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Culture / Femmes - Décembre 2022

Annie Ernaux : Littérature ou Sociologie ?

Résumé

Un prix Nobel assez controversé finalement. Ce sont plutôt les engagements d'Annie Ernaux qui ont pris le pas dans les débats. Sa forme littéraire elle-même est plus présentée comme sociologique par la critique. Mais qu'il s'agisse de socio ou psycho, c'est toujours un peu le cas.

Je n'ai lu aucun livre du nouveau prix Nobel 2022 de littérature, Annie Ernaux, et je ne vais donc pas faire un compte rendu critique de lecture comme j'en ai l'habitude (plutôt pour les livres de sciences humaines ou philosophie, avec quelques rares exceptions littéraires). Ce n'est pas non plus une illustration du principe du « Comment parler des livres qu'on n'a pas lu », livre de Pierre Bayard dont j'ai par contre fait un compte rendu l'an dernier. Paru en 2007, j'avais tardé à le lire, comme je me l'étais promis à l'époque. Il n'est donc pas dit que je ne lirai pas les livres d'Annie Ernaux, que je connaissais pour avoir lu quelques articles sur elle, comme celui de la série « Je ne serais pas arrivée là si… », dans Le Monde daté du 3 avril 2016 : « Annie Ernaux : Je ne pensais qu'à désobéir », un entretien avec Sandrine Blanchard. Et justement, j'avais alors hésité à acheter un des livres dont il était question, parce que le sujet de prédilection de l'autrice concerne une approche sociologique de sa vie personnelle. C'est un de mes centres d'intérêt au moins depuis ma lecture d'Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, dans les années 1970, dont parlaient les situationnistes. Il faudrait que je le relise, bien qu'il ne m'ait pas fait une forte impression à l'époque.

Littérature et sociologie

Une question est bien celle de la concurrence entre littérature et sociologie, dont Wolf Lepenies avait parlé dans Les Trois cultures : Entre science et littérature, l'avènement de la sociologie (1985). D'autant que la situation actuelle de la sociologie n'est pas brillante comparée au retour en force de la littérature pour prétendre rendre compte de la réalité subjective. Cela a toujours été le cas. Mais le principe de la fiction pose quand même un problème de fiabilité ou de représentativité. L'écrivain peut toujours inventer, spécialement une situation irréelle, ou décrire une situation particulière qui relève de l'exception. La question n'est évidemment pas de tout réduire aux situations générales ou majoritaires, comme peut avoir tendance à le faire une sorte de sociologie institutionnelle ou normative. Un intérêt de la littérature est bien de donner la parole à la subjectivité et c'est bien le principe du roman de donner le point de vue de ses personnages.

Les romans d'Annie Ernaux sont réputés autobiographiques. J'ai eu l'occasion de dire ailleurs que c'était l'occasion pour les écrivains d'affirmer leur légitimité. Mais c'est une situation problématique. Naguère, la critique littéraire affirmait que les autobiographies relevaient de la fiction. Entre-temps, est apparue la mode de l'autofiction qui revendique cette légitimité exclusive à exprimer la réalité, tout en se considérant comme le summum de la littérature. Cela revient à une sorte de psychanalyse, d'autant que cette discipline a récemment revendiqué un fondement exclusivement subjectif. Ces contradictions me semblent reposer sur les interactions de la contrainte culturelle collective avec l'expression personnelle, surtout pour ceux dont l'idéologie personnelle nie tout principe individuel.

Universel

L'aspect sociologique d'Annie Ernaux selon ses commentateurs et ses propres déclarations semble consister dans l'ambition d'exprimer la vie des femmes ou plus généralement des membres de sa classe sociale pour les époques qu'elle a traversées. Cela correspond au principe du témoignage ou des histoires de vie, qui étaient d'ailleurs à la mode dans les années 1970, quand elle a commencé à publier des romans. J'ai fait un compte rendu du livre de Bernard Demory, Au temps des cataplasmes - 1944-1968 : La France d'avant la télé, témoignage que j'ai effectivement considéré comme sociologique (en relevant quelques erreurs mineures) sur plus ou moins la même période. Je suis très favorable au recueil de témoignages. C'est un peu la même question que la disparition des langues minoritaires, qu'il faut au moins envisager de recueillir. Les témoignages personnels ont l'intérêt de ne pas dépendre d'un regard académique surplombant, qu'il s'agisse du problème classique de l'histoire écrite par les vainqueurs, de l'ethnographie coloniale et bien sûr du discours des hommes parlant à la place des femmes. Dans les sciences humaines, il reste un vieux fond de la méthode positiviste qui prétend qu'un regard extérieur est plus objectif. Une raison pratique était simplement la maîtrise du mode écrit par opposition au mode oral. Aujourd'hui, la généralisation de l'éducation doit permettre de donner aux individus plus de prise sur l'interprétation de leur propre situation.

« Venger sa classe »

À l'occasion du prix Nobel d'Ernaux, son discours et les comptes rendus ont tous repris son mantra : « J'écrirai pour venger ma race », ce qui titille le lexique autorisé. Il existe des polémiques sur l'usage de ce terme spécifique (voir : « Peur des mots : 'Race' »), et certains en profitent pour jouer sur les mots : c'est un biais de la littérature et de la critique. Mais quand Annie Ernaux parle d'écrire pour venger sa race, il s'agit simplement de sa classe. Et ce n'est pas ici parce qu'elle est prof (si on joue sur les mots). C'est bel et bien « un discours de classe », comme on disait à l'époque marxiste. J'ai déjà eu l'occasion de dire que la période contemporaine se caractérise par une sorte de reprise, notamment universitaire, du discours gauchiste ou stalinien sans citer les références correspondantes, comme on le faisait alors (sur le mode des citations de la Bible dans les films américains, que moquait déjà Goscinny dans Lucky Luke). C'est d'ailleurs un manquement bibliologique dans le cadre académique.

Nombreux sont d'ailleurs les commentateurs qui ont été révulsés par les engagements d'Annie Ernaux à l'extrême gauche. Si on considère son nom de jeune fille, du fait de sa radicalité, les humoristes pourraient la chanter sur l'air de « son nom est mère Duchesne ». On a eu droit à plusieurs contre-feux, dont une émission d'Alain Finkielkraut, sur France culture, ou un des invités, Pierre Assouline, a évidemment sous-entendu que les critiques propalestiniennes d'Ernaux contre Israël relevaient de l'antisémitisme.

Sociétal

Si Annie Ernaux reprend les classiques engagés, son œuvre n'en relève pas moins aussi de ce qu'on reproche au militantisme contemporain : parler de sociétal plutôt que du social (c'est-à-dire de l'économie). La gauche classique regrette le bon vieux temps, dont l'origine remonte au Komintern soviétique, des « contradictions principales » (économiques) et des « contradictions secondaires » (sociétales). Ironie de l'histoire, la droite et l'extrême droite semblent vouloir reprendre le flambeau ouvriériste contre la gauche supposée caviar et communautariste. Pourtant, les deux derniers siècles correspondaient bien à la généralisation sociétale des droits humains (abolition de l'esclavage, suffrage universel, laïcité, droit des femmes et des enfants, écologie). Tout ça alors que les mêmes des deux bords prétendent être républicains...

Ernaux, avec sa « race-classe » sociétale, peut vouloir résoudre l'ambiguïté. Dans son approche sociologique et son discours de réception du Nobel, elle se revendique explicitement de Pierre Bourdieu. C'est plutôt ça le problème. Elle semble s'identifier un peu trop à la critique bourdieusienne de la reproduction culturelle que j'ai aussi eu l'occasion de critiquer. Si le phénomène existe incontestablement, la façon bourdieusienne d'en parler est datée et concerne surtout un reste aristocratique de contestation de la promotion culturelle.

Transclasses

Il faut se souvenir de l'époque dans laquelle a grandi Annie Ernaux. Un bon exemple en est le document de l'INA qui a circulé sur les réseaux sociaux. C'est ça le « bon vieux temps » que nous rappelle Ernaux. Le paradoxe est que la critique des bobos transclasses est adoptée à gauche dans une sorte de mépris des nouveaux riches, avec la complicité de la formation scolaire et du snobisme des milieux culturels (voir Le Bourgeois gentilhomme, Bouvard et Pécuchet, etc.). On peut y reconnaître aussi l'idée communiste reprise maladroitement par Ernaux qui consiste à ne pas « trahir sa classe », ce qui consistait concrètement, pour un ouvrier, à se mettre à son compte et devenant un petit patron.

Pour les intellectuels, cela consiste surtout à surjouer l'identification à sa classe d'origine. La réalité est plutôt que l'éducation secondaire et supérieure a explosé dans la seconde moitié du siècle. Quand le nombre de bacheliers (1% en 1900) quadruple tous les trente ans environ, je considère que dire que le niveau baisse fait partie de la stratégie des ci-devant pour tacler la concurrence. Notons qu'actuellement ce déni de compétences concerne surtout les jeunes scolarisés et diplômés issus de l'immigration. Le mantra d'Annie Ernaux les concerne en fait d'autant plus qu'elle est considérée par ses détracteurs comme une gauchiste islamophile.

On pourrait d'ailleurs même dire que sa littérature usurpe le vécu actuel des jeunes immigrés qui subissent la rupture de la promotion culturelle par rapport à des parents qui n'ont fait que des études primaires (ce qui est forcément de moins en moins vrai à mesure que le temps passe). Les jeunes français, de souche donc, ont oublié que c'était le cas de leurs parents par rapport à leurs grands-parents (15 % de bacheliers dans les années 1960). Cette réalité est masquée par le ressentiment entretenu par « le nouveau buzz anti-boomers » actuel qui uniformise artificiellement les jeunes générations.

Bourdieu et Ernaux ont tort : la vraie réalité sociologique est bien la promotion culturelle au cours du XXe siècle. Il faut accepter cette rupture avec l'illettrisme ancien (l'analphabétisme avait été vaincu par la scolarisation) qui réalise justement le projet scolaire. J'aime à rappeler la croissance du niveau éducatif en France :

Nombre d'élèves et de professeurs en France (1900-2000)
Etudiants 1900 1930 1950 1960 1970 1980 1990 2000
Universitaires 30.000 100.000 200.000 310.000 850.000 1.175.000 1.700.000 2.160.000
Secondaire 102.000 500.000 1.100.000 2.628.000 4.654.000 5.500.000 5.858.000 5.394.000
Primaire 6.161.000 5.100.000 5.200.000 7.270.000 7.360.000 7.124.000 6.705.000 6.281.000
Total Elèves 6.293.000 5.700.000 6.500.000 10.208.000 12.864.000 13.799.000 14.263.000 13.835.000
Profs Universitaire 2.000 3.000 6.000 11.000 35.000 40.000 50.000 84.000
Profs Secondaire 13.000 25.000 65.000 120.000 210.000 368.000 417.000 484.000
Profs Primaire 157.000 168.000 188.000 241.000 298.000 332.000 340.000 373.000
Total Professeurs 172.000 196.000 259.000 372.000 543.000 740.000 807.000 941.000
Source : Ministère de l'éducation nationale (France 2001)

Intellectuels

Le point important est surtout celui du nombre de professeurs qui signifie que la promotion intellectuelle aboutit bien à la constitution d'une classe culturelle professionnelle importante. Il est vrai que la nouveauté consiste à dire que le niveau des profs baisse (concrètement du fait du manque d'exigence dans les recrutements). Outre le même principe aristocratique, la réalité est plutôt que le niveau n'a jamais été si haut que ça. Les anciens maîtres étaient plus des répétiteurs dans leur grande majorité. Il en résultait d'ailleurs effectivement que la répétition favorisait la mémorisation, mais cela restait de la simple récitation pour la plupart. C'est pour cela qu'on a modifié les pratiques. On l'a fait un peu trop, c'est vrai.

Annie Ernaux est elle-même professeuse de lettres (je préfère utiliser professeuse. Voir « Parlez-vous féministe »). Quand elle prétend « venger sa race-classe » par l'écriture, elle ne fait que réaliser par la pratique la promotion sociale et culturelle du vingtième siècle. Ce n'est pas une vengeance, mais une confirmation. C'est ce qu'ont fait tous les jeunes intellectuels issus des classes populaires depuis les débuts de la scolarisation générales à la fin du XIXe siècle.

J'ai également commenté récemment un roman dont tout le monde parlait d'Elena Ferrante, L'amie prodigieuse (2011). Il décrit une promotion différentielle entre la narratrice et son amie qui est restée dans sa classe culturelle d'origine alors même qu'elle était plus douée. J'avais remarqué que ce roman pouvait être considéré comme une sorte de transposition populaire du livre de Simone de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée (1958), que je venais juste de commenter. Ferrante apportait aussi une forme de contradiction aux thèses de Bourdieu autant pour la future écrivaine que pour l'amie prodigieuse.

C'est aussi un peu pour cela que je n'avais pas acheté le livre d'Annie Ernaux dont j'avais lu quelques pages. J'ai eu un peu l'impression qu'elle ne faisait qu'illustrer artificiellement la thèse de Bourdieu. Mais, c'est promis, je vais sans doute finir par faire l'effort culturel minimum un de ces jours.

Jacques Bolo

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