Les écolos ont tort. Une chose est certaine, pour la période des fêtes, le père Noël ne prend pas le train. Il prend plutôt l'avion (dont les rennes sont l'allégorie). Les enfants ne croiraient pas au père Noël si on leur disait qu'il prend le train pour alléger son empreinte carbone. Même les plus jeunes savent que la SNCF est en grève entre Noël et le Jour de l'An.
Cette année 2022, c'est la grève des contrôleurs qui a déclenché, comme d'habitude aussi, l'affrontement entre les libéraux et les défenseurs du service public (pas minimum). L'inconvénient de ce genre d'événements est qu'on a le plus souvent droit au ping-pong des éléments de langage réciproques. On ne sait pas vraiment ce qui se passe. On ne retient généralement que ce qu'on répète : la prise d'otage d'un côté et l'idée que les grévistes agissent dans l'intérêt de tous les travailleurs de l'autre.
Sur ce dernier point, le doute concerne le fait qu'il s'agit précisément d'une grève catégorielle des seuls contrôleurs. Leur revendication ne concerne que cette catégorie parmi les employés de la SNCF. Il s'agissait ici d'intégrer les primes au salaire (en particulier en prévision des retraites) et de considérer les contrôleurs comme du « personnel roulant » du fait des mêmes astreintes en déplacement.
La grève est liée à la nouvelle organisation de la SNCF, comme l'a expliqué Jean-Claude Ducatte, de chez Epsy - société de conseil en ressources humaines, sur BFM business, le 22 décembre 2022. Il parle de la nouvelle organisation des sociétés publiques, divisée en corps sociaux par métiers internes (pour les roulants réels : conducteurs, contrôle, sécurité, bar) qui enlèveraient la fierté d'être cheminot. D'où aussi les grèves catégorielles qui bloquent tout - anciennement tournantes.
La précision organisationnelle est importante, mais l'interprétation psychologique est à nuancer. Il est exact que les cheminots avaient une forte identité professionnelle par le passé. Mon grand-père était abonné à La vie du rail que je pouvais lire aussi dans mon enfance. Mais c'est plutôt la raison du problème économique actuel que ne résout pas la nostalgie passéiste. Puisqu'on critique le communautarisme au nom de la République, il faut analyser l'ancien mode organisationnel français comme une société de castes juxtaposées. Non seulement les fonctionnaires dans leur ensemble, mais une galaxie de communautés plus ou moins fermées sur elles-mêmes : les cheminots (SNCF) et les employés d'EDF ou la Poste (PTT) et leurs comités d'entreprise, les profs et leur propre sécurité sociale (MGEN).
Quand on parle des salaires, il faut comprendre aussi que les fonctionnaires n'ont jamais été bien payés. Au contraire, leur statut comprenait un contrat de modération salariale justement en échange des avantages en nature qu'on leur reproche. L'avantage commun étant la sécurité de l'emploi. Le principe organisationnel réel était celui d'une prise en charge complète, de la formation à la retraite, comme l'armée ou la gendarmerie avec leurs affectations lointaines, ainsi que la soumission à une hiérarchie pyramidale. Les astreintes géographiques étaient d'autant plus vraies à l'époque coloniale, qui a duré une bonne centaine d'années quand même ! Sans parler non plus de la séparation communautaire de l'indigénat.
Qu'on ne se méprenne pas non plus. Les entreprises privées avaient aussi souvent un modèle paternaliste et des avantages sociaux. C'est d'ailleurs encore le cas : les libéraux actuels se flattent des nombreux avantages en nature dans les start-up. Mais surtout, par le passé, le modèle professionnel et familial réel était organisé autour du maître et de ses employés ou domestiques. L'Église complétait le système avec ses bonnes œuvres. L'idée du travailleur libre était largement une fiction juridique. Les traditionalistes et les marxistes contestaient d'ailleurs cet individualisme et la rengaine persiste.
L'aspect concret de la conception libérale actuelle consiste simplement à se mettre à son compte pour gagner plus (sous-entendu : que les salaires de la fonction publique). Mais le cadre civilisationnel général est que les avantages sociaux (sécurité sociale, retraite, etc.) se sont généralisés. Ils ont été sous-traités à l'État, d'où la boursouflure que certains critiquent. Le résultat est donc que la société actuelle est plus égalitaire ou indifférenciée sur le plan des statuts socioprofessionnels.
Comme ces statuts sont beaucoup plus semblables qu'avant, spécialement du fait de la généralisation du travail féminin salarié, il en résulte que les fonctionnaires aussi veulent gagner plus. Avec un salaire de fonctionnaire, surtout débutant, il est difficile d'avoir le même niveau de vie que des métiers réputés manuels dans le système de valorisation traditionnel. En termes de logement, de consommation courante, de vacances et de loisirs, tous les individus aspirent à un accès égal aux biens et services disponibles. Ils ne se contentent plus de shoping dans des magasins réservés, d'autant que celui de la CAMIF pour les profs est bien plus cher que les autres.
Une difficulté du management des entreprises publiques est que les fonctionnaires veulent évidemment maintenir les avantages acquis. C'est difficile à faire passer politiquement. Nombreux sont les travailleurs du privé et contribuables qui opposent aux fonctionnaires qu'un avantage que les autres n'ont pas s'appelle un privilège. Aujourd'hui, tout le monde a reçu une éducation secondaire. Les références à la Grande Révolution française sont partagées. En fait, le problème français est qu'il est habituel de trop jouer sur les mots pour maintenir deux poids deux mesures, tout en se revendiquant de l'universalisme (voir le folklore de l'unification des poids et mesures, justement). Les syndicats ont forcément du mal à moderniser leur langage de classes tant qu'ils raisonnent en termes de castes sociologiques. On pourrait appeler ça le problème du jésuitisme colonial qui prétend apporter les Lumières dans le cadre corporatiste de l'indigénat (pour condenser). La crise du syndicalisme correspond à celle des vocations sacerdotales.
Reste que la motivation des demandes d'augmentation salariale est surtout conjoncturellement liée à l'inflation actuelle, entre conséquences de la guerre d'Ukraine sur le prix de l'énergie et celles sur la chaîne logistique du fait du Covid. Une société indépendante comme la SNCF ne peut pas traiter cela par un nouveau « quoi qu'il en coûte », dont la réalité est simplement un endettement qu'il faudra rembourser avec des taux d'intérêt plus élevés. Puisqu'il est question de l'idée que les grévistes agissent dans l'intérêt de tous les travailleurs en profitant justement de leur position, il ne faut jamais oublier que ceux qui ont les moyens de se plaindre d'avoir moins que certains (peu nombreux) sont ceux qui auraient moins que d'autres (plus nombreux) si on égalisait les salaires.
Jacques Bolo
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