Coronavirus : Expertise et Crédibilité
Cette crise du coronavirus va constituer une date dans la crise récurrente de l'expertise, dont certains se plaignent sans analyser leur propre responsabilité éventuelle. C'est normal puisqu'ils ne sont évidemment pas des experts de ce dont ils parlent. La première raison est évidemment que la pandémie est causée par un nouveau virus que personne ne connaissait et dont les symptômes ne correspondaient pas aux deux précédents coronavirus (le SRAS en Chine, en 2002-2003, et le MERS, dans les pays du Golfe, en 2012). En France en particulier, ceux qui travaillaient sur ces sujets n'avaient pas donné suite par manque de crédits de recherche. Mais la question de l'expertise elle-même n'est pas seulement celle de ce virus particulier, dont les spécialistes n'existaient donc pas.
Cette crise de l'expertise a été incarnée par la polémique à propos de l'hydroxychloroquine proposée plus ou moins comme un remède miracle par le microbiologiste Didier Raoult. On a pu dire que cette polémique pouvait nuire au traitement correct de la pandémie et l'affrontement a pris le pas sur le reste, surtout du fait du manque de crédibilité de la réponse initiale de la France. La volonté de rassurer a surtout conduit : 1) à ne pas prendre les précautions minimales (refuser de tester la température des voyageurs à leur arrivée à l'aéroport ou même de supprimer les vols, dire que les masques ne servent à rien, etc.) ; 2) prendre des mesures symboliques contre-productives : rapatrier les ressortissants français de Wuhan et les isoler, mais ne pas isoler les militaires chargés de leur rapatriement. Ils ont été vraisemblablement à l'origine du foyer épidémique de l'Oise et d'un des premiers morts français ; 3) ne pas être sérieux sur la possibilité de contagion enfantine ; 4) ne pas isoler les malades (dans des hôtels par exemple) ou les soignants, comme ont su le faire certains personnels d'Ehpad de leur propre initiative ; 5) plus généralement à prendre les citoyens pour des imbéciles.
L'affaire Raoult
Ceux qui croient parler d'expertise ont critiqué Raoult sur sa méthodologie scientifique : le nombre de patients de son protocole, le fait qu'il ne s'agissait pas de population à risque, les biais éventuels du protocole, etc. La réalité de la polémique est surtout due au fait que Raoult est devenu un champion pour les complotistes, d'autant que sa solution a même été soutenue par le président Donald Trump. Outre ces associations, dont Raoult ne s'est pas franchement démarqué, la réalité se limite à un emballement médiatique. La mise en scène de polémiques est devenue la norme de l'information. Des commentateurs, spécialistes ou non, passent leur temps à parler de Raoult à longueur de journée sur les chaînes d'infos et cela doit s'analyser comme un phénomène médiatique et non scientifique.
En l'occurrence, la tendance en France avait été la reprise docile (de mi-janvier à mi-mars 2020), par les scientifiques invités à la télé, de la comm du gouvernement sur les masques qui n'auraient servi à rien, uniquement pour excuser leur absence. Notons que Raoult ne disait pas le contraire non plus, estimant que le Covid n'était qu'une gripette. Pourtant, le professeur Raoult a semblé être la grande gueule qui disait ce qu'il pensait. Cette marque d'indépendance devrait servir de leçon comme moyen de rétablir la crédibilité. Les gens ne sont pas complètement idiots. Ils savent très bien comme les choses fonctionnent dans les entreprises et les administrations : ne pas faire de vagues et répéter ce que dit le chef. On a tort de considérer que cela n'a lieu qu'en Chine. Une sociologie minimale est nécessaire.
Certains ont bien fait remarquer que Raoult avait lui aussi minimisé l'épidémie au début, mais il était déjà trop tard, puisque le buzz avait déjà fonctionné. Et surtout, malheureusement pour les opposants scientifiques au professeur Raoult, une étude qui le contredisait, publiée dans le fameux Lancet, prestigieuse « revue-à-comité-de-lecture », a été rapidement contestée pour sa propre méthodologie et a finalement été retirée piteusement. D'aucuns y ont vu la preuve que la science fonctionne bien. Ce n'est pas sérieux. Ce n'est pas le comité de lecture qui s'est aperçu de l'erreur et la publication a été extrêmement rapide, ce qui n'est précisément pas l'usage, même si on peut le comprendre dans le contexte d'urgence pandémique (mais il faut être compréhensif avec tout le monde). Les critiques contre l'article du Lancet sont venues essentiellement du fait de la publicité donnée à l'affaire et parce que beaucoup d'équipes sont polarisées sur le Covid-19. C'est ce qui a motivé cette rectification immédiate, éventuellement par des partisans de Raoult, mais aussi simplement par d'autres grandes gueules ou des chercheurs qui veulent faire un coup, et qui l'ont réussi.
La réalité est surtout que le critère des « revues à comité de lecture » n'est pas un gage de qualité, hors de la théorie naïve et la langue de bois d'une épistémologie facile. Chacun sait que ces revues prestigieuses sont un monopole qui avantage la science anglo-saxonne et que les revues, y compris à comité de lecture, favorisent notoirement les copains, outre le fait que 30 % des contenus ou plus ne sont pas reproductibles, selon certaines études. Ces revues servent surtout à mesurer les index de citations qui servent à évaluer les carrières et conditionner l'avancement des chercheurs. On semble d'ailleurs reprocher surtout aux équipes de Raoult de trop publier et d'obtenir ainsi beaucoup plus de crédits de recherche que les autres. Cela pourrait expliquer certaines rancoeurs.
Un des arguments de Raoult était aussi qu'un médecin doit donner quelque chose sans attendre un an ou deux que les tests soient faits pour mettre au point une molécule. Concrètement, ce qu'il proposait est simplement de donner de l'hydroxychloroquine au lieu de donner du Doliprane™ qui était le seul traitement conseillé pour les malades du Covid.
On a reproché aussi à Raoult l'absence de tests en double-aveugle. Sur le même principe, il a répondu qu'on ne pouvait pas donner un placebo à la moitié des malades. Ce point est intéressant : la méthodologie scientifique correcte avec groupe témoin correspond effectivement à l'éthique de la recherche, qui exige d'ailleurs le consentement éclairé du patient. Il ne faut pas faire d'erreur : ce n'est pas à strictement parler l'éthique de la médecine. Ceux qui confondent les deux au nom de la référence à la méthode de la médecine expérimentale de Claude Bernard se trompent. On a remarqué au passage que Raoult était informé en épistémologie dans les cours qu'il donne (Popper, Kuhn, Feyerabend...). Personnellement, je me méfie un peu de ces théories qui me semblent moins générales qu'on le dit.
Le problème de l'histoire des sciences en général est qu'elle correspond au récapitulatif des situations de ruptures dont les promoteurs sont très souvent blackboulés par ce qu'on appelle la « science normale » depuis l'épistémologue Thomas S. Kuhn. Il en découle ce que j'avais appelé le fantasme Copernic, qui prétend révolutionner sa discipline à chaque instant. La réalité est plutôt une production de données et de discours plus académiques. À l'occasion de la pandémie, un exemple amusant a été d'entendre démentir que l'ail ait des effets bénéfiques pour résister au Covid. En Corée, où a été utilisée la stratégie zéro-Covid de confinement rapide des cas contacts suivis par les applis numériques, certains Coréens ont pu prétendre que leur condiment national, le kimchi, était pour beaucoup dans le faible nombre de morts du Covid (l'ail qu'il contient est cependant moins fort que l'ail européen). Mais je doute que les scientifiques qui ont démenti cette hypothèse aient fait des tests en double aveugle pour la contredire. Notons que le côté naturopathique de cette solution n'est pas absurde non plus. Il est possible que l'alimentation permette d'augmenter la résistance à certains virus (on a parlé aussi des groupes sanguins). Cela pourrait expliquer en partie le fait que plus de 80 % des contaminés n'aient pas de formes graves. Les autres pourraient avoir certaines carences expliquant mieux les comorbidités. Un suivi différentiel peut essayer de le vérifier.
Le Complotisme
Il est probable que les complotistes ne retiennent pas les arguments purement méthodologiques. Ils sont vraisemblablement plus sensibles à l'idée, présentée textuellement par Raoult, que le rejet de l'hydroxychloroquine a lieu parce qu'il s'agit d'un médicament déjà connu et pas cher. C'est effectivement tentant de le penser dans le contexte actuel, où l'on avait pu lire récemment que le prix d'un médicament (Daraprim™) a été multiplié par 50 par un investisseur qui a racheté la compagnie Turing-Pharmaceutics. Notons que les complotistes pourraient aussi reprocher à Raoult de prescrire un médicament plus cher que la molécule basique qu'est le paracétamol dans le Doliprane.
On a beaucoup parlé de complotisme à l'occasion de cette pandémie et, plus généralement, toutes ces dernières années. La tendance est effectivement d'abuser un peu de ce terme pour désamorcer toute critique, tandis que les personnes concernées jouent les persécutés. Il faudrait limiter plutôt cette idée de complotisme aux théories qui tombent dans l'irrationnel, des contradictions manifestes ou les idées fixes. Le complotisme peut concerner le désir de comprendre et ceux qui croient des théories complotistes effectuent souvent des recherches impressionnantes pour soutenir leurs thèses. Leur défaut est de vouloir un résultat immédiat. Il faut admettre qu'une recherche journalistique ou policière, spécialement pour un complot qui est par nature dissimulé, et une recherche scientifique en général, peut ne pas aboutir à court terme. Le complotisme mélange sur ce point : 1) la science qui fournit des connaissances pratiques à un spécialiste ; et 2) la recherche qui explore différentes pistes qui peuvent se révéler des culs-de-sac et dont les découvertes peuvent ne pas être appliquées avant longtemps. Ce qui n'empêche pas non plus les chercheurs à publier souvent le plus vite possible des travaux non aboutis.
On a tort de généraliser : le complotisme concerne surtout le moment où l'on commence à délirer. Les complots réels concernent surtout la corruption. Une des raisons pour laquelle les gens croient au complotisme est d'abord qu'ils participent eux-mêmes à des complots, directement ou indirectement (en faisant semblant de ne pas voir) : harcèlement, corruption, bidonnages ou canulars. Le plus simple est le sectarisme politique qui génère un oppositionnisme systématique de mauvaise foi. Il ne faut pas s'étonner ensuite de voir des militants délirer et dire n'importe quoi, puisqu'ils sont récompensés de leur surenchère et sanctionnés pour leur tiédeur, sans parler de la condamnation de leur objectivité quand ils admettent qu'un adversaire dit quelque chose d'acceptable. Le complotisme est en quelque sorte la situation normale.
La science et la recherche
Tandis que la philosophie dit que le sage sait seulement qu'il ne sait rien et qu'il ne fait que poser la question (argument repris souvent par les complotistes), la science concerne le recueil des anciennes recherches comme réponses mesurables et reproductibles. Mais la recherche elle-même consiste dans les travaux en cours des scientifiques, des industriels ou des amateurs - comme c'était surtout le cas les siècles précédents. Johan Heilbron a souligné que l'institutionnalisation universitaire de la sociologie date seulement de la fin du XIXe siècle. Il décrit la situation française des académies, associations savantes qui se démarquaient de l'université du fait de sa fossilisation théologique. Il en reste le modèle des grandes écoles et instituts parallèles à l'université. Mais Heilbron semble considérer que l'université est pourtant la norme. Tout ça est très théorique et souvent corporatiste. En réalité, il n'y a que le résultat qui compte : les GAFA actuels sont là pour le prouver.
La science est ce qu'on sait et ce qui s'enseigne. Le critère scientifique n'est pas le principe d'autorité, même si on doit évidemment entendre ce qu'ont à dire les spécialistes. Le vrai critère devrait être leur capacité à bien expliquer. Tous les spécialistes n'en sont pas capables. La médecine, tout spécialement, a pris souvent le parti de considérer les malades comme des ignorants et s'agace de ceux qui s'informent sur Internet. Les complotistes peuvent en garder l'impression qu'on leur cache quelque chose.
L'idée que la science est l'apanage des seuls spécialistes est historiquement la conception ésotérique antérieure à la modernité. J'ai présenté le livre de Carl Zimmer, Et l'âme devint chair : Aux origines de la neurologie (2004), qui rappelle qu'« à la Renaissance, tous les hommes, excepté les philosophes et les théologiens étaient appelés homines idiotae, parce qu'ils ne pouvaient accéder aux vérités universelles » (p. 224). Depuis les Lumières, l'épistémologie correcte est la publicité de la recherche : tout le monde peut en prendre connaissance (à charge de la comprendre).
Un scientifique est celui qui fait ou reproduit une expérience. Celui qui cite une étude est un journaliste, un professeur ou le public éduqué. Une confusion peut naître du terme « enseignant-chercheur » : on peut être les deux à la fois, mais on n'est pas les deux au même moment. On risque d'ailleurs surtout d'être mauvais dans une des deux pratiques ou même les deux. La conséquence peut être une mauvaise formation des étudiants, outre la situation décrite par la citation attribuée à De Gaulle : « des chercheurs qui cherchent, on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche ! » Raoult se targue d'ailleurs de n'avoir plus rien à prouver, ses publications parlent pour lui. Ce qui ne signifie pourtant pas qu'il ne peut pas être contredit par d'autres ou par les faits. C'est un phénomène assez fréquent en science qu'une sommité finisse par commettre des erreurs ou dire des énormités. Certains peuvent aussi se réjouir de la chute des idoles, par jalousie ou conflit d'intérêts, ou par anti-élitisme. Il ne faudrait pas non plus considérer la recherche avec angélisme. Ce qui règne à l'université est plutôt « la lutte pour la vie dans la cité scientifique » (Revue française de sociologie, X-2, 1969), comme le disait le fameux article de Lemaine, Matalon et Provansal, à propos de la course à la publication.
Le vrai problème est que la science, avec toute sa méthodologie, se résume souvent au final à la politique ou au carriérisme le plus servile, sur le mode Académie des sciences soviétiques. Au cours de cette crise du COVID-19, les scientifiques et médecins ont raté le coche. Ils ont préféré s'aligner sur le gouvernement et les médias ou fermer leur gueule. La science est un panier de crabes et certains se disent qu'on les attend au tournant pour des promotions ou leurs futurs budgets. Les attaques contre Raoult peuvent aussi refroidir les tentatives d'expression dissidentes. Ce qui compte est de ne pas faire de vagues ou de ne pas prendre de risques personnels. Le principe est la règle chinoise qui dit qu'on tape toujours sur le clou qui dépasse. Ce n'est donc pas la peine de prétendre donner des leçons de liberté aux Chinois.
Faillite des médias et de l'université
Cette crise du Covid a mis au grand jour le problème médiatique fondamental de cette vraie seule instance de légitimité qu'est la télévision grand public : on semble penser que le plus petit commun dénominateur est égal à zéro. Il en résulte des sortes de cours télévisés comme ceux de du Monde de Jamy ou E=M6 qui parlent avec la voix qu'on destine aux petits enfants (pour des émissions diffusées aussi le soir). Mais c'est également le cas des nombreuses formations continues. On sait partir de zéro, mais pas trop former les étudiants avancés. Inversement, pour les étudiants avancés, l'université semble supposer souvent qu'ils savent déjà ce qu'ils sont censés apprendre. Cela me paraît relever de la tradition pédante, qui fait des allusions subtiles, plus que de la pédagogie.
Le problème est bien que l'audience est constituée de personnes avec tous les niveaux de compétences dans tous les domaines. Mais les émissions habituelles s'adressent forcément aux personnes déjà intéressées qui possèdent donc une certaine qualification (sports, émissions de cuisine, scientifiques, culturelles, etc.). Notons qu'à l'époque où il y avait seulement une ou deux chaînes, le discours était plus didactique, sinon élitiste.
J'ai aussi déjà eu l'occasion de dire qu'un défaut du président Macron est de sembler vouloir se comporter en directeur de conscience. Quand c'est un vieux qui fait la leçon, on supporte parce que c'est un truc de vieux. Mais c'est vraiment insupportable quand c'est un jeune qui répète une leçon dont il n'est pas spécialiste lui-même. C'est Giscard qui a répandu cette habitude de faire le travail des journalistes pour commenter la situation politique et économique. Si en plus on y a droit pour la médecine et la science, ça devient lassant. Il ne faut plus voter pour des jeunes !
Il faut aussi comprendre que l'information qu'on donne est une compétence que les auditeurs acquièrent. L'idéal serait une information personnalisée. C'est théoriquement possible avec l'informatique. On reproche aux réseaux sociaux de renforcer les goûts de leurs utilisateurs, spécialement pour les faire rester en ligne le plus longtemps possible et vendre de la pub. C'est effectivement un peu ridicule de supposer qu'on est intéressé toujours par les mêmes choses. On se voit d'ailleurs proposer interminablement des publicités d'objets ou de services sur lesquels on avait fait une recherche une fois. On peut espérer que les algorithmes vont s'améliorer pour proposer une diversité et une progression plus constructive.
La tendance médiatique d'accuser systématiquement les réseaux sociaux de complotisme est fondamentalement biaisée. Les réseaux sociaux sont des auberges espagnoles où l'on trouve ce qu'on y apporte. Le meilleur exemple en est l'encyclopédie Wikipédia qui existe grâce aux contributions individuelles et qui a été fortement dénigrée au début, en particulier par le monde universitaire. C'est mieux accepté aujourd'hui. On peut espérer que les biais existants pour les réseaux sociaux vont régresser. Notons qu'un dénigrement du contenu indique la qualité de ce qu'on y consomme soi-même, simplement exacerbé par les algorithmes mentionnés.
Mais le biais fondamental des médias et du monde académique réside dans le fait qu'ils ne supportent pas la concurrence. Ce corporatisme analyse mal la nature de l'expertise en général, qui repose sur une continuité éducative. Depuis la généralisation de l'enseignement secondaire et supérieur, ou justement grâce aux médias, le public est beaucoup mieux informé. Concrètement, il faut plutôt raisonner en termes de ruissellement (la gauche fait une fixation sur ce terme qui peut l'inciter à le rejeter). Juste après chaque chercheur, expert ou journaliste, il existe une personne qui n'a pas eu le poste et qui était aussi compétente (ou l'aurait plus été à l'usage qu'elle ne l'est actuellement). En cas de reprise économique, elle sera d'ailleurs embauchée. Derrière chaque professionnel, il existe aussi de nombreux amateurs qui peuvent passer pros dès qu'ils en auront l'occasion, ou simplement qui comprennent ce dont parlent les pros. C'est le cas des photographes amateurs, astronomes amateurs, peintre du dimanche, cuisiniers amateurs, et de tous les professeurs de chaque discipline qui sont compétents sans être eux-mêmes des chercheurs.
L'idée de caste dénoncée par les complotistes peut traduire ce sentiment de personnes bien informées vexées d'être considérées comme des ignares, spécialement par des journalistes non spécialisés. On doit faire une sociologie de la connaissance réelle. Une raison du succès du complotisme, outre le renforcement algorithmique sur Internet, résulte justement du modèle des médias. Tout le monde sait bien qu'ils proposent eux-mêmes de dénoncer des scandales avec toutes les bonnes ou mauvaises intentions du monde.
Technoscience normale
En ce qui concerne l'accusation de conflit d'intérêts ou de compromission avec l'industrie, spécialement pharmaceutique pour le cas qui nous concerne, il faudrait noter que la recherche universitaire a l'inconvénient de faire des études quantitativement moins poussées. Cela pourrait expliquer le cas Raoult et la non-reproductibilité des publications scientifiques. L'université ne dispose pas des moyens industriels qui permettent de faire des études randomisées à une grande échelle. Elles concernent les autorisations de mise sur le marché (AMM) de médicaments. Les programmes de recherche correspondent plutôt à de nombreuses hypothèses, dont la plupart sont peu productives. Dès qu'elles présentent des résultats prometteurs, les chercheurs vendent souvent leurs projets aux industriels ou créent eux-mêmes une start-up. Il en résulte ainsi l'idée fausse de conflit d'intérêts, structurellement complotiste alors que c'est au contraire la démarche normale actuelle. C'est ce qui s'est passé pour les vaccins pour le Covid avec les nouvelles techniques à ARN. La « science normale » trop théorique de Kuhn ne concernait pas vraiment la recherche appliquée qui existait pourtant depuis le XIXe siècle, spécialement en médecine et en chimie-biologie.
De même, l'idée de levée des brevets relève d'un collectivisme qui ne correspond pas à la réalité : soit par confusion d'une fondation privée comme l'Institut Pasteur avec une recherche publique, soit par négligence des cadres nationaux de recherche par une sorte de mondialisme virtuel, soit par ignorance de l'aspect gradué recherche-mise sur le marché précédent (un cadre collectif est aussi plus bureaucratique dans les autorisations de programmes). C'est cet anticapitalisme implicite qui génère une bonne partie du complotisme actuel. Les militants de gauche sont aussi victimes de l'application mécanique de leur cadre d'analyse antilibéral que les antisémites qui voient des complots juifs partout.
Le public a aussi été déstabilisé par la mise en scène appuyée des polémiques internes au sein la science. Je me souviens que j'avais été déconcerté, quand j'étais très jeune à la fin des années 1960, par le dénigrement réciproque de professeurs d'égyptologie dans le débat qui suivait le film de l'émission Les Dossiers de l'écran. Il ne faut pas confondre la science comme résultat final et le processus souvent conflictuel de la recherche. D'autant que la crise sanitaire suscite naturellement une certaine angoisse. On veut des solutions.
Cette relation à la connaissance est la version épistémologique du complexe d'Oedipe, beaucoup plus pertinente que sa version sexuelle. « Tuer le père » (et la mère d'ailleurs, pour ne pas être sexiste), correspond à la prise d'indépendance de l'enfant qui s'aperçoit que ses parents ne sont pas aussi omniscients qu'il pouvait vouloir continuer à le penser. Devenir adulte provoque un sentiment d'insécurité. C'est une des causes de la recherche de certitudes dont la perte provoque la dérive complotiste. On peut vouloir combler ce sentiment en s'abandonnant à d'autres autorités ou en cherchant des boucs émissaires.
En fait, le seul principe valide est le principe de réalité. La pandémie de Covid n'est pas encore finie comme on l'espère un peu trop. Elle constitue la même douche froide que le SIDA après la révolution sexuelle (ou que la crise climatique) pour ceux qui se faisaient un peu trop d'illusions. Ils peuvent encore s'en faire en anticipant le retour à une normale qui n'existe pas forcément. Et ce n'est pas la fin de l'histoire, contrairement aux chimères des millénarismes.
Jacques Bolo
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