Le journal Le Monde de février dernier signalait qu'« Éric Zemmour, poursuivi pour contestation de crime contre l'humanité, a été relaxé. Il avait dit, lors d'un débat avec Bernard-Henri Lévy sur CNews en 2019, que le maréchal Pétain avait 'sauvé les juifs français'. » Les parties civiles considéraient ce jugement comme incompréhensible et contradictoire. Le tribunal s'est peut-être identifié aux juges de l'époque concernée par biais logiciste et historiciste (en jouant sur les mots et sur le contexte). Le consensus historique actuel n'est normalement pas de cet avis.
Contrairement à ce dont on l'accuse, Zemmour n'est pas forcément raciste ou antisémite, ou pas directement, comme certains le croient. Il me semble plutôt que ses idées et sa production intellectuelle repose sur un aveuglement issu du culte du roman national français. Les intellectuels ont tort de le considérer comme un ignorant, d'autant que ses auditeurs peuvent constater son érudition et sa culture historique. J'ai mentionné ailleurs que cette conception selon laquelle les adversaires de la gauche sont des illettrés relève de l'époque où le marxisme était « la science indépassable de notre temps », comme disait bêtement Sartre. On ne cite plus la référence originelle, mais le biais pontifiant est resté. En fait, les opposants à Zemmour sont dans le questionnement historique universitaire critique, quand il reste dans le mythe scolaire et le culte des grands hommes de l'école traditionnelle. Ce qui explique que Zemmour possède une vaste audience qui en est restée à ce même niveau. La justice juge au nom du peuple français.
Intégration / Assimilation
On ne peut pas vraiment dire non plus qu'il est raciste parce qu'on sait qu'il prône l'assimilation, même s'il semble avoir évolué progressivement vers la position de ceux qui se réclament de lui, selon laquelle Noirs ou Arabes seraient inassimilables. L'option zémmourienne semble reposer sur l'idée d'une assimilation forcée, comme il semble que cela se dessine en Chine pour les Ouïghours. L'illusion assimilationniste repose sur l'idée qu'il existerait une forme d'unité culturelle française (ou occidentale, en faisant l'impasse sur les différences). Outre l'hétérogénéité idéologique, la France est une mosaïque d'identités culturelles ou régionales plus ou moins marquées, sans parler des DOM-TOM. Cette erreur repose, comme on le sait, sur la traditionnelle négation jacobine des langues régionales par exemple. On peut admettre que cette unité culturelle est devenue une réalité du fait des migrations intérieures et des mariages inter-régionaux. La télévision, visionnée dès l'enfance, a dissous bien plus les particularismes que ne l'avait fait l'école publique jusque-là, d'autant qu'elle masque aussi les accents qui existent pourtant encore. Récemment, le feuilleton télévisé Candice Renoir, qui se passe à Sète, ne présente presque aucune personne avec l'accent du Sud.
Quand les racistes disent : « on n'est plus chez nous », cela devrait concerner plutôt les Français des autres régions. C'est particulièrement vrai dans le Sud avec l'achat de résidences secondaires ou les migrations de « Parisiens » ou de « Nordistes » qui font monter les prix du foncier. On cite aussi le cas des Anglais ou des Hollandais, qui jouent le rôle de « bons étrangers » dans les émissions télé gastronomiques ou de déco. Également, on connaît bien le cas des Corses qui généralisent le rejet à tous les « Continentaux » et plastiquent leurs villas.
Les immigrés non-européens ne représentent qu'un cas particulier. Notons que leur assimilation relève moins de celle à la culture française elle-même qu'à d'une forme de culture internationale, qui concerne tout le monde. C'est aussi une source de rejet des traditionalistes. Mais évidemment, les immigrés étrangers manifestent bien des restes culturels spécifiques, ce que les nationalistes considèrent comme une trahison. En fait, leur attachement à leur culture d'origine pourrait plutôt être considéré comme identique à l'équivalent franchouillard. Ce pourrait même être une preuve d'assimilation au principe selon lequel chacun va finir par jouer un rôle pour les touristes, comme dans la pub où un montagnard est connecté à Internet, mais joue à l'authentique. Cette pub s'inspire d'une autre qui concernait des Mélanésiens. L'identité est un jeu de rôle folklo.
Concrètement, les immigrés se sentent étrangers quand ils ont grandi dans leur pays d'origine. La deuxième génération n'a souvent un sentiment d'identité étrangère que par fidélité ou une culpabilité diffuse envers ses parents. C'était particulièrement vrai pour les Algériens dans les années 1980, à cause de la guerre d'Algérie qu'avaient connue leurs parents. La question se posait de demander la nationalité française et de faire le service militaire pour les garçons. Ils avaient l'impression de devenir des harkis et nombreux sont ceux qui sont allés faire leur service militaire en Algérie. Parmi eux, ceux qui avaient grandi en France ont pu souvent s'apercevoir qu'on les considérait là-bas comme des Français.
Plus généralement, le sentiment d'intégration des étrangers dépend évidemment de l'accueil qu'ils reçoivent. Le terme d'intégration a été malignement inversé par les racistes. Il désigne normalement l'accueil, ne parlons même pas d'hospitalité, et a été inversé en injonction de conformité : il faudrait que l'étranger nie son origine ou sa culture. C'est fondamentalement malhonnête. L'assignation permanente à une altérité d'origine incite à la surjouer, ce qui se manifeste notoirement par les sketches des humoristes issus de l'immigration. Outre l'oubli fréquent qu'il existe des Noirs ou Arabes chrétiens, on semble reprocher aux musulmans de ne pas être chrétiens en leur faisant assumer la déchristianisation. Ne parlons même pas de laïcité sur ce point. Il s'agit simplement d'une adoption des critères racistes sur le mode « Blanc, normal » de Coluche, voire du sketch des affrontements verbaux entre un juif raciste et un Noir antisémite d'Élie et Dieudonné (avant que ce dernier n'en fasse son créneau politique personnel). Il semble bien que l'identité française actuelle se réduise à une sorte de mystification permanente exploitée par les politiciens et les journalistes sur un scénario écrit par des pétainistes. C'est sans doute ce qu'on appelle la tradition française.
La pensée Zemmour
L'illusion concernant les immigrés récents consiste à croire que tous les étrangers européens des immigrations antérieures étaient bien assimilés. C'était surtout le cas des intellectuels et des artistes, bien que j'aie eu l'occasion de rappeler ailleurs que Reggiani chantait « c'est moi, c'est l'Italien... » Aznavour a toujours milité pour la cause arménienne, Jane Birkin a gardé son accent, etc. On trouvait aussi tous les cas de figure dans les classes populaires. Ceux qui reprochent à des descendants d'Algériens de prendre parti pour l'équipe de foot d'Algérie savent bien que des descendants de Portugais, d'Italiens, d'Espagnols et autres font de même. Il ne faut pas faire semblant de ne pas savoir ce qu'on sait. Alors que je disais à un Asiatique que j'étais marié à une Coréenne, il m'a répondu que les couples mixtes connaissaient 50 % de divorces. J'ai rappelé à mon interlocuteur que c'était le cas général. Il a convenu volontiers de sa boulette.
La pensée Zemmour consiste, sur ce modèle statistique partial, à ne pas traiter les informations sur les étrangers de la même façon que celles sur les Français. Il oublie l'histoire qu'il prétend connaître et qu'il connaît bien. Je suis récemment tombé sur l'émission où Zemmour sévit et où il parlait du retard démographique français au XIXe siècle par rapport à l'Allemagne et surtout à l'Angleterre où la démographie a explosé par rapport au XVIIIe siècle (de 8 à 30 millions). Cet admirateur de Napoléon ne semble pas faire le lien avec la saignée des guerres napoléoniennes (sans parler des conséquences : Restauration et révolutions de 1830 et 1848, guerre de 1870 et perte de l'Alsace-Lorraine, guerre de 1914-1918 et de 1939-1945 dans un cycle de rétorsions et concurrences impériales). C'est bien une faute de raisonnement grave qui consiste à ne retenir que les côtés qu'on juge favorables, outre la confusion coupable qui fait assimiler l'Empire à la République dans la mémoire nationale. Le fait est cependant que, quoique contrairement à ce que professe Zemmour, la problématique politique réelle dans l'histoire n'est pas la nation, mais l'empire. L'antagonisme concernait jadis les empires français et britanniques, l'Empire austro-hongrois, la (sainte) Russie et l'Empire ottoman. Actuellement, on a plutôt affaire à l'affrontement des impérialismes américain et chinois.
Le cas Zemmour est rassurant en ce qui concerne l'assimilation. Il est la preuve qu'un juif peut devenir pétainiste. C'était le cas de certains à l'époque, mais on pouvait croire qu'ils avaient été vaccinés par l'histoire. Ben non ! Décidément, l'histoire ne sert à rien ! Il faut dire à la décharge d'un peu tout le monde que l'analyse traditionnelle de l'emblématique Affaire Dreyfus n'est pas correcte. Les juifs n'étaient pas rejetés par certains parce qu'ils n'étaient pas assimilés ou pas assimilables. Ce que certains ne supportaient pas était l'intégration d'un juif à l'état-major. Cette grave inversion relève d'une confusion méthodologique qui biaise toute discussion sur l'intégration. On ne rejette pas ceux qui ne sont pas assimilés tant qu'ils restent à une place subalterne. On rejette leur prétention à s'intégrer avec un statut égalitaire parce que certains considèrent alors que les étrangers prennent leur place. Encore une fois, tout le monde est parfaitement au courant.
Un autre problème du cas Zemmour est l'incapacité des intellectuels qu'on lui oppose à pouvoir le contredire, soit qu'ils partagent en grande partie ses idées, soit que leur incompétence les réduise à l'état de faire-valoir. C'est ce qui s'est passé avec Naulleau et Domenach au début de sa célébrité. Ses opposants d'extrême-gauche ne valent guère mieux. Ils tournent souvent à la caricature, contre laquelle Zemmour exploite justement le créneau de l'opposition du bon sens ou de la realpolitik au politiquement correct. Notons qu'un certain paternalisme envers les étrangers relève aussi d'une condescendance malsaine, ce qui explique que certains étrangers, Noirs ou Arabes, préfèrent encore Zemmour à ceux qui se croient bien intentionnés à leur égard.
Le plus souvent, les politiciens modérés qui essaient de le concurrencer sur le mode réaliste finissent par jouer les cyniques. C'est un peu normal : ils correspondent souvent, comme lui et les autres, à une sorte de nostalgie de la période de la guerre froide du fait de l'incapacité de dépasser le cadre droite/gauche en tenant compte des nouvelles réalités internationales. La France ronronne dans son créneau traditionaliste, qu'il soit gauchiste, gaulliste, monarchique (avec Stéphan Bern et autres) ou révolutionnaire, touristique et gastronomique. À l'occasion de la pandémie de Covid, j'ai eu l'occasion de craindre la « fin du tourisme » qui provoquera, pour le coup, un véritable déclin français. Il ne s'agit pas de morale, mais de commerce, justement conditionné au choix du créneau traditionaliste épicurien, quand les Asiatiques choisissaient la technologie. Se plaindre de la désindustrialisation exonère de sa propre responsabilité. Ce ne sont pas les Arabes vivant en France qui ont fait le choix du pinard et de la culture locale, et s'ils l'ont fait, ils n'en sont pas récompensés, comme Dreyfus.
Le terrorisme islamiste est évidemment à l'origine d'une mauvaise image actuelle de l'islam. Il ne faut pas faire semblant de s'en étonner en traitant forcément d'islamophobes ceux qui s'en inquiètent. De même, il ne faut pas s'étonner que certains insistent pour ne pas mettre tous les musulmans dans le même sac et les traiter de collabos ou de naïfs. Ce sont effectivement les racistes qui en profitent pour jouer sur les peurs. Et c'est vrai aussi que les interventions occidentales et françaises ont déstabilisé le Proche-Orient. Il en découle un sentiment de solidarité chez les musulmans (et chez d'autres) qui provoque les radicalisations qu'on connaît, instrumentalisées par des groupuscules anciennement contenus par les dictatures locales. La vie ne vaut pas cher dans ces pays et cette violence s'exporte. Certains soufflent sur les braises au lieu de les étouffer. Le problème est le retour à la normale et c'est difficile.
Tradition et Réaction
L'imposture de Zemmour et de ses partisans consiste essentiellement à se présenter comme l'incarnation de la France parce qu'ils se revendiquent de la tradition. Comme j'ai eu déjà l'occasion de le dire, ce terme de tradition est piégé : en fait, les traditions sont des anciennes nouveautés.
Les traditionalistes sont plutôt des réactionnaires qui veulent retourner à un passé idéalisé ou qui veulent le figer sur le mode amish. Zemmour et le Rassemblement national sont simplement les talibans locaux, comme a pu le dire l'écologiste Noël Mamère. On avait pu le constater chez Zemmour quand son opinion à propos du rôle des femmes avait choqué le public présent sur le plateau de l'émission On n'est pas couché. Ces prétendus souverainistes veulent simplement que chaque pays soit constitué de fondamentalistes du cru. Sur ce point, ce n'est vraiment pas la tradition républicaine et universaliste française qui est franchement progressiste. On peut accorder à Zemmour que l'universalisme est bonapartiste dans sa version coloniale. Tout est une question d'acception et d'évolution des termes employés. Zemmour avait eu un jour l'honnêteté d'avouer qu'il ne comprenait pas l'expression mutatis mutandis pendant ses études. Ce n'est pas seulement l'aspect terminologique qu'il ne comprend pas.
Quand Zemmour parle de décadence, on peut admettre qu'il s'agit de désillusions vis-à-vis des élites. Sa perspective souverainiste nostalgique d'une grandeur de la France agglomère quand même de manière hétéroclite des épisodes et des personnages sans trop de rapport avec son idéologie personnelle. En outre, il semble oublier que la geste napoléonienne s'est terminée à Waterloo et à Sainte-Hélène. Depuis, l'influence internationale de la France a pâli. L'inconvénient est que son approche étatiste semble nier l'initiative individuelle à l'américaine sans être capable d'assumer seule les investissements productifs centralisés sur le mode asiatique du fait du refus de la perspective d'une synergie européenne.
L'hypothèse d'une candidature d'Éric Zemmour à la présidentielle, outre la tactique cocasse de « se prendre pour Napoléon », relève plutôt de l'hégémonie actuelle de la télévision comme instance de légitimité. Comme ça a marché avec Trump, qui avait son émission télé sur l'esprit d'entreprise, on comprend que les politiciens traditionnels s'inquiètent. L'approche de Zemmour semble se limiter encore plus que Trump à l'idée que c'était mieux avant. Ils s'appuient aussi tous les deux sur des sortes de complotistes dont l'erreur est d'imaginer des intentions occultes là où il n'y a que de l'incompétence ou des difficultés objectives nouvelles (comme le Covid-19).
Le jeu politique est biaisé, par la télévision en particulier. Ça fait un moment que les politiciens font le pari stupide de s'adresser aux cons, comme s'en été vanté le député-maire de Montpellier Georges Frêche. Quand on joue au con, ce sont les cons qui gagnent ! Zemmour a le tort de ne pas élever le niveau qu'il estime à la baisse. Notons que le niveau contemporain d'enseignement de l'histoire consiste à savoir que le pétainisme n'a pas sauvé les juifs français, contrairement à ce que Zemmour a retenu de l'enseignement de son temps ou de ses lectures. Le niveau actuel baisse moins qu'il le dit.
Jacques Bolo
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