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Politique / Médias - Mars 2022

Le révélateur ukrainien 2 : Guerre et Propagande

Résumé

La cruauté de la guerre d’Ukraine va surtout se résumer en définitive à l’immense gâchis d’une guerre pour rien. C’est toujours un peu le cas, d’ailleurs. Mais on se polarise sur les péripéties qui ne satisfont que les journalistes et les historiens.

Guerre

J'ai été un peu surpris par la guerre. Non que je pensais qu'elle était impossible, mais parce que je croyais que Poutine avait déjà gagné la partie quand il annonçait le retrait de ses troupes après leurs manoeuvres sur la frontière. Il pouvait ainsi contredire les prédictions américaines et faire lever la suspension de l'ouverture du gazoduc NordStream2. Ce qui aurait donc court-circuité celui qui passe par l'Ukraine. Il a choisi l'option de la violence pour soumettre entièrement le pays.

J'ai déjà eu l'occasion de dire à propos du succès ou de l'échec des révolutions arabes récentes que tout dépend de la décision de ceux qui sont en face. On a vu en Tchétchénie et en Syrie que le principe stratégique russe est de ne pas ménager les civils. Encore que la mobilisation générale constatée en Ukraine désigne aussi les civils comme cibles. Les Occidentaux tiennent bien compte de cette réalité tactique russe. Après l'allusion de Poutine à l'usage de l'arme nucléaire, l'idée d'intervention de l'OTAN a été abandonnée. Plus tard, Bruno Le Maire, qui avait imprudemment parlé de « guerre économique totale » a été recadré par l'ancien président russe Medvedev et s'est rétracté piteusement. Le problème actuel de la comm, c'est qu'on ne peut plus la réserver à une audience intérieure sans que toute la planète soit au courant.

On a beau jeu de prétendre, face à la résistance des Ukrainiens, que Poutine s'est trompé sur les capacités de l'armée russe, forte de l'expérience de Syrie, et sur le sens national ukrainien, y compris chez les russophones ukrainiens, puisque ces derniers n'ont pas bien accueilli l'invasion non plus. La réalité est plutôt que cette illusion de puissance russe était l'idée générale diffusée dans les médias au déclenchement de l'invasion, même de la part des experts militaires invités par les chaînes d'infos en continu. Le modèle dans tous les esprits était sans doute celui des chars soviétiques à Prague en 1968. Les experts militaires se préparent toujours à la guerre précédente. La résistance des Ukrainiens est certainement due aux armes qu'ils reçoivent (de l'OTAN et d'ailleurs). Depuis 2014, ils combattent contre les indépendantistes prorusses du Donbas, d'où l'intervention russe. Il est probable que le choix de l'invasion et des bombardements correspond à la stratégie de maîtrise aérienne et de diversion contre les forces ukrainiennes. La surprise est donc celle de la résistance sur les autres fronts.

Je ne sais pas ce qui a décidé les Russes à passer à l'attaque et je ne fais pas de psychologie. Certains humoristes ont pu dire que c'est le président Biden qui avait donné l'autorisation de l'invasion en disant que les États-Unis n'interviendraient pas. Cela me paraît plus maladroit qu'intentionnel. La solution militaire est plutôt due au tropisme commun à tous les États de jouer sur le comportement guerrier. Le problème étatiste est l'interventionnisme dans tous les domaines (économie, éducation, santé, etc). Le libéralisme actuel a l'inconvénient de réduire le champ d'action des gouvernements. La guerre est d'autant plus la position de repli que la situation pacifique sollicite continuellement les gouvernements dans tous les sens alors que la guerre permet de donner un objectif commun plus simple en identifiant un ennemi précis.

On observe aussi ce phénomène militariste avec le président ukrainien qui a endossé très rapidement le rôle de chef de guerre. Certains s'étonnent à tort qu'un acteur en soit capable ! Outre la contradiction évidente, puisque c'est ce qu'ils font dans les films, on voit qu'il règne une sorte d'idéologie héréditariste qui réserverait cette essence guerrière à des ci-devant aristocrates. Quand évoque la démocratie à n'en plus finir, c'est franchement risible. L'imaginaire essentialiste du chapitre raciste précédent sur les réfugiés se confirme.

L'empire

À propos de cette guerre d'Ukraine, le professeur de stratégie à EMLyon business school Philippe Silberzahn publie un excellent rappel de la théorie d'Ibn Khaldoun (1332-1406) qui identifie une caste de guerrier comme catégorie sociale correspondant au monopole de la violence (celle de l'État chez Max Weber). À propos de Zemmour, j'ai eu récemment l'occasion de mentionner qu'une confusion actuelle consiste à parler de nation(s) alors que c'est l'empire qui est l'entité politique « naturelle » en cela qu'il organise en son sein « un cœur pacifié désarmé et consacré à la production de richesse » comme dit Silberzahn. On parlait de pax romana et la Russie parle de Russkiy mir (qu'on traduit par « monde russe », mais « mir » signifie aussi paix). Il s'agit d'empire.

Le point de vue national français oublie souvent ce principe impérial du fait de la volonté « autonomiste » de la France à l'égard du Saint-Empire issu du partage de l'empire de Charlemagne. Mais « le roi est empereur en son royaume », selon la formule consacrée de Philippe Auguste. Justement, son successeur Louis XIV « aimait trop la guerre », car la féodalité est la (vraie) guerre de tous contre tous : celle de chaque province qui veut s'étendre à l'infini au détriment de ses concurrentes. L'empire se constitue jusqu'à ce qu'il rencontre d'autres empires. Silberzahn essaie de placer l'UE dans cette problématique, mais il faudrait plutôt parler des anciens deux blocs qui ont remplacé les empires coloniaux anglais et français ou les empires résiduels précédents, ottomans, russes, austro-hongrois et chinois, après l'échec du Reich allemand et de l'Empire du Soleil levant.

Le problème actuel en Ukraine vient bien du fait que la persistance de l'OTAN a maintenu l'ancien cadre de la Guerre froide. Les anciens pays de l'Est n'ont pas vraiment adhéré à l'UE. C'est un artifice qui ne trompe personne, même si cela suscite une production intellectuelle inutile. Ils ont intégré l'OTAN comme veut le faire l'Ukraine pour se protéger de la Russie. On peut toujours prétendre que la guerre actuelle est une bonne raison pour ce maintien de l'alliance. Cela revient à une prédiction créatrice a posteriori.

Les Ukrainiens essaient visiblement d'entraîner l'Europe et l'OTAN dans la guerre. Ils se trouvent manifestement dans le cas de figure des chiites d'Irak qui n'avaient pas été soutenus comme ils l'avaient espéré, ou visent l'alternative de la Syrie, voire de la Libye où chaque camp a trouvé un soutien (dont la Turquie, pourtant membre de l'OTAN, qui soutient la fraction opposée à celle soutenue par l'OTAN). Chaque État recherche une intégration dans tel ou tel empire.

Troisième Guerre mondiale ?

Des Ukrainiens et des éditorialistes nous disent que la Troisième Guerre mondiale a commencé. La surenchère invoque la guerre nucléaire. Bon : si c'est pour se vanter plus tard d'avoir été le premier à l'annoncer et tenter de se placer pour la suite, ce n'est franchement pas la peine. En cas de guerre nucléaire (généralisée), on aura d'autres soucis ! Comme d'aucuns claironnent aux quatre vents que les mots sont importants et « informent » le réel (provoquent les événements), ils feraient donc mieux de tenter de calmer le jeu. Provoquer un engagement de l'Ouest contre la Russie risque donc de produire l'hypothèse atomique précédente.

Du fait que l'OTAN ne peut pas intervenir directement, la seule perspective envisagée explicitement ou implicitement par d'autres est le renversement de Poutine. Les réseaux sociaux Facebook et Instagram auraient même autorisé les appels à la violence contre lui, contrairement à leur charte ! Vladimir Poutine en est évidemment conscient et peut essayer de s'en prémunir à tout prix, comme l'a fait Assad en Syrie, qui ne voulait pas subir le sort de Saddam et Kadhafi. On peut même considérer que cet engrenage est la raison de la situation actuelle.

La vraie limite de cette hypothèse sans Poutine est que la situation ne serait pas différente pour autant (voir l'état de l'Irak et de la Libye). On a tort de parler sans arrêt de Poutine. Comme Assad, Saddam ou Kadhafi, mais aussi Biden, Macron ou n'importe quel dirigeant, il représente une faction électorale (pour ne pas dire démocratique) dominante et un certain équilibre des forces locales. En fait, les États nés de l'ancienne URSS ne sont justement pas sortis de la transition vers une stabilité. On se trouve précisément dans le cas où l'on s'illusionnait autant sur la fin de l'histoire après la chute du Mur que sur le « democracy building » en Irak et en Afghanistan. Le seul résultat est la destruction des pays en question. Certains ont visiblement des problèmes de mémoire et une capacité de traitement limitée. Ou ils se foutent des dégâts collatéraux, exactement comme les Russes.

Propagande

En temps de guerre, toute communication est de la propagande et elle ne concerne pas seulement les belligérants. Tout le monde y participe grâce aux réseaux sociaux. On se traite mutuellement de nazis et on invoque l'invasion de l'URSS par l'Allemagne en 1941 ou l'invasion de la Pologne par l'Allemagne et l'URSS en 1939. L'allusion aux nazis de la part de Poutine concerne certains de ceux qui ont effectivement manifesté un nationalisme antirusse en Ukraine et combattent contre les indépendantistes prorusses du Donbas. Les Occidentaux renvoient le compliment par référence aux groupes néo-nazis tolérés en Russie. On est bien avancé ! On peut remarquer seulement que le stalinisme d'après-guerre n'a pas dénazifié la région dans les deux cas. Cela peut contribuer à expliquer ponctuellement la préférence pour la solution guerrière chez ceux qui se croient justifiés à prétendre faire partie de la caste guerrière du modèle Khaldoun/Dumézil. Mais ce n'est plus le problème actuel.

Tous ces discours hors d'Ukraine relèvent des voeux pieux et de la méthode Coué, sinon de l'héroïsme par procuration. On croit pouvoir agir sur le terrain par la parole. C'est juste un enfumage par des fake news, souvent pour défendre des intérêts personnels. Par exemple, la propagande électorale de la présidentielle française se sert du précédent soutien à la Russie de Zemmour, Mélenchon, Marine Le Pen pour tenter de les discréditer. On peut considérer que c'est de bonne guerre, mais « il n'y a pas de bonne guerre ou de mauvaise paix » (voir plus haut pour les destructions). C'est évidemment de mauvaise foi, puisqu'il ne s'agissait pas d'envahir l'Ukraine, mais plutôt de souverainisme, précisément comme en Ukraine (et d'anti-américanisme résiduel). C'est d'ailleurs une confirmation que « le nationalisme, c'est la guerre » ! Notons que sembler considérer les partisans de l'autoritarisme russe comme des traîtres n'est pas pertinent puisque la France n'est pas en guerre contre la Russie. Les candidats visés se sont d'ailleurs rapidement ralliés, contrairement au rappel lancinant de leurs déclarations précédentes.

Les mauvaises analyses ne trompent personne. La politique partisane consiste à sélectionner ceux qui font semblant de croire aux conneries que les politiciens racontent. La fonction des intellectuels organiques est de broder à l'infini sur les conneries en question pour occuper le terrain.

Séparatisme

Le modèle du souverainisme est impossible en termes économiques (voir Gaston Lévy, Le Socialisme et Les Relations internationales, 1925) et faux en termes politiques du fait de l'impérialisme réel. Il correspond en réalité simplement à la question de la décentralisation des décisions. L'autonomie est toujours un peu factice du fait de l'intégration politique et économique qui pousse à la concentration. De toute façon, les décisions sont toujours déterminées par la réalité qui ne reconnaît pas les frontières (pensons au changement climatique). Il s'agit juste d'adapter ensuite les décisions aux conditions diverses, comme un architecte adapte un bâtiment au relief ou au climat (ou le devrait). La décentralisation signifie que les initiatives peuvent naître de la base ou de la périphérie.

La question de l'Ukraine n'est pas différente des autres. L'éclatement de l'URSS pourrait se poursuivre à l'infini par l'autonomie ou l'indépendance des autres régions de la Russie actuelle. C'est vrai de tous les pays. On a vu avec le Brexit que la question se pose de l'indépendance de l'Écosse et de la réunification possible de l'Irlande. La Corse ou les DOM-TOM pourraient prendre leur indépendance par rapport à la France, comme la Catalogne ou le Pays basque pour l'Espagne. La Belgique pourrait se diviser comme l'ont fait la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie. On connaît le cas de la Chine qui pourrait aussi éclater (Xinjiang ouïgour, Tibet...) et dont la séparation d'avec Taïwan n'est bizarrement pas entérinée comme telle par la communauté internationale.

Il n'y a pas de limites. L'existence de principautés comme Monaco, Andorre, le Lichtenstein, Singapour ou les Émirats arabes, peut permettre d'envisager la possibilité d'une division politique naturelle sur la base de la commune (voire du quartier, comme dans le film Passeport pour Pimlico, 1949). Le principe de l'autonomie nationale se fonde au final sur le séparatisme des gated communities de riches qui recourent aux services de bantoustans frontaliers pour les tâches subalternes, d'où l'immigration économique.

La situation ukrainienne revient simplement à dire que les Ukrainiens préfèrent intégrer le marché de l'UE plutôt que celui de la CEI proposée par la Russie, mais ils semblent néanmoins vouloir conserver le prix préférentiel russe pour le gaz, comme on l'a vu dans le conflit gazier ukraino-russe de 2005-2006. Chacun joue son jeu. D'ailleurs, l'attitude unitaire russe par rapport à l'Ukraine correspond un peu au cas corse pour laquelle existent aussi des indépendantistes. On connaît l'épisode où le Conseil constitutionnel avait refusé d'admettre la notion de « peuple corse » en 1988 (contrairement à la proposition initiale de Pierre Joxe acceptée par l'Assemblée nationale). Il ne fait aucun doute qu'il existe une identité corse, « peuple » ou « nation » quels qu'en soient les mots. En cas d'indépendance, le statut des Corses en France, des Français de Corse et évidemment des couples mixtes, poserait un problème assez proche de celui des Russes/Ukrainiens. L'analogie ne concerne pas l'économie.

Sur le plan international, l'exemple notoire de la position américaine face à Cuba (ou à l'égard du Venezuela) pose aussi la question de l'autonomie réelle des états dans le cadre géopolitique global. Le cas ukrainien est simplement un révélateur de plus de la fiction de la fin de la Guerre froide. Dans le contexte géopolitique actuel qui consiste en une organisation en États divers, le problème fondamental est plutôt la question d'un multilatéralisme authentique. Il est difficile d'empêcher que règne la loi du plus fort.

Faire la paix

Quand une guerre a commencé, on sait que chaque belligérant essaie d'en sortir avec des bénéfices et que les négociations provoquent une intensification des combats pour essayer d'acquérir des positions favorables. Il fallait tout faire pour éviter que la guerre commence, même si la position pacifiste a mauvaise presse. J'ai pu le constater dans le cas de Brassens, attaqué sur ce point par Antoine Perraud, de Médiapart, auquel j'ai cru bon de répondre en octobre 2021. Les drames que l'on nous montre actuellement signifient bien pourtant que la vie normale n'a pas besoin de ces bouleversements et de ces destructions.

L'erreur des Russes de déclencher une guerre, outre les emballements possibles, est qu'elle va renforcer les animosités locales et internationales. Spécialement dans le cas de frères ennemis, comme c'est le cas des Russes et des Ukrainiens, les rancunes peuvent persister ou ressurgir. D'autant que l'usage de la violence a tendance à laisser des traces psychologiques et des mauvaises pratiques qui pourraient augmenter les comportements mafieux qui ont déjà cours dans les pays de l'aire post-soviétique. Le modèle général de tous les après-guerres n'est pas souvent celui de la réconciliation franco-allemande.

Ma position sur l'Ukraine s'est manifestée, avant le déclenchement de l'invasion, quand j'ai tweeté, le 20 février 2022 que :

On parle aujourd'hui de céder quelque chose à Poutine a contrario de l'intransigeance initiale affichée avant le déclenchement des hostilités. On risque donc bien d'avoir eu au final une guerre pour rien : un beau gâchis (comme d'habitude d'ailleurs). Si on veut tirer les leçons de cette crise, il faudrait plutôt que les pays acceptent des régulations internationales au lieu de développer dès qu'ils le peuvent des discours ou des pratiques isolationnistes à l'intention de leurs opinions publiques. Sinon, ce n'est pas la peine de se plaindre ensuite que certains États s'affranchissent de ces régulations.

On a déjà vu avec le COVID-19 que l'OMS ne servait pas à grand-chose puisque chaque pays jouait son propre jeu. Il faudrait au moins dans ce cas que les données soient centralisées et les actions coordonnées. L'accueil des réfugiés pourrait être confié à la gestion du HCR, et il va falloir gérer l'après-guerre, mieux qu'on l'a fait pour l'Irak, la Syrie, la Libye, etc. On aurait pu s'entraîner aussi à gérer les crises encore présentes en Birmanie, Yémen, Éthiopie, pour ne pas être aussi démuni quand arrive une nouvelle crise. Il ne sert à rien de faire semblant de s'étonner sur le principe que ça ne devrait pas arriver, en Europe spécialement, comme si la Yougoslavie de 1991 n'avait pas démontré le contraire.

Jacques Bolo

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