Deux articles du Monde de Paul Gogo, « La Russie s'approprie l'appellation 'champagne' » du 5 juillet 2021 et « Appellation 'champagne' en Russie : le litige pourrait se régler devant l'OMC » du 7 juillet 2021, signalent un cas intéressant de traduction commerciale. On est au temps de l'universalisme.
Une loi russe sur les boissons alcoolisées vise à empêcher le champagne français à prendre comme nom la version de ce mot en russe, шампанское (champanskoïe), pour lui imposer l'équivalent de « vin à bulles » en russe : голубое вино (goluboye vino).
On peut comprendre que les professionnels soient vexés de voir leur prestigieux produit appelé « mousseux » dans la langue de Gogol (cette expression peut aussi prêter à confusion). Ils peuvent pourtant conserver l'appellation « champagne » en français sur l'étiquette. Pour le coup, c'est un peu tatillon : le comité interprofessionnel du vin de champagne (CIVC) semble vouloir contrôler la langue russe. D'autant que les Russes doivent probablement connaître le mot « champagne » en caractères latins.
Cela montre surtout la conception biaisée de la linguistique en France. Le terme russe désigne par la traduction de « champagne » (champanskoïe) un « mousseux bas de gamme », selon l'article. Mais c'est le produit générique dans cette langue. Si on appelle « vin à bulle » seulement le champagne, normalement, les connotations devraient être inversées par rapport à « champagne » et « mousseux » en français. Le problème est que « vin à bulles » est aussi un terme générique qui pourrait donc s'appliquer aussi au champanskoïe russe ou d'autres mousseux. Ils peuvent donc se valoriser au détriment du champagne français. Il n'y a pas de raison de supposer que les Russes vaillent mieux que les Français en linguistique. Le marketing est le même partout.
L'origine du problème est elle-même originale. L'article indique que « lancée en 1937, sous Staline, la marque Sovetskoïe champanskoïe devait désacraliser une boisson bourgeoise en la rendant accessible à tous les prolétaires de l'Union soviétique. » Notons qu'au moment où certains veulent lever les brevets sur les vaccins au nom de l'intérêt général, d'autres (ou les mêmes) veulent conserver les AOC françaises au nom de l'intérêt national.
La possibilité de plainte auprès de l'OMC peut surtout relever de simples rapports de force internationaux. Mais les Français pourraient aussi inventer une autre appellation qui leur serait réservée : « французское шампанское (frantsuzskoye shampanskoye, champagne français) » ou « настоящее шампанское (nastoyashcheye shampanskoye, vrai champagne) » , si c'est possible ; ou des compositions : « франшампанское™ (franshampanskoye, franchampagne) », etc. Faut que le marketing se bouge le cul à l'export.
En France, la question du contrôle des appellations d'origine s'est imposée en distinguant les champagnes des mousseux. Cela n'a valeur d'évidence que pour les consommateurs français. Est-ce pertinent ? Ces produits français relèvent de ce qu'on appelle la « méthode champenoise » appliquée à n'importe quel terroir (méthode différente de celle appliquée en Russie selon l'article), dont les producteurs de Champagne ont réussi à se réserver le terme (on parle de « méthode traditionnelle » pour les autres). L'histoire linguistique aurait pu tout aussi bien retenir « champagne » pour tous les mousseux. Je préfère d'ailleurs la clairette de Die (« méthode dioise »). Mais chacun ses goûts.
Notons aussi quelques particularités similaires : le jambon Aoste, marque française, profite de l'homonymie d'un bourg français avec le Val d'Aoste transalpin pour bénéficier de la réputation du jambon italien. On peut faire du jambon partout. C'est le procédé qui compte. Ces conflits d'appellation sont aussi vrais pour le camembert, la feta, etc. La plupart du temps, l'idée qu'un produit est spécifique à un territoire est une vue de l'esprit. D'ailleurs, les journalistes s'amusent fréquemment à faire des reportages sur les importations de matières premières étrangères ou d'autres régions qui entrent dans la composition des produits prétendument locaux. Les médias entretiennent le mythe.
Les délocalisations peuvent concerner tous les produits industriels ou artisanaux. C'est ce qui caractérise la diffusion culturelle ou l'aspect technique de l'humanisme. On parlait jadis de « progrès », autre terme passé de mode. Le paysan n'est plus « attaché à sa glèbe », comme à l'époque féodale et les Français sont connus pour se flatter de l'adoption internationale de leurs traditions, comme la baguette ou leur cuisine. La question de la terminologie locale devrait être secondaire.
Le cas du champagne pour les Russes est sans doute exagéré. On peut comprendre qu'il est ridicule, du point de vue français, d'appeler champagne un mousseux russe en interdisant d'appeler « champagne » le champagne ! Mais le fait est que les Français ont l'habitude de considérer leur langue et leur nombril comme universels. Un universalisme réel devrait pouvoir comprendre que le champanskoïe russe, produit spécifique qui existe depuis 1937, peut aussi devenir une appellation réservée (ou tout simplement que la loi russe s'applique en Russie). Je ne suis pas sûr que beaucoup de Français soient assez compétents pour maîtriser cet universalisme qu'ils confondent avec l'absolutisme (de même qu'ils confondent la laïcité avec la révocation de l'édit de Nantes). Le relativisme est un stade de l'intelligence selon Piaget. Son absence d'acquisition est le signe d'une carence dans l'éducation française.
Jacques Bolo
|