé la citation d'Engels dégotée par Gilbert Achcar : « 'Un Français est nécessairement cosmopolite', affirme M. Blanc. Certes dans un monde où ne régnerait que l'influence française » (Marxisme, Orientalisme, Cosmopolitisme, 2013, p. 158).
Religion, Islam
On sait qu'Onfray s'était fait une notoriété avec son Traité d'athéologie (2005). On constate aujourd'hui une persistance d'une sorte d'ethnocentrisme civilisationnel chrétien dans le dialogue avec un Houellebecq agnostique, mais qui fait l'apologie de la religion comme pratique et communion ou comme cérémoniel contre l'intellectualisation comtienne (pp. 14-16). On parle d'une « religion sans Dieu comme le bouddhisme » qui perturbe le schéma (p. 17) et le chamanisme remonte à la préhistoire (idem). Les intellos testent réciproquement leurs connaissances.
Un bref passage sur la science-fiction permet à Houellebecq de parler de son roman Soumission qui met en scène la conversion française à l'islam. Il nous révèle que l'idée lui est venue en traînant à l'université Censier où il a vu des filles voilées et un tract contre Israël, anticipant, selon lui, la compromission islamo-gauchiste croissante de l'université (p. 26). Ce militantisme n'est pourtant pas nouveau. D'ailleurs, plutôt qu'un « islamisme universitaire collabo », il faudrait plutôt analyser le phénomène comme un retour à la religion des personnes concernées. Ça marche pour les cathos, pourquoi pas pour les islamos. C'est vrai aussi que la fac favorise un côté retour aux sources, documentaire ou psychanalytique. Et les gauchos sont dans la récup, comme d'hab. Ce qui a d'ailleurs aussi un côté curé de gauche !
Onfray s'empresse évidemment de surenchérir en parlant de « haine des juifs et du capital » des universitaires et salue la « défense absolue d'Israël » par Houellebecq (p. 26). Alors qu'il faudrait plutôt y voir un anti-américanisme ou une critique d'Israël comme impérialisme américain au Moyen-Orient. À moins évidemment que seuls les anti-européens aient le droit d'être contre l'américanisation ? Mais les positions de Houellebecq sont pourtant loin d'être unilatérales. Il juge que les guerres du Golfe étaient inacceptables ou qu'Israël a bien volé la terre aux Palestiniens, mais avec une antériorité juive et justification par la conformité des moyens et des fins d'Israël (pp. 33-34). Onfray parle plus schématiquement de droit à un État ou du mufti de Jérusalem nazi, malgré des réserves sur le grand Israël, ajoutant que les « médias de gauche [sont] souvent islamo-gauchistes et antisémites » (idem). Houellebecq objectera que l'antisionisme n'est pas l'antisémitisme (idem).
Parler ici de religion sert surtout à parler de la place qu'à pris l'islam et l'immigration dans l'actualité. Le tout enrobé de considérations générales comme chez Houellebecq pour dire que l'islam donne des raisons de mourir et de vivre, ce à quoi Onfray oppose que les banlieues sont ignares par opposition aux intégristes cathos cultivés (pp. 26-27). Mais Houellebecq-Onfray sont parfaitement conscients de ce dont ils parlent puisque Onfray précise immédiatement qu'il ne croit pas au danger d'extrême droite : « personne n'imagine Geoffroy Lejeune [du magazine Valeurs actuelles] prendre la tête d'une reconquête de façon militaire » (p. 27). Ceci juste au moment où l'on parlait de putschistes allemands dans l'actualité. Il ajoute immédiatement une allusion au fait que pour le marxisme, « la violence est accoucheuse de l'histoire » (idem). Et tandis que Houellebecq parle de « Reconquista [...] des gens s'arment » (p. 28), Onfray surenchérit : « vous pensez que la guerre civile est à venir. Moi, je pense qu'elle est déjà là, à bas bruit », dans les banlieues (p. 29) ! Et Houellebecq d'ajouter : « Notre seule chance de survie serait que le suprémacisme blanc devienne trendy » (p. 30) ! Racisme ou provoc littéraire : il n'y a pas que les Américains qui sont « psychologiquement instables » comme Houellebecq le disait lui-même juste avant. Un déni initial comme celui d'Onfray s'accompagne souvent d'un aveu inconscient. Il suffit de laisser s'exprimer.
Toujours non-conformiste, Houellebecq conteste que le problème vienne de l'absence d'assimilation des immigrés, au prétexte que « les Chinois [du 13e] n'étaient pas assimilés et ça se passait très bien, pour une seule et très bonne raison : il y avait moins de délinquants chinois que de délinquants français du même âge » (p. 31). Il fait un peu trop facilement l'impasse sur les mafias chinoises, pourtant popularisées par le cinéma avec le trafic d'êtres humains, rançonnés pour l'immigration clandestine et la prostitution. Admettons que cette délinquance restait communautaire.
La remarque sur la non-assimilation est intéressante, outre l'injonction contradictoire envers les immigrés. La réalité a toujours été que certains ne souhaitent pas l'assimilation, qu'il s'agisse des racistes français ou des immigrés qui rêvent initialement de retourner au pays, fortune faite. L'assimilation a lieu à la longue, parce que les liens d'origine se distendent et bien sûr pour les deuxièmes et troisièmes générations. On est du pays où l'on grandit. Dans le cas des Asiatiques, ils sont surtout appréciés parce qu'ils se tiennent tranquilles (les jeunes sont aussi plus tenus que les Africains et Arabes). Ce qui est effectivement une preuve d'absence d'intégration. Le problème des Noirs et des Arabes est qu'ils sont trop français, ce qui est bien normal puisque c'est aussi une partie de leur tradition culturelle du fait de plus de cent ans de colonisation française (outre le fait que la France a aussi influencé longtemps toute la planète, avant que les États-Unis prennent le relais).
Houellebecq a aussi fait scandale en ajoutant : « le souhait de la population française de souche [...], ce n'est pas que les musulmans s'assimilent, mais qu'ils cessent de les voler et de les agresser [...]. Ou bon, autre bonne solution, qu'ils s'en aillent » (p. 31). Une plainte a même été déposée par l'administration de la Mosquée de Paris, qui a été retirée après des sortes d'excuses de la part de Houellebecq. Le problème est qu'on lui attribue une compétence sociologique. Il peut effectivement s'agir d'une formulation maladroite d'écrivain. C'est l'habitude de faire parler des personnages, sans que ce soit forcément son opinion personnelle. Mais Houellebecq décrit bien ce que pensent certains Français, qu'ils soient racistes ou amoureux de l'ordre.
Il faudrait, pour cette question de l'immigration, dire effectivement que l'absence d'assimilation n'est pas le problème, contrairement au discours politicien (de droite ou de gauche). D'autant qu'elle a bien lieu pour les générations actuelles, du fait de la scolarisation plus poussée, contrairement aux générations précédentes. Pour les personnes issues de l'immigration, j'ai publié dans mon livre sur Finkielkraut les niveaux d'éducation. Ils sont souvent plus élevés que ceux de la population de souche, du fait de la faible scolarisation supérieure avant les années 1980.
Adultes / Niveau |
Sup. |
BAC |
Collège |
Sans diplôme |
Natifs métropolitains |
21% |
16% |
38% |
25% |
Antillais-Guyanais |
22% |
22% |
45% |
11% |
Maghrébins |
25% |
17% |
42% |
16% |
Espagnols |
16% |
13% |
41% |
30% |
Italiens |
13% |
12% |
39% |
36% |
Polonais |
19% |
15% |
34% |
33% |
Portugais |
12% |
11% |
47% |
31% |
Africains |
38% |
21% |
33% |
8% |
Turcs |
16% |
15% |
44% |
25% |
Temps réel, Cahier n° 40, septembre 2009, p. 19.
Sources: INSEE 1999, 2003 EDP |
L'assimilation a lieu aussi en ce qui concerne la culture médiatique mondialisée. La rupture culturelle est plutôt celle entre les vagues générationnelles successives. La vraie « insécurité culturelle » est plutôt due au fait que tout semble changer plus vite qu'avant (comme en musique : jazz, blues, rock, folk, reggae, soul et funk, disco, new wave, hip-hop et rap, Kpop...). Mais il existe des ponts entre les époques, en particulier pour ceux qui ont des enfants. Il ne faut pas oublier non plus que les générations du début du XXe siècle ont connu beaucoup de changements : l'arrivée de l'électricité, l'automobile, l'aviation, le phonographe, la radio, etc. Et ceux qui ont grandi dans les années 1950-1960 ont vécu la fin de l'Ancien Monde en participant au changement. La sorte de nostalgie régressive actuelle est plutôt un manque d'imagination.
Réacs
Ce duo Houellebecq-Onfray a été considéré assez logiquement comme produisant un festival d'idées réactionnaires. Houellebecq le concède lui-même : « j'ai longtemps pensé et dit que je n'étais pas réactionnaire et ce pour une raison simple. Je ne croyais pas à un retour en arrière possible » (p. 26), mais il semble en admettre la possibilité aujourd'hui grâce à l'exemple taliban. Le vrai paradoxe est plutôt que l'illusion de la modernité progressiste a toujours reposé sur l'autorité d'une élite d'écrivains plus que sur une réalité démocratique. C'est justement ce qui est remis en question par le populisme d'intellectuels comme Onfray, avec sa revue intitulée « Front populaire » ou comme Houellebecq qui met en scène des anti-héros nageant dans un ressentiment de petit-Blanc. De fait, on peut comprendre la déconvenue puisque, au moment où ces membres des classes populaires atteignent le sommet, c'est plus ou moins à la portée de tout le monde et cela ne procure presque pas d'avantage. En tout cas, on a perdu l'aura des stars qui allait avec le succès, sans parler de l'immortalité de l'Académie qui fait rire tout le monde depuis longtemps. Au fond, même si la structure médiatique fonctionne encore sur l'exploitation de la notoriété, elle ne vaut à peine mieux que le quart d'heure de célébrité dont parlait Warhol.
La religion semble surtout utilisée comme marqueur de conservatisme. Même l'athée Onfray régresse à l'apologétique sulpicienne de son éducation chrétienne en parlant d'un moine disant : « 'mon métier, c'est la prière' » (p. 27), ce à quoi Onfray ajoute : « C'est très beau » (idem). Mais il semble ne pas se faire d'illusions : « si l'avenir du christianisme, c'est son passé le plus ancien, alors c'est vraiment terminé » (p. 28). C'est terminé depuis longtemps. J'avais déjà parlé d'une sorte de laïcisation morale obligatoire du catholicisme de la part d'Onfray.
Dans leur délire vieux-catho (Brassens chantait « Sans le latin, la messe nous emmerde ») Houellebecq-Onfray vont même jusqu'à ressortir Bonald et Maistre contre les protestants (p. 39). C'est une vieille thématique de la réaction catholique qui a aussi donné le complotisme anti-franc-maçon et anti-républicain de la fin du XIXe siècle (voir : « Une origine de la théorie du complot »). Ils aboutissent naturellement à une critique contre Vatican II (p. 39). Décidément, nos deux comparses fréquentent beaucoup trop les cathos tradis. Ils ont oublié que cela les met de facto dans le camp de l'antisémitisme antérieur à cette réforme de l'Église sur ce point essentiel de la tradition. Il ne faut pas oublier les bases. Quand Onfray parle d'une « civilisation dans son être, dans sa durée » (p. 34), à propos d'Israël en l'occurrence, il retrouve en fait l'argument identitaire qui servait à rejeter les juifs, utilisé par les auteurs romantiques philosophiques allemands ou leurs imitateurs.
La réalité de toutes ces dérives dans l'air du temps correspond à la panique conservatrice devant le gauchisme depuis Mai 68, qu'avait relancé Nicolas Sarkozy. Mais le fond du problème est simplement la généralisation de la scolarisation. La société traditionnelle était organisée sur la hiérarchisation culturelle mentionnée. Une sorte de modus vivendi avait été établi dans l'après-guerre sous une forme qui correspond Au petit monde de Don Camillo (1952), qui ménageait sa place au communiste Peppone. Le tout dans une ambiance de ridicule bon enfant. Personne n'était dupe, mais on continuait à faire semblant.
Cette absence de mise en perspective historique, dont se prévalent pourtant les philosophes, vise évidemment ici la mode woke actuelle, avec Houellebecq qui parle du « gauchisme... [dans l']imitation servile de tout ce qui se fait aux États-Unis » (p. 30). Ce qui est très exagéré. La mode universitaire actuelle correspond simplement à l'internationalisation universitaire avec domination de l'anglais. On sait aussi que les Américains sont plutôt inspirés de la French theory pour ces questions sociétales. Sinon, c'est vrai qu'il existe une sorte de mondialisation militante (écologie, féminisme, antiracisme) qui correspond aussi justement à une reprise des années 1970, simplement sans la référence explicite au marxisme (trotskysme, maoïsme) de l'époque. Ce qui est anormal dans le contexte universitaire qui exige de citer les sources.
L'anomalie concernant Houellebecq-Onfray consiste dans le fait que leurs notoriétés initiales ont bien surfé elles-mêmes sur la vague post-soixante-huitarde, avec sa « Contre histoire de la philosophie » pour Onfray, inspirée des « contre-cours » de l'époque gauchiste universitaire, ainsi que son « université populaire de Caen » (2002-2018), inspirée des idées sociales du XIXe siècle. Houellebecq lui-même a connu le succès avec Extension du domaine de la lutte (1994), expression qui était un mantra gauchiste justement pour parler du militantisme extra-syndical. Ce livre avait été publié par Maurice Nadeau (1911-2013), ancien trotskyste lui-même, figure tutélaire militante qui a ainsi adoubé un poulain pour le moins ingrat. Les ventes de Houellebecq ont au moins bénéficié de ce titre qui titillait le lexique favori du public gauchiste.
Le tournant réactionnaire de Houellebecq-Onfray correspond sans doute à leur relative marginalisation académique du fait de la concurrence exacerbée due à la profusion de nouveaux universitaires. Les professeurs revendiquent aujourd'hui une autorité scientifique battue en brèche par la notoriété médiatique, qui est la seule qui vaille en dernière analyse. Houellebecq-Onfray qui la possèdent pourtant voudraient sans doute aussi une reconnaissance plus institutionnelle. Celle-ci est effectivement encore réservée à la pensée classiquement de gauche. On vient de le voir avec Annie Ernaux qui a reçu le prix Nobel 2022 que lorgnait sans doute Houellebecq. Leur tournant réactionnaire correspond à la dérive de Dieudonné quand sa critique initialement humoristique d'Israël l'a fait mettre au ban de la gauche. Ce genre d'auteurs a sans doute besoin d'un public approbateur et ils se sont rapprochés de l'extrême droite puisque la gauche les ostracisait (ce qui est une vieille habitude stalinienne pour ceux qui ne se plient pas à la discipline de parti). Houellebecq-Onfray ne sont peut-être pas encore assez gâteux pour se contenter de l'Académie française. Cette institution qui n'a pas su augmenter le nombre de ses membres depuis 1635, alors que le nombre de personnes très instruites (artistes, notables, savants) a été multiplié au moins par mille, devrait être supprimée. Sa persistance est la preuve de l'absence de reconnaissance de la réalité au bénéfice du ritualisme !
Les critiques qu'on peut faire au gauchisme, qui sont le fondement toujours renouvelé de l'alternative intellectuelle libérale sur le mode légitime de style Aron, ont l'inconvénient de préférer aujourd'hui la forme caricaturale du style Trump. Houellebecq ironise sur les Américains de gauche sous Trump, parce qu'ils se réfugient en Europe (p. 30). L'anticipation de la gauche américaine et du livre Soumission était erronée dans les deux cas. Comme pour le voile dans les universités françaises, la sociologie partiale de Houellebecq aurait dû aller constater les dérives de la droite chrétienne américaine. Ces comportements idéologiques délirants ne sont pas nouveaux non plus. On les a déjà connus pendant la période de la guerre froide et Aron n'était pas toujours aussi subtil qu'on le dit. La politique se réduit le plus souvent à la mauvaise foi. J'ai eu l'occasion de dire qu'elle consiste à sélectionner ceux qui font semblant de croire aux bobards que les politiciens racontent. L'inconvénient de l'arrivisme politicien est au final la perte de compétences si le système sélectionne les conformistes.
L'erreur fondamentale de l'idéologie réactionnaire est banalement de prétendre que c'était mieux avant. Cela n'explique donc pas pourquoi les gens d'avant ont voulu changer les choses. On a en ici un exemple avec Houellebecq-Onfray pour le problème des femmes-objets. Houellebecq mentionne le mépris du politicien droitiste Patrick Buisson, ancien conseiller de Sarkozy, à propos des Lolita en string, auxquelles il préfère encore les musulmanes voilées (p. 32). Je m'interroge cependant sur le fait de savoir si l'obsession sexuelle de Houellebecq est vécue comme un péché, quand on constate le paradoxe de sa critique du féminisme tout en reprenant ses thématiques ?
La position sociologique de Houellebecq est banalement fondée sur le lot commun de la réception de l'actualité. Quand il dit : « j'avais cru bêtement, au moment de l'élection d'Obama, qu'une réconciliation allait se produire entre les Blancs et les Noirs » (p. 30). Pourquoi bêtement ? On voit bien le mécanisme Houellebecq : il ne retient que le pessimisme. C'était alors une des deux hypothèses, l'autre étant qu'Obama serait assassiné. Le problème est plutôt qu'Obama n'a rien fait pour les Noirs, sans doute pour qu'on ne le lui reproche pas. Mais les racistes ne l'ont pas supporté quand même. Qu'ils ne soient pas contents n'est pas étonnant en soi. Le vrai problème est que les adversaires d'Obama, autant Hillary Clinton que les républicains, ont choisi la stratégie du misérabilisme petit-Blanc raciste pour le contrer. On peut constater que c'est la même méthode que celle d'Houellebecq-Onfray. Je suppose que la conséquence est inversement que les antiracistes pessimistes finissent par croire que tous les Blancs sont racistes comme les féministes pessimistes finissent par croire que tous les hommes se valent. En fait, sans exagérer l'optimisme, il faut se souvenir que c'est souvent quand les choses changent que certains s'obstinent à voir ce qui ne change pas...
Immigration et Grand remplacement
L'autre scandale de cet entretien concerne le fait que Houellebecq ait parlé du grand remplacement, en disant, qui plus est, « ce n'est pas une théorie, c'est un fait » (p. 40). Notons d'abord l'emploi du terme théorie à la manière des créationnistes américains disant que le darwinisme n'est qu'une théorie. Normalement, les Français ne dévalorisent pas ce terme. C'est étonnant de la part de personnes qui se revendiquent de la tradition locale contre l'américanisation.
Le fait est bien la présence d'une immigration extra-européenne, encore que dans le cas de la France, Belgique, Pays-Bas, Royaume-Uni, Portugal, les anciennes colonies ont toujours apporté un flux régulier de travailleurs ou de militaires indigènes. On en rappelle le souvenir ces derniers temps après l'avoir comme oublié depuis les décolonisations en ce qui concerne la France, par opposition au Royaume-Uni. Bizarrement, ces dernières années, on parlait souvent de la présence noire à propos des intellectuels et musiciens américains, mais pas beaucoup des intellectuels africains, dont certains sont pourtant connus, comme Senghor. On mentionnait Césaire de temps en temps, pour l'actualité de la Martinique, mais on semblait avoir oublié Mouloudji. Il semble que seuls les Noirs et Arabes sportifs monopolisent l'intérêt.
Depuis quelque temps, le populisme raciste semble la seule référence qui ressasse « on ne se sent plus chez nous ! », pour sembler s'étonner de la présence de Noirs et d'Arabes (on a vu que les Asiatiques sont plus tolérés). La France a pourtant connu une expansion coloniale pendant un peu plus d'une centaine d'années. Ce qui signifie exactement que beaucoup de Français ont vécu entourés de beaucoup de Noirs en Afrique centrale, d'Arabes au Maghreb, d'Asiatiques en Indochine. Ça commence à dater, mais on prétend justement que ce sont les vieux qui ont connu ça qui s'en plaignent. Et justement, Houellebecq a lui-même vécu à la Réunion ! Il semble pourtant préférer les théories racistes aux faits sociologiques. Il faudrait au moins admettre qu'aujourd'hui, avec les facilités de déplacement, on doit forcément rencontrer plus d'étrangers qu'avant. La réalité sociale est d'ailleurs plutôt la mobilité régionale qu'internationale. Ce sont les nationaux qui envahissent les campagnes et font monter le prix du foncier. C'est quand même préférable à l'endogamie. Se plaindre des étrangers est sans doute un moyen symbolique de reporter les reproches sur d'autres.
L'argument antiraciste classique est que les immigrés font les boulots que ne veulent pas faire les Français de souche. C'était exact dans les années 1950-1980. Ce qui caractérise le néo-racisme est précisément que la deuxième et maintenant troisième voire quatrième générations rejoignent la mobilité sociale normale (faible) des classes populaires. Quand on dit que l'ascenseur social est bloqué, c'est au contraire parce qu'on refuse celui des jeunes immigrés qui ont fait les mêmes études que les jeunes Blancs. La France traditionaliste pseudo-républicaine refuse l'égalité. C'est l'analyse correcte de l'Affaire Dreyfus. Sinon, la réalité de l'immigration récente est surtout qu'elle a permis de limiter les délocalisations en offrant justement une promotion sociale aux petits-Blancs qui se plaignent de ceux dont la présence en bas de l'échelle a permis l'amélioration de leurs qualifications. C'est un phénomène général. Pas question de partager et d'être en concurrence avec les nouveaux venus. On a vu avec le Brexit anglais et la Suisse que le rejet visait aussi les immigrés européens de l'Est et les frontaliers.
Cette question du grand remplacement me paraît être aussi une sorte de détournement par les racistes de la connaissance commune concernant le différentiel démographique entre l'Afrique et l'Europe, et plus concrètement donc entre les banlieues et les Français de souche. Il ne s'agit pas de dire que ce phénomène n'existe pas, comme c'est malheureusement souvent le cas de la part des antiracistes. Outre le paternalisme, la raison principale en est la doxa nataliste française, qui ne correspond plus à la réalité économique ou écologique (l'idée pseudo-macroéconomique de l'immigration pour payer les retraites correspond à une augmentation infinie absurde de la population). Le problème réel, en Afrique comme en banlieue, est que les enfants coûtent cher à élever dans la civilisation moderne. Certains peuvent s'en inquiéter dans leur intérêt. D'autres peuvent inventer l'idée d'un grand remplacement complotiste.
Houellebecq rectifie lui-même la théorie du grand remplacement en constatant bien le complotisme de son auteur, Renaud Camus, qui a inspiré les terroristes d'Oslo et d'Utoya en Norvège et de Christchurch en Nouvelle-Zélande. Qui se plaint du manque d'influence française ? On a juste celle qu'on mérite. L'idée que l'élite libérale veut remplacer les populations blanches par des immigrés de couleur devrait normalement valoir une critique de l'anticapitalisme d'extrême droite de la part d'Onfray. Au lieu de ça, il abonde dans le populisme raciste en taclant : « Mélenchon valide le grand remplacement qu'il appelle créolisation » (p. 41). Onfray ajoute même : « je ne suis pas complotiste. Mais je trouve curieux que des gens puissants se réunissent [à Davos] » (idem). Pas complotiste mais... Ces gens puissants ne seraient pas un peu juifs aussi ? Pfff !
D'autant que la rectification a bien lieu. Houellebecq ne comprenait pas la référence utilisée par Mélenchon et corrige « créolisation » en « métissage », se souvenant au passage qu'il est lui-même créole réunionnais (p. 41). Onfray fait alors la leçon sur la notion de « créolisation » chez l'écrivain antillais Édouard Glissant sans contredire Houellebecq qui ne le connaissait visiblement pas (alors que Houellebecq disait que Mélenchon n'était pas cultivé). Onfray charge Mélenchon en disant qu'« il ne travaille pas en profondeur » (idem). Outre ces rectifications érudites, le problème est que, quand on parle de grand remplacement, la vraie question est bien le métissage. Ce sont les racistes qui sont contre. Le problème semble bien ici l'excès de fréquentation des cathos tradis réacs de la part de Houellebecq-Onfray. Rôle d'intervieweur aidant, Onfray a tendance à servir la soupe en en rajoutant systématiquement une couche. On a un peu l'impression de lire la BD des deux réacs de Wolinski, avec Onfray dans le rôle du minus qui fait de la lèche au gros con.
On a droit à un festival : une anecdote d'Onfray sur l'animisme d'un docteur africain et le consumérisme africain, avec les immigrés qui profitent du système de santé (p. 42), même quand ils sont docteurs donc ! Houellebecq qui critique le communiste Roussel obligé de désavouer les cocos à propos de l'épisode du bulldozer contre un foyer immigré de Vitry en 1980 (pp. 42-43). C'est un autre leitmotiv de l'extrême droite populiste. Et Onfray de conclure sur LFI critiquée comme gauche médiatique. Selon lui, la vraie gauche, c'est Victor Hugo (p. 43). Je ne savais pas qu'Hugo avait inventé le bulldozer ! J'ai fait récemment un compte rendu livre d'Albert Memmi, Le Racisme : Description, Définition, Traitement, qui mentionne cet épisode de Vitry, où il caractérise assez bien ce qui allait devenir la situation actuelle du racisme populiste en France.
Houellebecq croit expliquer certaines tensions dues à l'islam par l'idée que « nombre d'Algériens se sentent inférieurs » comme cause du ressentiment (p. 31). C'est très discutable. On pourrait plutôt envisager un effet de l'assignation à l'islam de ces populations. Il est normal que des jeunes ne veuillent pas rompre avec leur origine. C'est souvent une phase. Concrètement, elle concerne d'abord la gratitude des enfants envers les parents qui ont fait des sacrifices pour les élever. Même la tendance actuelle des banlieues et des jeunes en général (consuméristes selon Onfray), qui considère les vieux comme des ringards, a toujours un certain sentiment de culpabilité quand il s'agit de rompre les ponts. C'est vrai pour les transclasses immigrés qui réussissent, comme pour les Français de souche. Le gauchisme qui idéalise la classe ouvrière est d'ailleurs au moins partiellement fondé sur ce mécanisme. Pour les étrangers, ce phénomène existe d'ailleurs d'abord systématiquement pour le bilinguisme. L'enfant oublie souvent la langue de ses parents, justement pour s'assimiler, puis la redécouvre. On peut facilement imaginer qu'il en est de même pour la religion. En ce qui concerne l'islam, il s'agit comme on le sait d'une des quelques très grandes civilisations mondiales. Le sentiment actuel d'infériorisation est absurde. D'autant d'ailleurs, contrairement aux maladresses du pape Benoît XVI à Ratisbonne, que l'islam a tendance à plus de rationalisme théologique que l'hagiographie sulpicienne du catholicisme. Le Dieu de l'islam est plus abstrait.
Le problème actuel est la régression fondamentaliste de l'islam à laquelle Houellebecq-Onfray opposent précisément la même régression fondamentaliste qu'ils affectionnent chez les cathos tradis. Le passage où Houellebecq propose de combattre l'islam avec une autre religion, et non par la laïcité est symptomatique. À propos de l'erreur de l'assimilation, il propose de « vivre côte à côte. [...] Essayer d'atteindre une relative indifférence mutuelle » (p. 31). On constate l'origine de l'erreur de Houellebecq. C'est cette indifférence qui constitue bien la laïcité : pas besoin de combattre l'islam avec une autre religion donc. Mais la vraie objection à cette question du ressentiment me paraît plutôt être le fait que l'idéologie officielle française de l'égalité est prise en défaut, ce qui est toujours dur à supporter pour les jeunes générations. Ce n'est certainement pas les cathos tradis racistes qui peuvent se revendiquer de l'identité française universaliste. Le catholicisme étymologique universel (katholikos) a déjà échoué à convertir toute la planète.
Pour décrire l'attitude de Houellebecq, Onfray envisageait l'idée huntingtonienne de conflit de civilisations « quand il s'agit de brasser des populations occidentales, il n'y a aucun problème. Mais le problème se pose avec des gens dont la civilisation est différente » (p. 31). Ce n'est pas du tout sûr non plus. Outre la récusation du colonialisme qui prétendait le contraire, on voit bien que la tonalité générale de cet entretien est de reprendre uniquement la parole raciste qui semble être considérée comme la norme (belle civilisation !) par la mise en accusation générale des discours antiracistes. C'est une sorte de happening discursif qui fonctionne dans la surenchère théâtralisée au lieu d'essayer de mettre des opinions différentes en perspective et les confronter à la réalité sociologique et historique. On constate les conséquences du biais naturel de la littérature et de la prétention philosophique à dire la norme.
Onfray, qui a décidément tendance à charger la barque, parle du rôle de la télé algérienne (p. 31). Sur ce point, il faudrait plutôt envisager que les politiciens algériens font la même chose que les racistes français envers les Arabes pour leur propre opinion publique. Des Houellebecq-Onfray locaux doivent bien épiloguer sur le sujet dans la presse nationale. J'avais déjà eu l'occasion de traiter cette question du ressentiment à propos du livre de Max Scheler quand Onfray en avait parlé dans sa Contre histoire de la philosophie sur France culture. Il s'agit précisément d'un livre qui prône une régression catholique médiévale délirante, qu'Onfray prétend admirer sous le prétexte risible qu'il s'agit d'une reprise d'un concept nietzschéen. Il me paraissait alors clair qu'Onfray ne comprend pas les lectures dépassées (pré-nazies) qui constituent forcément le socle culturel du début du XXe siècle. C'est une explication aux dérives constatées des gens cultivés de cette époque. Il faudrait sans doute envisager de mettre les textes concernés au rebut au lieu de les présenter comme des classiques. Cette absence de mise à jour est le vrai drame de la culture. Il est vrai que l'idée de la terre plate redevient à la mode chez les complotistes américains. Il y a des paires de baffes qui se perdent.
Désaccords
Il ne faut pas présenter ce dialogue autrement que ce qu'il est. Les intellectuels ne sont pas d'accord entre eux. Par contre, ils ont tendance à sembler croire qu'ils devraient l'être, comme Houellebecq l'affirme : « ça ne me dérange pas de dire que je suis complètement d'accord avec vous et que tout est perdu » (p. 35). Les critiques que certains adressent à cet échange Houellebecq-Onfray reposent bien sur l'idée qu'il faudrait qu'ils soient conformes à une norme qui n'existe pas vraiment parce que les critiques ne sont pas non plus d'accord entre eux. J'ai quand même tendance à penser que ce phénomène est un biais professoral. Les élèves sont censés réciter la leçon (ou l'opinion du professeur), avec la rengaine académique paradoxale qu'« il faut penser par soi-même » !
Tout au long de l'entretien, on constate que les désaccords sont nombreux. Quelques nuances, mais aussi des oppositions fondamentales. Houellebecq-Onfray sont par exemple en opposition radicale sur l'euthanasie (pp. 8-11). Houellebecq la refuse parce qu'il existe des antidouleurs, Onfray parle de l'expérience vécue de sa compagne. Un peu de philosophie stoïcienne pour se consoler en passant. Et Houellebecq s'en sort par une blague ou il admet bizarrement le suicide assisté.
Houellebecq-Onfray sont aussi en désaccord sur la chasse (p. 35). Onfray est radicalement contre. Houellebecq admet logiquement la nécessité de prélèvement du gibier pour éviter sa prolifération. La mode philosophique actuelle est aux droits des animaux, qui semblent avoir presque complètement remplacé la question des droits humains. Le vrai problème écologique me paraît être une idéologie édénique pas très réaliste en ce qui concerne l'équilibre naturel qui est plutôt fondé sur la prédation (j'ai signalé la curieuse Affaire du fennec végan).
Houellebecq est pour la peine de mort. Onfray est contre avec l'argument étrange que « le contrat social [...] ne propose pas de remplacer la vengeance privée par une vengeance publique » (p. 43). C'est au contraire précisément ça le contrat social sur le sujet. Le but général du droit est d'éviter le cycle des vengeances privées. C'est donc bien la vengeance publique qui ferme le cercle. Notons que les musulmans semblent avoir la solution pratique intéressante du pardon optionnel par les parents des victimes. Actuellement, l'abolition spécifique de la peine de mort me paraît être plutôt une laïcisation de gauche de la rédemption chrétienne. Le seul vrai obstacle à la peine de mort, c'est qu'il ne faut pas se tromper de coupable. La seule solution est que dans ce cas, il faudrait que ceux qui l'ont condamné soient exécutés.
Cette problématique du désaccord est surtout traitée par Houellebecq-Onfray grâce au nouveau cliché de l'opposition populisme/élitisme (p. 45). La référence « démocratique » est bien sûr indexée sur la Révolution française revisitée sans doute par la nouvelle doxa populiste américaine (des séries télé surtout). On voit pourtant bien ici que les questions débattues ne peuvent pas vraiment être tranchées par une autorité. Le vrai problème est toujours d'imposer ses opinions personnelles au moyen de la démocratie majoritaire. Il ne faut pas s'étonner que la dictature de la majorité soit traditionaliste.
Houellebecq me paraît être particulièrement mal placé pour prétendre que le péché originel humain est d'« être un être de pur désir, égoïste et égocentrique » (p. 38), même en se prévalant de Schopenhauer. De même, Onfray qui parle du « besoin d'être dressé », contre l'idéalisation de l'enfant par la doxa américaine (p. 39). Tout cela me paraît correspondre à la récitation d'un catéchisme philosophique qui ne prend précisément pas en compte l'autonomie du citoyen moderne.
L'hypocrisie consiste dans le fait que Houellebecq-Onfray sont des élites qui veulent imposer leurs opinions qu'ils considèrent comme une morale. D'où le problème puisqu'ils ne sont pas d'accord. On constate bien qu'ils n'arrivent déjà pas à se convaincre mutuellement. Il faudrait s'interroger sur la persistance de ce modèle normatif (j'ai récemment fait le compte-rendu d'un exemple étonnant de cette prétention avec le livre de Pierre-Henri Tavoillot, La morale de cette histoire : Guide éthique pour temps incertains, 2020). Ces raisonnements intellectuels correspondent à un modèle professoral admissible pour les enfants, mais pas pour les adultes. Cette anomalie directive rousseauiste d'une prétendue volonté générale explique le populisme dont on retrouve la persistance dans les dictatures mondiales actuelles. J'ai également noté la tendance du président Macron à sembler se poser en directeur de conscience. C'est un biais technocratico-chrétien de sa formation intellectuelle personnelle.
Quand tout le monde a été scolarisé longuement, le résultat devrait être que chacun peut être considéré comme autonome. Mais les mauvais professeurs veulent garder le contrôle et les mauvais élèves se croient plus capables qu'ils ne le sont. La réalité est évidemment que l'opinion n'est pas la vérité, mais que même les experts compétents ne possèdent pas non plus forcément une théorie complète. Le modèle de l'expertise est celui du chirurgien qui opère : il ne doit pas prétendre plus qu'il ne peut et un aléa est toujours possible.
Les critiques contre Houellebecq-Onfray de la part du monde universitaire ont souvent cette forme de mépris élitiste académique envers les manifestations d'opinions de personnes pourtant cultivées. Il faudrait admettre qu'elles constituent justement l'expression des compétences citoyennes acquises. C'était la question soulevée à l'époque du vote censitaire. On peut aussi considérer cet entretien comme un grand oral académique un peu vain. Il est vrai que ce genre d'exercice décide bien des carrières professionnelles.
Les reproches adressés à Houellebecq-Onfray devraient plutôt viser les carences de la formation résultant d'un cursus scolaire pourtant très développé. Il existe actuellement une sorte de manque de suivi ou d'actualisation des connaissances qui permet une absence totale de consensus scientifique minimal universellement accepté. La situation actuelle est plutôt celle de la soumission systématique à des partis pris idéologiques. Il faudrait plutôt considérer qu'ils caractérisent des opinions personnelles au lieu de prétendre fonder une validité universelle susceptible d'être imposée à autrui. Dans tous les camps, il semble difficile d'admettre aujourd'hui que ces options sont seulement individuelles.
Jacques Bolo
|