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Politique / Méthodologie - Octobre 2022

Pierre-Henri Tavoillot, La morale de cette histoire : Guide éthique pour temps incertains (2020)

Résumé

Dans ce livre, Pierre-Henri Tavoillot, critique les dérives des intellectuels en n'évitant pas les dérives des philosophes. À la base, c'est déjà difficile de remettre en question la sorte de moralisme contemporain sans faire soi-même une forme de morale. D'autant plus quand la prétention à faire une leçon de philosophie tourne à exprimer seulement une opinion personnelle.

Pierre-Henri Tavoillot, La morale de cette histoire : Guide éthique pour temps incertains, éd. Michel Lafon, Neuilly-sur-Seine, 2020, 166 p.

À vrai dire, ce Guide éthique pour temps incertains correspond bien à l'épuisement rituel de la philosophie, qui doit simplement intégrer le nietzschéisme de dissertation pour ne pas avoir l'air de faire la morale. Tavoillot élève le débat en parlant de « crise des fondements »« il en va de la morale aujourd'hui comme de la physique : plus aucun point fixe, nul ancrage stable, la morale flotte et nous croyons couler » (p. 17). Cette évocation fait craindre le sokalisme quand la philosophie se place sous les auspices d'une référence scientifique pour impressionner les gogos[1]. Ça ne mange pas de pain. Heureusement, l'auteur n'insiste pas non plus.

Tavoillot s'attaque ici surtout aux écolos et gauchistes, contre les accusations telles qu'être « un collabo de l'infâme productivisme [si on] exige un peu d'esprit critique sur le changement climatique, le glyphosate, le nucléaire, le bio, les circuits courts, les voitures électriques, les éoliennes… tu seras un larbin à la solde d'infâmes lobbies. Interroge la cohérence d'une politique migratoire, tu seras un abject raciste. Ose dire que l'esclavage ne fut pas le fait des seuls Européens, tu seras un vilain néocolonialiste. Critique l'islamisme, tu seras islamophobe. Oppose-toi aux grévistes qui défendent leurs privilèges ou aux étudiants qui bloquent des examens, tu seras un sale réactionnaire. Mange une entrecôte, tu seras pire qu'un nazi, insensible à la souffrance animale » (p. 8). Et Tavoillot prétend sortir du « cercle des confusions par la critique [comme] art subtil de la distinction » (idem). S'il est question de distinction critique, j'ai eu l'occasion de remarquer récemment, à propos du compte rendu du livre d'Albert Memmi que la mode est à la critique des antiracistes plutôt que des racistes. Les excès des uns sont sans commune mesure avec les fautes morales des autres.

Les considérations générales de Tavoillot sur la morale oscillent entre rappel des distinctions canoniques et pétitions de principe discutables. Je ne suis pas sûr que le propos de Tavoillot soit concerné par la citation : « Le pire péché envers nos semblables, disait notre acerbe George Bernard Shaw (qui fut tout de même prix Nobel de littérature en 1925), ce n'est pas de les haïr, mais de les traiter avec indifférence : c'est là l'essence de l'inhumanité » (p. 13). Cela me paraît plutôt être un sarcasme sur l'égocentrisme.

La vraie question n'a jamais été : « comment fonder la morale ? Comment l'appliquer ? Et à qui » (p. 16). La question a toujours été de savoir qui doit la définir. Entre tradition et ordre des choses (p. 17), les comportements réels sont une accommodation aux circonstances. Les questionnements cités dans l'histoire de la philosophie relèvent souvent d'une simple glose scolastique destinée notoirement à justifier les mœurs en vigueur. L'« impératif catégorique de Kant, [...] sois moral, sans espoir de récompense » (p. 28), revient à une simple façon de tourner les choses. On ne peut pas dire comme Tavoillot qu'« il distinguait ainsi rigoureusement foi et raison en fondant philosophiquement la laïcité » (idem). Cette distinction entre raison et foi est un problème ancien de la scolastique médiévale. Kant est bien son continuateur. Mais avec son « impératif », il fait surtout référence au « salut par la grâce » (arbitraire divin) des protestants par opposition au « salut par les œuvres » des catholiques. C'est donc exactement le contraire de la laïcité.

Dire aussi : « Bref, le meilleur fondement de la morale, c'est le constat que l'humain ne peut pas s'en passer pour vivre » (p. 32) ne se fonde pas sur l'observation minimale de la réalité humaine. D'ailleurs, on peut constater que cette morale est moins importante qu'une sorte de plaidoyer pro domo philosophique, sous l'autorité tutélaire de « Marcel Conche : 'La morale se fonde non sur tel ou tel croyance, religion ou système, mais sur cet absolu qu'est la relation de l'homme à l'homme dans le dialogue.' Le nouveau fondement de la morale c'est qu'elle se discute » (p. 32). Cette ontologie philosophique très récente idéalise banalement le débat : « il est préférable de débattre plutôt que de se battre. » [...] « Je reconnais implicitement les principes suivants : il me faut être clair, mon discours doit avoir du sens, je dois être sincère, de bonne foi et la vérité doit être toujours visée à défaut d'être jamais atteinte. [...] En argumentant, j'affirme aussi l'égalité, puisque dans une discussion véritable, les droits à la parole sont égaux tant qu'ils se soumettent à la règle universelle (elle aussi implicite) du primat de l'argument le meilleur » (p. 33). On aimerait objecter seulement que les principes en question ne concernent que l'arène philosophique, mais elle ne vaut pas mieux que les autres. Je renvoie à L'art d'avoir toujours raison de Schopenhauer pour rappeler les contextes polémiques réels.

Quand Tavoillot ajoute : « les démocraties ne se sont jamais fait la guerre ! Aussi graves que soient les crises, la discussion conserve chez elles, si je puis dire, le dernier mot » (p. 34), on se dit que le point de vue de Sirius oublie quelques détails de l'histoire, la Première Guerre mondiale et la Guerre de Sécession par exemple. On a aussi la Révolution belge devenant indépendante des Pays-Bas (1830-1831) et les nombreuses guerres d'indépendance sud-américaines contre l'Espagne ou le Portugal. Tavoillot a oublié la guerre entre le Mexique et le Texas (1835-1836, avec pourtant : « Remember the Alamo » de Samuel Houston) et celle des États-Unis contre le Mexique (1846-1848), ainsi que la guerre hispano-américaine de 1898 (à Cuba, où Theodore Roosevelt s'était engagé) ou contre les Philippines (1899-1902). Comment faut-il classer la guerre des Boers (1899-1902) ou les guerres indiennes aux États-Unis ? Tavoillot se fout visiblement aussi des interventions coloniales, à moins de considérer que les empires anglais et français ne sont pas des démocraties.

J'imagine que ce que dit Tavoillot relève simplement de l'idéologie pro-occidentale superficielle actuelle en référence à la guerre contre le nazisme (où l'URSS stalinienne était néanmoins engagée) et les péripéties coréennes et vietnamiennes de la guerre froide, en récusant les « démocraties populaires » de l'adversaire. On peut le comprendre, mais c'est très complaisant.

Je ne voudrais pas renvoyer Tavoillot à ce qu'il ajoutait : « Quelqu'un qui nous dirait avant d'entamer une discussion : 'Je vous préviens tout de suite, je serai incompréhensible et incohérent, mes propos n'auront aucun sens ni aucune sincérité, ma mauvaise foi sera totale ; et je me moque totalement de la vérité » (p. 33). C'est gentil de prévenir. En fait, je pense plutôt qu'une forme d'ethnocentrisme très peu « critique » l'aveugle complètement.

Tavoillot devrait tenir compte davantage de ce qu'il dit lui-même : « Le défi est donc de parvenir à convaincre l'autre de la validité de mon point de vue : ce qui n'est pas facile, car je puis être moi-même mauvais argumentateur, l'autre peut être idiot, de mauvaise foi ou animé par une foi au-delà de toute argumentation (religieuse, traditionnelle…). Il peut préférer l'argument d'autorité à l'autorité de l'argument » (p. 34). Outre le côté nunuche implicite, « les gentils, c'est nous » (passant du « je » à l'autre), ces objections discursives décrivent assez bien la réalité des situations de confrontation d'opinions. On ne s'en sort pas par une réflexion sur « la question des fondements » (p. 35), autre vieux truc de profs de philo.

Régression théologique

Le philosophe, orphelin de la morale, est surtout un peu court pour trouver un fondement à ses opinions. Tout au long du livre, quasiment la seule référence culturelle de Tavoillot se limite à la Bible : « si l'amour régnait parmi les hommes, ainsi que nous y invitent les Évangiles, il n'y aurait même pas besoin de morale » (p. 10). Il pourrait remarquer que deux mille ans de pratique n'ont pas été très efficaces. D'autant que Tavoillot note bien que c'était prévu depuis le début : « Video melior deteriora sequor… disent les chrétiens : je vois le meilleur, mais je fais le pire ; et même : voyant toujours le meilleur, je fais néanmoins souvent le pire (Paul, Lettre aux Romains, 7-18 » (p. 14). Mais il insiste quand même à considérer que les réponses religieuses sont valides : « C'est à ce redoutable dilemme que, dans la Bible, le Livre de Job - un des plus grandioses traités de morale - apporte une géniale réponse » (p. 26). Et la glose continue : « ce que l'humain, imparfait, ne saurait jamais tout à fait comprendre. Ce qu'il prend pour un mal est, du point de vue de Dieu, un bien. Ce pour quoi il doit obéir à la loi morale sans espoir de récompense ni crainte de peine » (p. 27), voir la laïcité de Kant. Avec un lot de paraboles : « bande de brigands qui le laissent pour mort après l'avoir dévalisé. Un prêtre passe par là. Il détourne son regard et continue son chemin. Un lévite fait de même. Arrive un Samaritain (considéré à l'époque comme la lie de l'humanité) qui se penche sur lui, le soigne... » (p. 88). Ce qui n'exclut pas la rigolade : « Dans la Bible, c'est par le vice que la moralité émerge. En désobéissant à Dieu, l'homme et, surtout, la femme choisissent de cesser d'être des imbéciles heureux pour devenir des intelligents malheureux » (p. 154). Jusqu'à la fin du bouquin : « Les philosophes chrétiens, l'ayant bien compris, avaient ajouté trois autres vertus, dites théologales : la foi, l'espérance et la charité » (p. 163).

Tavoillot pourrait au moins se dire que ce cadre moral est quand même un peu limité. La forme choisie de s'adresser en permanence au lecteur veut sans doute présenter ses opinions comme une discussion, mais elle relève plutôt de l'homélie d'un curé en chaire. J'avais remarqué, dans mon livre sur l'intelligence artificielle, que John Searle (qu'évoque Tavoillot à ce sujet, p. 72) nous délivrait à un prêchi-prêcha de pasteur plutôt qu'une démonstration.

Étymologisme

Ce que cette scolastique chrétienne appelait jadis la « philosophie païenne » sert cependant de critère au moins verbal à la réflexion philosophique, française en particulier. L'étymologie est une sorte maladie professionnelle dans sa prétention à la pertinence. Il est possible que ce soit un reste de l'utilisation du grec (ou du latin) comme langue sacrée ou « langue de la pensée » (et puis quoi encore !), concurrencée récemment par l'allemand.

On a droit à un festival d'étymologies : « D'ailleurs, crise et critique ont la même racine : krinein, en grec, qui signifie discerner, distinguer, trancher » (p. 20). « Pour les modernes, le mot cosmos est synonyme d'univers. [...] Au départ, il désigne la mise en ordre » (p. 22). Même quand le terme est identique, ça permet de croire plaisanter : « le contraire du cosmos, c'est le chaos (ce qui, en grec, se dit chaos - je dis cela juste pour faire érudit) » (p. 23).

Tavoillot insiste : « la vertu de générosité - elle n'est accessible, comme son nom l'indique, qu'à ceux qui ont de 'bons gènes' » (p. 24). « L'écologie est la science (logos) de la maison (oikia en grec) proche de l'économie qui désigne l'art de bien la gérer » (p. 47). Ou encore : « cher lecteur, je te rappelle que comme le rugby, le tennis et quelques autres trésors, le terme management a été volé et perverti par nos 'amis' anglais. Son origine est 'ménage' (ou 'mesnage' en français ancien), terme jadis utilisé pour désigner la bonne tenue de la maison au sens large » (p. 56). Ce qui permet de justifier l'étymologie par une forme de logicisme verbal : « Rien de plus logique, après tout. Si la nature est notre maison, l'homme doit y faire le ménage » (p. 56). Et ça continue : « humiliation (soit le retour à l'humus) » (p. 58).

Même principe à l'œuvre : « Autrement dit : comment bien naître ? - c'est l'eugénisme - ; et comment bien mourir ? - c'est l'euthanasie. On a perdu l'habitude du sens premier de ces deux mots, mais ils signifient bonne naissance pour le premier (comme le prénom Eugénie, la bien née) et bonne mort pour le second » (p. 61). Le philosophe considère toujours un peu que l'étymologie, souvent ignorée, est le vrai sens du mot. Ne comprenant pas le principe linguistique de l'usage, il propose presque de revenir à des usages anciens : « Aristote utilise d'ailleurs le terme bouleusis, tiré de Boulè, qui désignait dans la démocratie athénienne l'instance de cinq cents membres chargée de préparer les décisions de l'Assemblée du peuple (Ekklesia) » (p. 70). Ça fout un peu les boules.

L'interprétation d'un terme récent comme « intelligence artificielle » a droit à une interprétation particulière : « Le terme date des années 1950 - il fut conçu pour engranger des subventions » (p. 71), sans penser à se poser la question de l'origine des termes grecs. On imagine une sorte de génération spontanée ou de révélation divine. Ce qui a pu donner lieu aux délires signalés par Maurice Olender pour Les langues du Paradis. Pour les termes contemporains, la liberté de traduction incite à la méfiance : « le tsunami des grosses données (Big Data) » (p. 72).

Et c'est reparti : « la paranoïa, comme son nom l'indique est ce qui est à côté de la connaissance (para-noïa) » (p. 126) ; « port d'une toge blanchie à la craie [...] à l'origine du mot 'candidat', issu du latin candidus, qui signifie blanc » (p. 149) ; « vertus cardinales, pivots (en latin cardines) de la vie morale » (p. 162) ; pour conclure avec « proche de l'acédie. Le nom ancien de la dépression » (p. 164).

Objectivement, tout ça fait quand même beaucoup ! Le « je dis cela juste pour faire érudit » ne désamorce rien du tout. L'étymologie est simplement un procédé rédactionnel de la philosophie, entre remplissage et tic cognitif  (« penser à l'étymologie »), dont on se dit qu'il sous-entend bien quand même une prétention démonstrative. Ce pédantisme relève davantage de la démarche d'intimidation que Tavoillot critique chez les militants.

Précaution et prudence contre la décroissance

Ce que vise le livre de Tavoillot est de lutter contre le retour du refoulé moraliste, puisque « cette tentation n'a pas disparu. Elle revient même à très vive allure. Certes, ce ne sont plus du côté des coutumes ou des commandements divins qu'il faut se garder - même si les fondamentalistes ne désarment pas -, mais d'une nouvelle prétendante incroyablement puissante et séductrice. Elle s'appelle la PEUR ! Sa force est telle qu'elle parvient, elle aussi, à fermer les bouches, à clore les débats et à vider les têtes » (p. 35). Tavoillot nous invite à le soutenir « dans ce match où s'affrontent aujourd'hui deux piliers concurrents de l'éthique. Donnons-leur leurs noms grecs : d'un côté, PHOBOS, la peur ; de l'autre, BOULÈ, la délibération » (p. 36). Pfff ! Il parle aussi de « panique morale », ce que « Laurent Bouvet a appelé 'l'insécurité culturelle' » (p. 37). Il me semble plutôt que Bouvet justifie au contraire la peur des petits blancs racistes devant le multiculturalisme. Ce genre de confusion est sans doute possible quand on considère que l'éthique concerne ontologiquement la discussion au lieu des normes sociales. On peut clore la discussion avant de l'avoir commencé.

Le livre de Tavoillot commence par son opposition au principe de précaution au nom d'une sorte de goût du risque civilisationnel. Il lui oppose la « prudence » dont la définition ancienne est quand même problématique : « au sens philosophique, c'est presque l'inverse » (p. 51). L'étymologisme philosophique s'accompagne de l'usage dit « technique » du vocabulaire de la philosophie. Considérer que le sens ancien est plus pertinent concerne la mauvaise traduction dont j'ai parlé ailleurs. Dire qu'en philosophie « la prudence est l'aptitude à décider en situation d'incertitude » (p. 52) n'est tout simplement pas la définition de la prudence actuelle. Cela veut dire concrètement qu'on aurait dû traduire le terme autrement dans les textes antiques concernés. Un problème théorique de la traduction concerne l'idée bébête qu'on doit toujours traduire un terme du texte source par le même terme d'un texte cible. C'est évidemment faux. On ne traduit pas en anglais de la même manière le mot français « droit » quand il s'agit de « right », de « law » ou de « tax » et ce principe concerne toutes les acceptions différentes qu'on trouve dans n'importe quel dictionnaire de langue. Pour le grec et le latin, on a forcément beaucoup d'emprunts et d'évolutions dans les langues modernes européennes.

Contre la décroissance, ne voilà-t-il pas que Tavoillot invente un conte pour enfants : « Il était une fois une jeune princesse appelée Callagathe. Son père, le roi Théophile... » (p. 38) pour condamner ceux qui ont « réinventé l'éthique de la peur, la décroissance et le principe de précaution, tandis qu'à l'extérieur de son monde de plus en plus étroit, le chaos s'installait partout » (p. 39). Ce qui est au moins autocontradictoire quand il s'agit de nous faire craindre l'effondrement de la civilisation.

L'originalité de Tavoillot est de remettre en question « ce que proposait Hans Jonas en parlant de 'l'heuristique de la peur' (ou comment la peur permet de comprendre) ; c'est ce qu'affirmait son collègue Günther Anders : 'N'aie pas peur d'avoir peur ; aie le courage d'avoir peur. Aie le courage de faire peur. Communique à tes voisins une peur égale à la tienne' » (p. 41). La tendance actuelle est plutôt de considérer Jonas et Anders comme des vaches sacrées de la philosophie contemporaine. Il est effectivement plus sain d'admettre la discussion. Mais la question ne me paraît pas celle de savoir s'il s'agit d'une idée éthique (p. 49) ni critiquer « la dissolution du point de vue moral dans le grand Tout » (p. 50). C'est vrai que la pensée écologique tient compte des interactions de l'homme avec la nature (dont il fait partie), et ce n'est pas en soi récusable.

La question ne me paraît pas être non plus de parler du « 'risque zéro', c'est-à-dire une prime à l'inaction » (p. 51) ou de dire qu'« en voulant empêcher l'apprenti sorcier, on risque fort d'éliminer la science et une bonne part de la technique humaine » (p. 52). L'élimination du risque est au contraire la conséquence d'une maîtrise bien plus développée des données techniques. Les accidents réels sont souvent dus à des négligences et on ne peut pas proposer d'être plus négligent par amour du progrès. On sait depuis Heidegger que les philosophes ne sont généralement pas compétents pour parler de la technique. Tavoillot s'en tire ici par un autre conte ironique sur l'invention du feu (p. 53). La seule réalité de son discours est logiciste : « le principe de précaution, tel qu'il est défini, est soit inutile, soit dangereux, ce qui est un comble » (p. 53) ou « l'inaction peut, elle aussi, être dangereuse » (p. 54). Ce qui ne justifie pas sa critique, mais la récuse : le principe à respecter est bien toujours la précaution.

Au mieux, l'intervention de Tavoillot est celle d'un communicant pour un banal politicien anti-écolo : « punir les pollueurs ou les faire payer, rien de plus normal ; mais il faut être attentif à respecter les libertés individuelles surtout quand on prétend, du haut d'un savoir toujours teinté de dogmatisme, 'changer les mentalités' et 'modifier les comportements'. Si elle n'est que punitive, l'écologie n'a aucun avenir… en démocratie en tout cas » (p. 56). Mais toute sa philosophie se révèle très verbale : « D'où la tentation de la décroissance. Mon objection principale à cette réponse n'est pas économique (elle replongerait l'humanité dans la misère), elle n'est même pas politique (il faudrait une dictature pour l'imposer), elle est philosophique : vouloir que l'homme redevienne petit, c'est nier l'humanité dans ce qui fait son essence : grandir » (p. 57). Est-ce qu'il croit vraiment avoir traité ces questions en disant : « grandir ce n'est pas faire n'importe quoi : cela s'appelle être adulte, et donc responsable » (p. 58) ? On voit bien qu'il joue simplement sur le mot croissance ? C'est une sorte de procédé comique digne de Raymond Devos.

Bioéthique artificielle

Tavoillot en remet une couche dans les références bibliques de sa philosophie laïque : « En créant l'homme, Dieu ne crée pas un être vivant ; il crée un être qui va bricoler le vivant, car l'humanité est vraiment née lorsqu'un humain a éprouvé le désir saugrenu d'améliorer l'humain : c'est-à-dire de s'augmenter » (p. 60). Bonne transition, comme on dit au journal télévisé, pour parler de l'« homme augmenté » et de bioéthique. Mais le traitement me paraît toujours aussi verbal : « Mais l'augmentation a une limite : le risque de perdre l'humain à trop vouloir le faire durer. Parce que les seules choses qui sont vraiment durables, justement, ce sont les choses… » (p. 61). Sur le fond, la question est la prétention éthique à aborder des questions insondables : « Nous sommes donc dans une situation scabreuse face à des technologies époustouflantes qui peuvent améliorer l'humain sans pourtant ni le sauver ni le condamner » (p. 66). Concrètement, ces questions relèvent le plus souvent de simples prothèses (lunettes, dentiers, jambes artificielles, mais aussi vêtement, chauffage, téléphone, moyens de transport, etc.). Les généralisations critiquables concernent surtout le discours marketing ou médiatique. Elles ne correspondent que trop aux généralités philosophiques.

La question de l'euthanasie est d'abord également traitée verbalement en parlant d'« un usage très fâcheux du terme dignité, suggérant qu'une personne très malade, très dépendante, peut-être inconsciente, serait devenue 'indigne'… » (p. 67). Tavoillot ne discute pas le mot sédation quand il est question de « 'laisser mourir', au moyen d'une sédation forte » (p. 68). La réalité du procédé de sédation est pourtant discutable. Sa « prudence » revient plutôt à justifier sa propre participation à la décision : « il n'y a pas et il n'y aura jamais de bonne décision en la matière, mais on peut éviter les pires. Et c'est ce à quoi servent, dans les hôpitaux, les comités d'éthique. Réunissant les professionnels de santé (médecins, infirmières, aides-soignants), des représentants des familles, des juristes, des philosophes, des associations, ils mettent en œuvre l'éthique de la discussion en tentant de produire un consensus » (p. 69). Tavoillot a été membre de comités d'éthique lui-même.

Ma position personnelle sur le sujet est qu'un comité n'est pas fondé à décider à la place de la personne concernée. S'il s'agit de distinctions théoriques, on constate sur ce cas concret que la prétendue « éthique de la discussion » correspond simplement à l'apologie des normes sociales existantes. C'est ce qu'on disait aussi du kantisme. Pour parler de l'IVG, ses adversaires sont priés par Tavoillot de se soumettre à la loi, qui impliquerait selon lui la gratuité de l'acte, bizarrement au nom de la distinction entre éthique et politique (p. 94). Quand la loi change, comme on vient de le voir aux États-Unis, ses partisans vont plutôt se faire avorter dans un autre État. Les convictions éthiques sont distinctes de la dictature de la majorité. J'ai l'impression sur ce point que la conception française dépend un peu trop de l'idée rousseauiste théorique de « volonté générale ».

Sur la question de l'intelligence artificielle, Tavoillot a eu l'occasion d'en parler avec le « philosophe américain John Searle [...] qui, le premier, avait posé une différence entre une IA faible et une IA forte » (p. 72). J'ai personnellement discuté les opinions de Searle dans mon livre Philosophie contre Intelligence artificielle. Tavoillot reprend d'ailleurs ici les arguments de Searle ou de Dreyfus sur les ambiguïtés syntaxiques comme limites de la machine (p. 74). Mais lui ne s'oppose pas à l'idée d'intelligence artificielle. Il note plus justement que « l'émotion (pitié, peur, affection, désir…) est plutôt un obstacle au calcul » (p. 75) contre ceux qui envisagent la simulation neuronale comme solution pour la machine. Ce n'est donc pas la peine de refaire un conte pour enfants sur une IA émotive (p. 76) ni de revenir à une absolutisation de l'humain : « beaucoup d'amour pour faire marcher le cerveau d'un bébé, une IA forte serait tellement vorace qu'on peut douter qu'une planète, voire une galaxie, suffise à la rassasier » (p. 77). Ce qui relève moins « d'un débat métaphysique » (p. 76), mais plutôt de la théologie.

De l'IA, Tavoillot craint surtout les problèmes techniques plus réalistes et une forme de technocratie. Mais quand il demande : « Est-ce que, à force de lui déléguer les décisions que je dois prendre, je ne vais pas finir par renoncer à ma liberté de décider » (p. 78), il ne semble pas voir la similitude avec les interactions sociales et les comités d'éthique. Quoi qu'il en soit, il ne veut pas se déjuger : « personnellement, pour rien au monde je ne renoncerai aux réalisations extraordinaires de l'IA pour des fantasmes vendus par les professionnels du cauchemar. Là non plus, la peur ne doit pas gagner. L'IA, c'est d'abord de l'intelligence humaine augmentée » (p. 81). On peut le lui accorder dans la majorité des cas.

Pathocentrisme

Toujours contre les excès du militantisme, dans un autre conte, Tavoillot pousse à la limite le raisonnement de la lutte « contre la souffrance quelle qu'elle soit, physique ou psychique, humaine ou animale » (p. 85) et il l'étend très logiquement à celle des plantes ou des rochers. Il faut reconnaître là le procédé philosophique de généralisation et de surenchère jusqu'à l'absurde qui impressionne toujours les étudiants en philosophie. J'ai déjà eu l'occasion d'écrire que tout le monde sait, depuis le film de Peter Weir, Le cercle des poètes disparus (1989), que les cours de philo poussent au suicide les étudiants qui les prennent un peu trop au sérieux. Pas la peine de se demander d'où vient l'extrémisme quand on est philosophe. Au moins les Américains ont la réplique (humoristique) « j'ai créé un monstre ! » Les profs de philo français ne savent pas reconnaître le produit de leur activité et réclament l'impunité. La bonne méthode de traitement des questions sociales est la pondération sociologique qui permet de quantifier et de relativiser. Contrairement à cette science sociale tranquille, la solution de Tavoillot aux problèmes de société est plutôt sadienne ou doloriste : « sans injustice, la vie n'a aucune saveur » (p. 87). Toujours des généralisations. Le stoïcisme fait de nécessité vertu.

Quoique... Pour s'interroger sur « autrui », la référence évangélique (Luc, 10/25-37) qui suit, « aime ton prochain comme toi-même » (p. 88), vise ici à considérer plutôt que « charité bien ordonnée commence par soi-même » (« et finit comme elle a commencé », dit l'humoriste). On a déjà vu que Tavoillot plaidait pour sa paroisse. Il vise ici à défendre la civilisation occidentale qu'il juge accablée de tous les reproches, alors que « dans toutes les autres civilisations, y compris les plus grandes, la qualité 'd'autrui', la dignité d'être moral de plein exercice, est réservée à une infime minorité : au cercle étroit de la famille, du village, de la tribu. [...] En revanche, ce qui distingue [la civilisation occidentale] dans l'histoire de l'humanité est qu'elle est la seule à avoir inventé l'antisexisme, l'antiracisme, l'anti-impérialisme et promulgué l'abolition de l'esclavage » (pp. 89-90). Outre qu'il ne faut pas confondre la pub et la réalité, ce sont seulement certaines personnes qui ont réalisé, très imparfaitement, ces avancées que Tavoillot semble d'ailleurs leur contester sur le mode sarkozyste (« l'écologie, ça commence à bien faire ») assez répandu un peu partout.

On peut reprocher à ce genre de vantardise ethnocentrique de risquer de créditer les sexistes, racistes, impérialistes, esclavagistes des luttes des féministes, antiracistes, anticolonialistes, abolitionnistes, et laisser dire les premiers que les seconds exagèrent. La sociologie empirique peut constater l'expansion du phénomène. Avoir une démarche « critique » devrait permettre de noter que c'est grosso modo (je pondère) le propos de ce livre même.

La question se pose aussi de savoir si cette prétention au monopole de la vertu est vraiment justifiée. Déjà, l'absence de réalisation achevée des principes renvoie aux limites verbales de la philosophie. Elle a tendance à croire que les mots ou les intentions suffisent. C'est le biais du critère kantien. La réalité est aussi que Tavoillot ne connaît pas vraiment les autres civilisations. Il paraît qu'une sorte de déclaration d'égalité aurait existé en Afrique - avant la colonisation par la civilisation à l'abolitionnisme postérieur. Je n'en sais pas plus moi-même. Ce n'est pas une course de vitesse de toute façon, si on considère la situation actuelle un peu partout. Je ne dirais pas qu'elle se dégrade, mais qu'on avait un peu trop tendance à croire « que c'était arrivé », à partir de l'autopersuasion occidentaliste de la fin de l'histoire.

Parasitisme scientifique

Quand elle ne parle pas d'actualité, en prétendant définir la norme éthique, la philosophie parasite les sciences de son temps pour prétendre en donner la synthèse. D'où le risque de sokalisme. Au mieux, c'est effectivement le devoir de l'« honnête homme » cultivé de l'ancien temps qui correspond aujourd'hui au citoyen informé. Kant pourrait dire que l'homme est sorti de sa minorité. À charge au philosophe de l'enregistrer. Mais c'est difficile de sortir de la position surplombante de directeur de conscience.

Tavoillot traite de la question psychologique, de l'enfant en particulier. Quoique le recours récurrent reste plutôt l'âme de la théologie antique : « saint- Thomas [...] estime que, avant de parvenir à sa forme définitive, l'âme de l'embryon doit passer par différentes étapes : végétative puis sensitive, enfin intellective ou humaine, qui est la 'fin ultime de toute la génération » (p. 92). Sur cette question, le livre de Carl Zimmer, Et l'âme devint chair : Aux origines de la neurologie (2004) remet un peu les pendules à l'heure sur la question de l'âme. Les anciens prétendus philosophes sont plutôt des médecins qui ne savent pas où la placer.

On a droit à Lucrèce, pour aboutir à : « la vérité profonde : désirer un enfant, ce n'est pas vouloir une poupée, c'est désirer exercer une responsabilité. [...] Voilà donc comment commence un autrui : il commence quand il se trouve quelqu'un pour s'en sentir responsable » (p. 94). Cela relève du tour de passe-passe. Surgit-il le problème d'à qui appartient l'enfant et la réponse qu'il s'appartient à lui-même : « Sauf qu'on voit très vite qu'un enfant qui s'appartient à lui-même est l'exacte définition d'un « enfant abandonné', dont personne ne s'occupe » (p. 95). Pfff ! Non, mais franchement... Et c'est pas fini. Abracadabra ! « Un enfant appartient à l'adulte qu'il sera plus tard » (p. 95). C'est juste un festival de solutions verbales aux questions insondables. Il faut plutôt considérer la philosophie comme une production de mythes explicatifs, d'où les fables, pour finir par présenter une leçon de morale sur un autre sujet la plupart du temps. Au fond, cela révèle qu'avant d'être des professeurs salariés de l'État, depuis Hegel, les philosophes n'étaient que les amuseurs de leurs mécènes. On pense au personnage joué par Bernard Giraudeau dans le film Ridicule (1996) de Patrice Leconte.

Cherchons la petite bête

Tavoillot présente ensuite le débat sur l'animalisme en termes de confrontation scolastique. C'est assez lucide quant à la forme que prennent ces polémiques. Outre sa réserve des nuisibles et celle de la misanthropie des militants, Tavoillot mentionne un point qu'il aurait dû approfondir : « ce paradoxe : plus le monde des bêtes nous devient étranger, plus se développe l'aspiration à les intégrer au monde éthique et à la sphère des droits » (p. 101). Ce n'est pas un paradoxe, c'est la cause de l'idéologie animaliste. Le biais philosophique de Tavoillot est de tout réduire au logicisme ontologique ou simplement verbal. La réalité est banalement sociologique. L'enfermement des animaux dans des élevages en batteries (comme les mourants à l'hôpital) a fait perdre la présence de la mort dans le quotidien. Spécialement pour les écolos, être proche de la nature et des traditions voudrait qu'on tue soi-même le cochon, les poules et les lapins. C'est le faire faire par d'autres qui en a fait perdre l'habitude au point de considérer cet acte comme contraire à la nature et considérer les animaux seulement comme des animaux de compagnie. Les dessins animés avec des dinosaures et autres requins gentils ont fait le reste.

Cette dérive n'est pas plus sérieuse que le traitement philosophique qui se réduit à tenter de justifier sa propre opinion pour Tavoillot. Ce n'est pas la peine non plus de ressasser le vieux truc de la recherche de la différence entre l'humain et l'animal. Surtout pour croire conclure avec : « l'homme est le seul animal qui se pose la question de savoir ce qui le distingue de l'animal » (p. 103). La philosophie est une machine à produire des boutades. Dans mon livre sur l'intelligence artificielle, j'avais envisagé le principe d'un programme qui imiterait les procédés stéréotypés utilisés par les quatre livres que je critiquais.

L'alternative de Tavoillot, qui n'a pas dû se convaincre lui-même (ou veut trop en faire) est d'utiliser les connaissances éthologiques, comme les travaux de Frans de Waal (p. 104) pour envisager, puis contester, un altruisme animal. La difficulté est bien l'interprétation de l'altruisme humain lui-même : « Kant disait qu''il se pourrait qu'aucune action morale n'ait jamais été commise. Parce qu'aucune action humaine réellement désintéressée n'a peut-être existé' » (p. 106). Mais c'est encore un truc logiciste du XVIIIe siècle, fondant l'utilitarisme libéral et l'antimoralisme nietzschéen. Au final, ça permet simplement à Tavoillot de récuser les observations de la science éthologique par un magistral : « Bref, on projette sur ces actes des intentions pures qui n'y sont pas » (p. 107) parce que « l'animal reste toujours dans un 'mode-Je', il n'accède pas au 'mode-Nous', la dimension d'un 'but collectif' lui échappe » (p. 108). Notons que ça ne récuse pourtant pas l'objection kantienne. La fameuse expérience du système expert ELIZA de Weizenbaum montrait bien qu'on projette une intention à l'ordinateur (comme on la projette aussi à des humains). C'est le principe du test de Turing de considérer qu'on a obtenu une IA quand on ne peut pas distinguer entre les réponses des humains et des programmes. Et justement, c'est beaucoup plus facile qu'on le pense précisément à cause de ce principe de projection.

Mais bizarrement, la différence éthique de l'humain est considérée par Tavoillot comme fondée sur la capacité sociale de lire les intentions de ses semblables. Notons qu'il venait de dire : « quelle est la différence entre l'homme et l'animal ? Si c'est l'intelligence : que faire des cons ? Si c'est la parole : que faire des muets ? » (p. 103). Il fait donc l'impasse sur les autistes en ce qui concerne le déchiffrage des intentions. Cet « intentionnalisme » est sans doute dû à l'influence de Searle. J'en avais montré les limites. Mais plus précisément, Tavoillot considère que l'éthique est la faculté « de quêter [l']assentiment, de repérer [la] désapprobation… autant de démarches absentes, selon Tomasello, dans le monde sauvage » (p. 108). Et l'éthique serait même dans « le désir de plaire » (p. 109) ou la « crainte d'une punition sociale, le sentiment de honte, le souci de comprendre l'autre et de se faire comprendre de l'autre » (idem). Je considérerais plutôt que c'est le propre du conformisme que de l'éthique. Tavoillot distingue mal les catégories. Ce n'est pas de justice qu'il est question. C'est de la norme.

Mais cela ne l'empêche pas de trancher en accordant généreusement sa largesse du haut de l'ontologie : « ces espèces doivent être protégées non seulement parce qu'elles sont menacées, mais parce qu'elles frisent la morale » (p. 109). On imagine que, par le passé, il aurait aussi accordé une sorte de début d'âme aux femmes. On frise le laxisme.

Robots tueurs

L'intelligence artificielle est une autre question à la mode, « Autrui peut-il être un robot ? » (p. 111), sur laquelle Tavoillot croit bon de donner une opinion qu'il juge philosophique. J'ai eu l'occasion de montrer que la philosophie n'était pas très compétente sur le sujet. Tavoillot actualise simplement le sujet avec les évolutions plus récentes, quoiqu'essentiellement médiatiques, comme la série télé suédoise Real Human (2012-2014). Il a raison de dire que « la série se contente de reproduire ingénieusement des scénarios bien connus : ségrégation, 'grand remplacement', lutte de libération, résistance, suprémacisme, racisme… » (p. 112). J'ai souvent remarqué que la science-fiction avait tendance à projeter dans l'avenir des problématiques du passé. C'est à croire que ce genre littéraire considère que l'humain et sa morale n'évoluent pas beaucoup. Ou est-ce un emprunt de l'éternel retour des philosophes ? Outre le manque d'imagination, sous forme éventuelle de remake de classiques, on peut plutôt penser que la SF opère une transposition dans l'avenir de réflexions sur des questions contemporaines. Dans sa rivalité avec la sociologie, Wolf Lepenies parlait aussi de la littérature comme un moyen de contourner la censure, selon les époques, pour traiter des questions sociales ou intimes.

Effectivement, la figure du robot est celle d'un modèle des comportements humains. L'idée d'une intelligence artificielle forte est celle où le résultat serait parfaitement conforme au modèle. Mais il n'y a pas de raisons de s'y limiter. Le principe du robot est plutôt celui du spécialiste omniscient, d'autant qu'il peut charger des programmes sur n'importe quelle compétence. C'est inversement un peu factice de dénigrer les échecs connus (traduction médiocre, chatbot raciste de Microsoft, etc.). J'ai eu l'occasion de dire que chaque réussite partielle est précisément ce qu'on attend d'une science. On ne reproche pas à la recherche médicale ou pharmaceutique de ne pas trouver la panacée (on est tenté d'ajouter « universelle » par pléonasme, puisqu'il s'agit de philo).

Notons que Tavoillot envisage une « une des failles possibles des belles lois d'Asimov », qui programment le robot à obéir aux humains, ne pas leur nuire et ne pas laisser leur nuire. Il imagine une guerre où, «obligés d'agir, les robots des deux nations se retournent contre leurs généralissimes respectifs et les mettent hors d'état de nuire (sans pour autant leur faire de mal). D'où cette bonne et cette mauvaise nouvelle. La bonne : c'est la paix ; la mauvaise : les robots ont pris le contrôle des humains… pour leur bien » (p. 113). Outre que la saga d'Asimov commence déjà par cette situation de contrôle par les robots (qu'on découvre à la fin du premier opus), la guerre imaginée est aussi l'intrigue plus spécifique du film Colossus : The Forbin Project (Le Cerveau d'acier, 1970). Mais c'est beaucoup plus répressif que prévu.

La question morale (relation à autrui) concerne plutôt la sociologie que la philosophie. L'inconvénient de la réflexion philosophique est bien une forme de moralisme (que la philosophie fait semblant de s'interdire depuis Nietzsche), précisément pour des raisons normatives affirmées ou résiduelles (dont l'interdit nietzschéen est un exemple). Concrètement, différentes règles ont été théorisées par les différentes philosophies au cours de l'histoire et certains individus s'y conforment ou y correspondent mieux que d'autres. L'idéal n'est jamais réalisé. La référence biblique canonique des dix commandements, par exemple, signifie exactement que les humains des temps bibliques ne les respectaient pas. C'est ce que le recours à la Bible aurait dû énoncer explicitement. Il faut intégrer ce qu'on appelle la « critique biblique », qui établit le texte en le confrontant entre autres aux réalités archéologiques. La prétention de Tavoillot à une « critique philosophique » se réduit plutôt à une apologétique religieuse. On peut comprendre le mécanisme si on se souvient que la tradition scolastique médiévale considérait que la philosophie était servante de la théologie. Cela se dit « ancillaire » dans le jargon. Il faut savoir que la philosophie plus récente considère orgueilleusement que la science joue le même rôle ancillaire à l'égard de la philosophie. C'est un peu ridicule.

Tavoillot s'intéresse aussi à la question des guerres et des armes contemporaines comme les « robots tueurs » et se montre fidèle à son optimisme scientiste. Outre sa reprise du discours actuel sur la diminution de l'importance des guerres (p. 116), ce qui peut paraître relatif, il déclare par exemple que « l'expression même de 'robot tueur' est fallacieuse, car l'intention n'appartient jamais à la machine, mais à l'humain » (p. 117). Ce n'est pas forcément une garantie. Mais surtout, hors de ce traitement purement verbal, « robot tueur » ne parle pas de l'intention du robot, mais de son action, ou spécifiquement du fait qu'elle est autonome. J'ai eu l'occasion de rappeler, à propos du livre de Marie-des-Neiges Ruffo sur le sujet, que les mines antipersonnel ont le même effet. Ma réserve personnelle était au contraire que des armes réellement autonomes pourraient aussi désobéir, contrairement à ce que dit souhaiter la hiérarchie militaire dans le livre en question. Si le robot n'est pas réellement autonome, il ne s'agit pas vraiment d'intelligence artificielle.

De même, le fameux dilemme moral du tramway fou, où il est question de choisir les victimes en manipulant un aiguillage, me paraît en l'état relever des films hollywoodiens d'action sur le mode Bruce Willis. On imagine aussi le procès qui s'ensuivrait. Aux États-Unis, il vaut mieux se limiter à « Mind your own business! » Le cas des voitures autonomes est effectivement plus concret, mais reste encore expérimental. Notons, pour ceux qui envisagent le même dilemme en sacrifiant le conducteur, que ce n'est pas très recevable. Quel constructeur pourrait vendre une voiture qui serait programmée pour tuer son conducteur pour sauver d'autres personnes ? Autres procès en perspective. D'ailleurs, il serait préférable que les programmeurs ne soient pas des animalistes, sinon ce serait l'hécatombe pour protéger les porcs-épics.

Fourre-tout médiatique

Justement, Tavoillot évoque les droits à accorder à la nature. L'idée mentionnée par Michel Serres dans Le Contrat naturel (p. 120) a aussi été reprise par Bruno Latour. Mais s'agit-il de droits de la nature elle-même ? D'autant que l'homme fait partie de la nature et son usage et ses abus peuvent être considérés comme des « droits naturels » dans la lignée du droit romain « d'user et d'abuser ». La nature ne se limite pas elle-même. Le fameux « équilibre naturel » est plutôt une concurrence de déséquilibres sans garantie de résultats. Les problèmes écologiques actuels sont les conséquences de l'absence de précautions, que Tavoillot revendiquait. Il faut mentionner que l'explosion démographique humaine au cours des deux derniers siècles est l'application de cette particularité biologique générale d'absence de limite. On remarque l'absence de la référence biblique « Croissez et multipliez ! »

Cela ne veut pas dire pour autant que la deep ecology « annihile les droits de l'homme » (p. 121). C'est juste un jeu sur les mots. On pourrait plutôt parler de misanthropie. L'hypothèse Gaïa (p. 121) d'une Terre vivante, forgée en 1970 par James Lovelock (1919-2022), me paraît être plutôt, dans son usage médiatique, une variation new age, sur le mode de la « Terre mère/Pachamama » des pays andins. Les droits humains relèvent bien de l'éthique, mais Gaïa concerne les interactions avec la biosphère, ce qui est plutôt banal. Sur le plan d'une conscience animiste, Gaïa serait une généralisation à tout le vivant de l'ancienne idée de noosphère (1920) de Vernadsky et Teilhard de Chardin. Elle prenait en compte le fait que l'homme appartient à la nature, en considérant qu'une sorte de conscience globale de l'humanité est l'aboutissement évolutif de la vie. Il ne s'agit pas à proprement parler d'éthique, car le darwinisme de l'époque était très sélectif. L'anthropocène de Joseph Crutzen (1933-2021) en 1995 correspond simplement au développement industriel (étendu éventuellement au néolithique). Ce néologisme correspond à une idée qui était très courante dans le milieu écologique bien avant cette date. J'avais eu l'occasion, vers 1985, de dire à ma professeur de sociologie de l'époque, Mme Groshens, que la période actuelle était une sorte de nouvelle ère géologique, ce qui l'avait fait sourire.

Le lien avec la question du terrorisme islamique qui suit chez Tavoillot n'est pas évident. C'est factice de dire : « de cette déesse mère à Dieu le père, il n'y a qu'un pas » (p. 122) pour passer au blasphème. Cela relève surtout du commentaire de l'actualité ou des médias par un prof de philo qui passe du coq à l'âne. C'est précisément ce genre de principe qui a causé la mort de Samuel Paty le 16 octobre 2020, prof d'histoire dans son cas. Les professeurs ne doivent pas croire qu'ils sont capables de traiter les questions sociales de leur temps. Normalement, leur formation leur permet de parler des questions déjà résolues par d'autres. Le livre de Tavoillot repose sur cette erreur. Il concerne en fait sa version personnelle de la pratique ancienne des leçons de morale. Ne pas en être conscient ou le cacher commence mal quand on prétend se livrer à une sorte de parodie de dialogue socratique.

Tavoillot nous dit, à propos de l'attentat contre Charlie, que « le blasphème est peut-être un péché, une faute morale ou une impolitesse, mais il n'est pas, dans un État laïque, un délit. Car une offense n'est pas un préjudice » (p. 123). Ce dernier point est juridiquement discutable. C'est un peu décevant de dire que « le désagrément, la contrariété, l'agacement, la colère éprouvée, le sentiment d'humiliation sont comme les voisins : il faut bien vivre avec » (idem). Les distinctions philosophiques, quoique pertinentes, n'aboutissent finalement qu'à un fatalisme. L'histoire de la philosophie peut le renvoyer au stoïcisme. Il en est resté une sorte de résignation chrétienne (on dit résilience aujourd'hui). Elle se manifeste chez Tavoillot qui ajoute : « même l'Évangile nous demande de les pardonner » (p. 123). C'est très maladroit. Dans un « État laïque », on n'invoque pas l'Évangile, surtout en parlant des musulmans qui appliquent plutôt la loi du talion, comme les juifs.

Je ne suis pas sûr non plus qu'on puisse dire qu'« offense, outrage, préjudice : tous ces termes, pourtant clairs, sont aujourd'hui constamment confondus » (p. 124). C'est au moins un continuum. Ces distinctions sont juste un moyen pour légitimer l'idée qu'« à la moindre contradiction, chacun tend à se sentir offensé et, comme c'est désagréable, y voit un préjudice qui nuit gravement. [...] Voulons-nous vraiment vivre dans un univers cocon, save space, d'où toute forme d'injure, de mépris, de désaccord… serait exclue » (idem). Toujours le même argument d'une sorte d'irresponsabilité qui s'étonne des conséquences. Il faudrait plutôt considérer justement que ce qui arrive de désagréable est le produit d'une mauvaise appréciation de la réalité. Il ne faut pas croire qu'il suffit de créer des idées nouvelles pour qu'elles soient instantanément réalisées sur toute la planète (ni localement d'ailleurs). La question n'est pas que la morale concerne seulement les humains et non les animaux, les plantes, les robots, les idées, la Terre ou Dieu (p. 124). La morale, ce sont les normes sociales qui sont toujours locales ou relatives. Les philosophes ont tort de prétendre définir une morale universelle a priori. Au mieux, Tavoillot parle du progrès des idées qui se diffusent lentement.

De même, il est assez mal venu de parler du complotisme en disant que le « désarroi est pour beaucoup dans le succès de deux schémas d'explication globale : le complot et la guerre. Grâce à eux, sans effort et à moindre coût, on peut expliquer… TOUT » (p. 126). On constate au contraire ici que c'est bien la philosophie qui prétend parler de tout. Il faut qu'elle envisage les conséquences de l'enseignement qu'elle donne. Surtout si c'est pour conclure en justifiant les inégalités et la croissance pour s'opposer aux militants, accusés d'exacerber les antagonismes (guerre de classe, des sexes, des races, des générations). Il ne faut pas s'étonner qu'ils n'apprécient pas. D'autant que Tavoillot commet quelques maladresses avec son ironie d'esprit fort : « les méchants sont les racistes et les gentils, les antiracistes » (p. 132). C'est pas ça ?

Tavoillot reproduit simplement des positions polémiques mal assimilées en croyant apporter des réponses : « ce qui rend la croissance si nécessaire, et la décroissance si périlleuse. Car loin de favoriser la justice, la sobre frugalité - tant louée de nos jours - ne ferait qu'augmenter les raretés et ipso facto les conflits » (p. 128). Cette analyse est toujours aussi verbale et biaisée. La sobriété n'est pas celle de la production mais celle de la consommation.

Il faut bien comprendre cette question de la décroissance. Puisque les intellectuels aiment bien parler des mots, ils devraient considérer que celui de sobriété, devenu à la mode pour l'écologie, relevait initialement surtout du contexte de la lutte antialcoolique. Il peut s'agir de réduire sa consommation personnelle ou d'arrêter complètement, pour des raisons de santé ou de tenue (« Tu t'es vu quand t'as bu ? » disait la pub institutionnelle). Dans les deux cas, il y aura bien un effet de réduction de la production. On connaît aussi le cas des industriels du tabac qui ont corrompu les scientifiques pour dissimuler ou bidonner les études de dangerosité, s'il est aussi question de principe de précaution. La question n'est pas de boire ou fumer plus pour préserver l'emploi ou faire marcher le commerce. Il en est de même pour l'obésité et d'autres problèmes parfaitement identifiés. L'idéal invoqué est bien de ne pas boire et de ne pas fumer ou au moins de boire et de fumer peu et d'être en bonne santé. Cela rejoint d'ailleurs l'idéal de mesure de la philosophie antique.

Le but n'est explicitement pas de consommer plus pour satisfaire ceux qui se targuent d'être pro-business en se croyant plus pragmatiques ou productifs. Contrairement à ce qu'ils prétendent, même si le but de toute entreprise est de faire du bénéfice, ce n'est pas de vendre pour vendre. Le principe de réalité est de satisfaire le client, pas le vendeur. Ce qui sert simplement de repoussoir est l'attitude dogmatique de certains écolos dont l'idéal de privation pour sauver la planète correspond en fait à celui de l'anorexique. En cette année 2022, les rationalisations de ce genre conduisent aussi à faire de nécessité vertu quand une crise de l'énergie devient écoresponsable en soutien à l'Ukraine. Les philosophes sont les fournisseurs de la propagande politicienne.

En fait, Tavoillot se sent visé par l'expression « vieux mâle blanc bourgeois » et il plaisante : « À toi de voir, cher lecteur, si c'est seulement pour cette raison que je les dénonce » (p. 138). Cela relève du contre-feu. Il devrait plutôt fonder l'ensemble des analyses de ces phénomènes sur ce qu'il venait de dire : « tout cela relève de l'écume du réel, dicté par des schémas simplistes » (p. 136). Tavoillot devrait prendre en compte le défaut des hyperboles militantes au lieu de tout prendre au mot. Comme ce n'est pas le cas, on reste dans la rhétorique médiatique tant pour son propre discours que celui de ses cibles. La prétention réciproque à une légitimité scientifique ou culturelle correspond simplement à la hausse du niveau éducatif. La propagande politique consiste à sélectionner ceux qui font semblant de croire aux éléments de langage.

Tavoillot s'emberlificote dans son moralisme antimoraliste. Il récupère « le fameux dicton indien, [...] 'Nous n'héritons pas de la terre de nos ancêtres ; nous l'empruntons à nos enfants' » (p. 139). Pour revenir au principe de responsabilité décrié au début : « C'est cette responsabilité de nos actes pour les générations futures qui doit guider notre action plus que la justice ou la culpabilité » (p. 140). Il prétend que ce qu'il dit n'est pas de la morale, mais ça en est quand même. C'est le problème de la morale. On n'en sort pas.

Tavoillot conclut sur le drame des dirigeants contemporains sous le jugement permanent du public (p. 146) et nous fait une leçon de morale paradoxale contre la « moralisation de la vie publique » (p. 148) parce qu'il considère verbalement que cela ne concerne pas la politique. Ce qui me paraît confondre la vie du public et les pratiques des politiciens. Tavoillot va même récupérer la libérale Ayn Rand, avec son livre The Fountainhead (1943), pour qui les « capitalistes sont en vérité [...] ceux qui portent le monde sur leurs épaules » (p. 147). Il aurait pu tout aussi bien consulter le philosophe José Ortega y Gasset qui disait quelque chose du même genre dans La Révolte des masses (1929). J'avais noté que ce devait déjà être un truc de professeur bousculé dans ses prétentions à détenir une autorité, réduite d'ailleurs à se revendiquer de principes aristocratiques.

Tavoillot devrait penser les pratiques démocratiques pour elles-mêmes, autrement qu'avec des références mythologiques sous les auspices de Rousseau : « s'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement » (p. 149). Il devrait aussi essayer d'éviter les mauvais jeux de mots à propos de la transparence de la vie publique : « transparents et surtout sans conflits d'intérêts. Mais à force de désirer la transparence, on atteindra l'évanescence ; et à force de lutter contre les conflits d'intérêts, on finira par obtenir des personnalités politiques… sans aucun intérêt » (p. 149). C'est un peu lassant.

Comme Ortega y Gasset, dans sa critique des « réseaux sociaux [qui] ont remplacé la table dominicale », on se dit que Tavoillot revendique un monopole du philosophe : « chacun a en stock son petit lot d'informations d'expert en herbe (plus ou moins vraies et plus ou moins complètes) » (p. 150). Et il fait semblant de s'étonner : « D'où vient alors le goût du clash dans le monde pourtant pacifié de la démocratie publique » (idem). Comme si c'était une nouveauté ! On connaît le célèbre dessin à propos de l'affaire Dreyfus : « ils en ont parlé » .

La fausse modestie n'y change rien : « je n'échappe pas à cette règle (et comme toi, cher lecteur, je participe à cet immense champ de bataille) [comme on peut le constater immédiatement :] même si je pense que, sur chacun de ces sujets, il reste possible d'accéder à une opinion robuste, plausible, raisonnable, et - osons le gros mot - juste » (p. 150). On voit ici que ce qui s'intitule philosophie réside surtout dans une tentative de donner une autorité à son opinion personnelle. L'histoire de la discipline devrait reconnaître que la démocratie est bien dans l'affrontement des citoyens réunis en assemblée en Grèce. La seule différence étant que tous les citoyens ont droit à la parole aujourd'hui. C'est de cela qu'il devrait s'agir, non ? Ou faut-il que les citoyens actifs soient seulement ceux « informés » par les philosophes, voire, semble-t-il ici, les seuls philosophes. C'est une mauvaise habitude empruntée à Platon. On peut aussi noter que leurs enseignements dans les lycées et les universités ne semblent pas non plus être suffisants pour faire reconnaître le droit à la parole aux citoyens. Il me semble qu'il s'agit là du biais professoral de traiter des adultes libres comme un public captif d'enfants.

Anecdote personnelle : un ami instituteur, le futur écrivain régional nîmois Michel Mathes, alias Michel Falguières (1949-2018), dans les années 1970, parlait de la nécessité de former des militants. Comme il ajoutait : « Et qui dit formation... », je l'interrompis par : « dit déformation ! » Souvenir d'un passé libertaire commun.

En fait, tout le livre de Tavoillot repose sur l'analyse politique contemporaine contradictoire qui provoque précisément la situation qu'il déplore. Les confrontations stériles qu'il critique correspondent à l'état social insatisfaisant. Accuser ses adversaires de l'idée que « grâce au clivage, le monde redevient enfin clair » (p. 151) devrait le renvoyer normalement à ses distinctions philosophiques, plus verbales que conceptuelles d'ailleurs. Tavoillot croit bon de condamner les groupes affinitaires ou communautaires selon le cliché médiatique actuel (idem). Croirait-il vraiment au caractère fusionnel global de la volonté générale de Rousseau ? J'ai noté ailleurs qu'il existe actuellement une conception erronée selon laquelle une loi emporterait magiquement l'adhésion immédiate de ses opposants. Au contraire, les minorités ne changent pas d'avis instantanément dès qu'une loi et votée. Elles essaient plutôt de reprendre la majorité pour revenir en arrière. La réalité est que le consensus est une illusion. On disait jadis des trotskistes qu'ils scissionnaient dès qu'ils étaient plus de deux.

Tout se résume au final à un plaidoyer pro domo contradictoire de philosophes : « C'est là le point de clivage ultime et sérieux ; il se situe entre ceux qui se prétendent salvator mundi (sauveur du monde) et ceux qui, plus modestement, ne cherchent qu'à le penser » (p. 153). Outre qu'on reste bien dans les clivages, la distinction philosophie scolaire classique distingue pourtant bien la connaissance et l'action. D'autant qu'incompréhensiblement, Tavoillot revendique bien la conflictualité : « Il nous 'suffit' de retrouver le goût du désaccord, la saveur de la complexité et le plaisir des petits pas. Plus facile à dire qu'à faire ? Voire ! C'est possible grâce à une simple hygiène de pensée » (p. 153). Le salvator mundi est donc le philosophe avec sa méthode éprouvée : « dans la Sorbonne médiévale, pour les examens, on pratiquait la disputatio, une joute oratoire où chaque candidat devait défendre une thèse imposée. Cet exercice forçait à trouver de bonnes raisons de plaider à rebours de ses idées » (p. 153). Remarquons que nous n'avons pas eu droit dans ce livre à cette bonne pratique. La vraie réserve est que la réalité médiévale était différente ou ne tenait pas non plus ses promesses. On peut consulter L'Éloge de la folie (1508) d'Érasme pour s'en convaincre. Qu'il s'agisse des dialecticiens qui « se disputent et se querellent avec opiniâtreté pour les choses les plus vaines et les plus ridicules » (Érasme, p. 115) ou des philosophes : « ces sages qui se croient autant de petits dieux, l'amitié ne les unit presque jamais » (Érasme, p. 41). Le résultat fut la création de l'inquisition (du latin inquisitio, signifiant enquête, recherche) en 1184.

La conclusion de Tavoillot semble d'ailleurs revenir un peu en arrière à la question de la genèse de la morale dans une sorte de mythe explicatif avec Kant, pour qui : « 'l'histoire de la nature commence par le Bien, car elle est l'œuvre de Dieu ; l'histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l'œuvre de l'homme'. Mais Kant, qui est un humaniste, ne voit pas cette 'chute' comme une déchéance. Pour lui, au contraire, c'est la liberté, condition de la moralité, qui fait la grandeur de l'homme. L'homme émerge en se révoltant contre l'instinct, 'cette voix de Dieu' » (p. 154). Opposé à un autre mythe explicatif : « On peut donner une tout autre version de cette belle genèse, qui partirait non d'en haut (de Dieu), mais d'en bas (de l'animal). Il n'est plus ici question de liberté, mais d'évolution et de biologie. [...] La moralité n'est donc pas une guerre de la raison contre les passions, mais un combat des passions entre elles. Ce qui fait dire à Hume : 'La raison est et elle ne peut qu'être l'esclave des passions' » (p. 156).

Cette conclusion tourne au catalogue. On avait eu même droit au truc bateau selon lequel « l'individualisme détruit beaucoup de sociabilités traditionnelles » (p. 151), risible ignorance récurrente de l'origine réactionnaire de la critique de l'individualisme. Tavoillot dira plus loin : « Parmi les mots les plus détestés de l'époque : individualisme et libéralisme » (p. 160). Le livre n'est pas vraiment dans l'analyse, mais plutôt dans le ressenti, celui de l'auteur ou celui qu'il croit percevoir chez les autres : « Si on se sent impuissant, c'est que la démocratie nous a tant promis ! Elle nous a promis que le peuple serait maître de son destin, que les individus seraient égaux en dignité. Nous sommes déçus, car nous constatons tous les jours exactement le contraire : dépossession et mépris » (p. 152). L'analyse historique correcte est que la démocratie n'est pas pacifiée. L'espace pacifié est l'espace hiérarchisé, comme l'étaient les sociétés traditionnelles ou l'idéal fasciste. C'est l'égalité démocratique qui crée l'affrontement pour les places les plus chères. Le rang de personne n'est garanti. Ceux qui ont une demande d'autorité et d'ordre sont ceux qui ont la volonté de maintenir certains à un rang inférieur au leur. Ils oublient aussi que leur statut personnel serait généralement inférieur dans l'ordre ancien.

C'est ce qui explique que les philosophes sont généralement des idéologues de l'ordre ancien contredit par une adaptation progressive aux nouvelles formes sociales apparues chez les auteurs des époques successives. Tavoillot récupère ainsi L'Essai sur le don (1924) de Marcel Mauss, pour essayer de donner un fondement au lien social : « je donne pour recevoir et je reçois pour donner, car, en donnant, j'oblige. Et cette obligation tisse un lien social, subtilement codifié, mais puissant et fort. Le don est là l'outil de l'intégration sociale » (p. 161). Il devrait plutôt considérer qu'il s'agit de la conséquence de l'échange non monétaire dans les sociétés primitives. On peut observer à l'œuvre le détournement moraliste de connaissances sociologiques. C'est une façon régressive assez courante de s'approprier ce qu'on ne comprend pas.

Et Tavoillot clôt le monologue présenté comme une discussion par le rappel des vertus cardinales : « ce sont le courage, la tempérance, la justice, la sagesse » (p. 162), toujours justifiées par l'étymologie : « pivots (en latin cardines) de la vie morale » (idem), comme il se doit. Mais comme « le principal problème que pose cette liste est qu'elle peut s'appliquer sans aucune difficulté à un parrain de la mafia ou à un dictateur sanguinaire » (p. 162), il ajoute les « vertus théologales : la foi, l'espérance et la charité » (p. 163), qu'il glose plus laïquement avec l'aide d'André Comte-Sponville, en condamnant kantiennement la paresse, « proche de l'acédie. Le nom ancien de la dépression » (p. 164), étymologisme déjà mentionné. On conçoit que tout ceci soit déprimant pour ceux qui n'auront pas la paresse de ne pas nous lire jusqu'au bout, lui ou moi.

Jacques Bolo

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