À la mi-octobre 2022, la chaîne télé Arte a fait une rediffusion multiple opportune du film Soleil vert (Soylent Green, de Richard Fleischer). En effet, pour ce film de science-fiction de 1973, l'action est censée se passer en 2022 ! Il s'agit d'une dystopie qui montre New York dans une planète dévastée par une crise écologique. L'originalité du film est qu'il correspond exactement à la question actuelle du réchauffement climatique alors même que cette question n'était pas spécialement une préoccupation en 1973. À l'époque, les spécialistes envisageaient même parfois un refroidissement climatique (éventuellement du fait des éruptions volcaniques qui projettent des cendres dans l'atmosphère) !
Outre cet aspect anticipateur particulier, le film était surtout fondé sur les trois aspects centraux des préoccupations de l'époque, la démographie, la pollution et les famines. Bizarrement, on a presque évacué la question de la démographie depuis quarante ans. L'idée officielle était que la natalité baisse dans les pays développés et que les pays pauvres allaient les imiter. Pourtant, la population mondiale a quand même doublé en cinquante ans. Mais c'est vrai qu'on commence à reparler de démographie depuis deux ou trois ans (comme je l'avais fait moi-même dans quelques articles depuis 2006).
Curieusement, les écolos français actuels ont développé un amalgame gauchiste sur les questions démographiques. Ils considèrent que les pays pauvres ne polluent pas parce qu'ils polluent beaucoup moins que les pays riches. Dans les années 1970, on parlait de développement, ce qui signifie que les pays pauvres avaient vocation à s'aligner plus ou moins rapidement sur la consommation des pays riches. C'est d'ailleurs toujours ce que ces pays émergents souhaitent eux-mêmes. La position écolo n'est du coup pas très claire. Est-ce que cela signifie que les pays pauvres doivent le rester et que les pays riches doivent devenir pauvres ? Je crains que cela signifie plutôt que les habitants des pays pauvres sont considérés comme des sortes de bons sauvages vivant dans un état de nature, alors que ceux des pays développés seraient riches par essence et sont probablement damnés par leur adhésion au consumérisme capitaliste.
En 1973, c'est surtout la question de la pollution qui était particulièrement sensible. Le terme « pollution » était synonyme d'écologie. Le grand smog de Londres du 9 décembre 1952 avait fait de 4000 à 12000 morts (on se chauffait au charbon à l'époque). La revue écologique La Gueule ouverte parlait aussi en 1973 de la pollution au mercure de Minamata (900 décès de 1949 à 1965). La marée noire du Torrey Canyon en 1967 et la suite ont entretenu l'intérêt (marées noires de l'Amoco Cadiz en 1978, du Tonio en 1980, de l'Exxon Valdez en 1989). Les décharges commençaient à susciter l'inquiétude. On en parle aujourd'hui à propos de la pollution plastique et de la situation dans les pays émergents où l'on se débarrasse des déchets des pays développés.
Outre la mémoire des famines du passé, enseignées à l'école ou les pénuries de la Seconde Guerre mondiale encore présentes dans les mémoires, on venait de connaître la famine du « Grand bond en avant » en Chine (1959-1961), de la guerre du Biafra (1967-1970) et celle d'Éthiopie (1972-1973). L'idée générale était précisément que la surpopulation provoquerait des crises alimentaires. L'écologiste René Dumont (1904-2001), qui s'était présenté aux élections présidentielles de 1974 (l'année de sortie de Soleil vert en France) était lui-même agronome et avait écrit L'Afrique noire est mal partie (1962), Chine surpeuplée, Tiers-Monde affamé (1965), Nous allons à la famine (1966), La Croissance de la famine (1975), Agronome de la faim (1974), qui étaient bien de relatifs succès de librairie.
Le film Soleil vert
Soleil vert décrit donc une situation catastrophique où la pollution généralisée a détruit la production alimentaire mondiale. « Soleil vert » (Soylent green en anglais) est le nom de sorte de nouvelle tablette nutritive qu'on distribue aux habitants (à l'époque, on parlait souvent de nourrir les gens avec des pilules). Sur le plan climatique, la température est de plus de 30° en permanence à New York, où une population de 40 millions d'habitants connaît la misère. Les pauvres dorment dans l'escalier des immeubles dont les étages occupés sont protégés par des gardes armés. Une caste de riches vit protégée par des barbelés. Le personnage central, Frank Thorn, joué par Charlton Heston (1923-2008) est un policier qui cohabite dans un appart minable avec un vieux documentaliste de la police, Sol, joué par Edward G. Robinson (1893-1973). L'intrigue consiste dans l'enquête sur un meurtre commandité contre un membre de l'élite, déguisé en cambriolage, qui ne trompe pas l'enquêteur.
C'est quand même une curieuse synthèse de thèmes très actuels de l'année 2022 où l'action est justement censée se dérouler : réchauffement climatique, pollution, surpopulation, caste de super-riches et leurs gated communities (complexes privés), effondrement de la biodiversité. Il s'y s'ajoute la thématique très actuelle du machisme institutionnel de cette sorte de dictature : les deux principales actrices du film sont des prostitués à disposition des résidents de l'immeuble, carrément sous l'appellation de « mobilier » ! L'actrice Leigh Tylor-Young (1945-) joue le rôle de Shirl, « mobilier » de luxe du notable assassiné, joué par Joseph Cotten (1905-1994), acteur fétiche des films d'Orson Welles. Son garde du corps joué par Chuck Connors (1921-1992) possède aussi un « mobilier » à demeure, Martha, jouée par Paula Kelly (1942-2020), dans son petit appartement. On remarquera néanmoins que les couples concernés s'attachent bien l'un à l'autre, même Shirl et le détective Thorn qui profite initialement d'elle, tout comme il grappille au passage tout ce qu'il peut au cours de ses enquêtes. Ainsi, à leur domicile, c'est Martha qui attaque Thorn quand il brutalise le garde du corps qui ne veut pas se défendre contre un policier. Et c'est aussi une femme qui déclenche l'émeute des pauvres quand le stock de Soleil vert est épuisé, avant que la foule subisse la répression de la police.
Le propos du film correspond à celui des films catastrophes combiné assez classiquement au complotisme hollywoodien habituel. Mais l'intrigue est construite sur une esthétique urbaine verdâtre qui contraste habilement avec la vision bucolique lumineuse de la projection conclusive. Tout le film repose sur l'opposition entre l'ambiance glauque qu'a toujours connue Thorn et les souvenirs nostalgiques du personnage de Sol, ceux des années 1970 donc. Même si le bon vieux temps n'était pas parfait, comme il le dit lui-même.
Anecdotiquement, à revoir le film, on remarque que la technique n'avait alors pas beaucoup progressé en cinquante ans. On trouve au mieux un jeu d'arcade de l'époque que le mec riche offre à son « mobilier », outre les portes à ouverture automatique qui semblent décidément avoir été perçues à l'époque comme le nec plus ultra de la technique. On voyait ça un peu partout dans les films pour faire moderne !
Pessimisme ou optimisme ?
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le visionnage du film laisse donc une impression plutôt rassurante. La prédiction ne s'est pas réalisée ni celles de René Dumont d'ailleurs. La situation ne s'est pas vraiment aggravée. Il faut savoir le reconnaître, ce que répugnent à faire les militants écolos sur le principe du classique de la sociologie, When Prophecy fails (1956), traduit tardivement en français (L'échec d'une prophétie, 1993).
L'angoisse actuelle à propos du changement climatique est-elle démesurée ? Je suis partagé à cet égard. Je suis moi-même conscient des questions écologiques depuis les années 1970, mais je n'avais pourtant pas non plus été très convaincu par le film en 1974. J'aurais pourtant pu me sentir concerné dans la mesure où le personnage assassiné, joué par Joseph Cotten, est censé être né la même année que moi (dans mes souvenirs, c'était le personnage de Sol joué par Edward G. Robinson).
En fait, il se trouve que j'avais visité les États-Unis en 1973 et j'avais trouvé que c'était un très grand pays plutôt vide. La densité générale des États-Unis était d'une dizaine d'habitants par kilomètre carré à l'époque. Celle de l'Europe était environ de 100 hab/km² pour la France, 200 pour l'Allemagne, 300 pour les Pays-Bas à l'époque. C'est vrai que New York n'est pas dans ce cas. En particulier, comme j'avais traversé les USA en bus Greyhound dans les deux sens, on arrive à New York au Port Authority Bus Terminal. Cet immeuble parking géant voit débarquer, ainsi qu'au Grand Central Terminal pour les trains, la foule des banlieusards de toute la conurbation de l'état, du New Jersey, du Connecticut, etc., et ça fait un flot impressionnant quand on le prend à contresens. Le film est peut-être une vision d'Américain de la campagne qui va à la ville. En tout état de cause, la population mondiale ne pouvait pas augmenter à ce point entre 1973 et 2022.
Ce qui me gênait à l'époque est surtout que la pollution autant que l'absence de ressources alimentaires provoqueraient plutôt une mortalité importante alors que le film montre plutôt une sorte de pauvreté abondante relativement passive. Je suppose que cela correspond à la situation qu'on trouve en Inde. À la rigueur, on peut admettre que le dispositif bizarrement new age de l'euthanasie organisée peut correspondre à la mentalité américaine aussi. Mais surtout la solution du cannibalisme industrialisé, qui justifie la solution de l'intrigue, me paraissait absolument impossible pour des raisons quantitatives. On ne peut pas nourrir toute la population avec seulement les décès de l'année.
C'est sans doute ce qui fait de ce film une série B, avec son aspect kitsch qui ne bénéficie pas des effets spéciaux actuels. Seule une indulgence matinée d'idéologie peut le faire considérer comme un film prémonitoire. On peut concéder qu'il s'agit du logiciel d'amplification collapsologique des fictions hollywoodiennes pour frapper l'imagination. Dans ce cas, il est difficile d'admettre qu'il aura vraiment été efficace pour provoquer une prise de conscience : en l'occurrence, on a bien négligé la question démographique pendant quarante ans et on ne peut pas dire que la question du changement climatique soit vraiment issue de cette époque. Il ne faut pas opérer une reconstruction rétrospective. C'est un peu ce que fait la fiche Wikipédia du film ou un long documentaire d'Arte sur le film diffusé le même mois.
On peut par contre envisager que le mécanisme catastrophiste du film soit bien à l'origine de l'éco-anxiété des jeunes milléniaux, dont la nouvelle lubie médiatique est d'accuser les boomers. Pousser un raisonnement à la limite par les moyens symboliques et racoleurs de la fiction produit probablement des effets émotionnels diffus. Le fait est que ce film est contemporain de mon adhésion à un malthusianisme strictement démographique. Je considère toujours que le contrôle des naissances est le moyen privilégié d'une solution de la question écologique. En tout état de cause, il serait au moins absurde de devoir diviser la consommation par deux, juste pour pouvoir multiplier la population par deux. Aujourd'hui, on constate bien que les pays dont les naissances diminuent (outre les angoisses inutiles) sont ceux qui se rendent compte que les enfants coûtent cher.
Jacques Bolo
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