Le livre de Carl Zimmer nous rappelle que le cerveau n'était encore pas considéré comme réellement important au XVIIe siècle : « Pour Henri More [1614-1687], le cerveau était une substance aqueuse dénuée de structure, inapte à contenir le fonctionnement complexe de l'âme » (p. 9). On partait de très loin : on ôtait le cerveau des momies pour entrer dans la vie après la mort en leur laissant le coeur considéré « le centre de l'être et de l'intelligence » (p. 15). Malgré sa prise en compte par les Grecs antiques, le cerveau était un lieu de passage de l'esprit du monde entre autres âmes circulant dans le corps, même « pour Aristote, le cerveau n'avait pas sa place dans la conception de l'âme, c'était le coeur l'organe principal et le siège de l'âme » (pp. 16-17). Des dissections commencèrent à identifier un peu mieux l'intérieur du crâne et Galien, en 150 de notre ère, synthétisa les connaissances de son temps avec ses propres apports. Il fondait sa conception sur « la transformation de la nourriture et de la respiration en chair et en esprit » (p. 20). Il restera la référence jusqu'à la Renaissance où les mystiques et alchimistes reprenaient son idée d'interpénétration des esprits entre le monde et les humains, mais toujours en concurrence avec le coeur d'Aristote. Les médecins se voyaient comme des philosophes. À la Renaissance, le Hollandais Vésale (1514-1564) s'aperçut que l'anatomie humaine de Galien était un patchwork de celle de deux cents parties d'animaux (p. 25). Les conceptions de l'Église imposaient l'immortalité de l'âme et interdisaient de trop la lier au corps périssable.
Un intérêt du fondamental du livre de Zimmer est de détailler, pour chaque médecin ou philosophe mentionné, la permanence de la présence d'une multitude d'esprits de différentes natures présents dans le corps ou dans le monde qui l'entoure pour expliquer la relation entre le corps et l'esprit. On passe généralement un peu trop rapidement sur la différence fondamentale qui sépare les conceptions de diverses époques d'avec celles de la nôtre, en gommant les dissemblances avec ces personnages au prétexte qu'ils constituent des prédécesseurs scientifiques. Mais leurs idées étaient beaucoup plus proches du spiritisme que de la science actuelle, d'autant que leur principale préoccupation était bien sûr de correspondre aux dogmes de l'Église, puis de ceux des différentes sectes protestantes pour la période plus spécialement concernée dans le livre.
Zimmer note que certains progrès anatomiques ont même été dus au besoin de réfuter Aristote pour défendre les dogmes chrétiens, ce qui explique aussi que le dualisme de Descartes (1596-1650) a été accepté comme solution pour limiter l'âme à l'homme et la distinguer de la matière et du corps (pp. 33-34). C'est le contraire de la conception habituelle. En effet, les descriptions anatomiques révélaient toujours plus d'écarts avec les conceptions antiques. Gassendi (1592-1655), Kepler (1571-1630), Descartes et sa glande pinéale comme siège de l'âme (pp. 35-45) contribuèrent au débat. Les alchimistes comme Paracelse (1493-1531) testaient des substances chimiques (p. 55), ainsi que Van Helmont (1579-1644) dont les théories occultes lui firent néanmoins découvrir les gaz ou l'acide (pp. 88-91). Harvey (1578-1657) découvrit la circulation sanguine, mal reçue initialement par les médecins philosophes (pp. 70-77), mais il bénéficia d'un heureux hasard avec le cas d'un malade assez extraordinaire. Hobbes (1588-1679) côtoie ce milieu, mais reste partisan du coeur tout en ayant une position plus matérialiste que celle de Descartes (pp. 100-102). Le chimiste Boyle (1627-1691) navigue entre spiritualisme divin et rigueur scientifique (p. 136).
Oxford
C'est dans ce contexte que se constitua le cercle d'Oxford dont allait faire partie Thomas Willis (1621-1675) dont les découvertes en neurologie sont l'objet principal de ce livre. Comme médecin, ses traitements restent traditionnels à base de saignées et de décoctions étonnantes (pp. 106-109). Mais c'est dans le cadre de l'expérimentation qu'il accomplit des avancées notables, toujours sur fond de guerre civile en tant que partisan du roi Charles dans la place forte d'Oxford et sur fond de débats entre puritains, philosophes et expérimentateurs. Willis se distingue aussi par ses descriptions cliniques (p. 123, 190, etc.) et ses apports en biochimie (p. 149), mais son traité sur les fièvres (1659) fut attaqué par les médecins philosophes classiques pour « la lubricité de son esprit dévergondé et la soif effrénée d'innovation » qui « finiraient par anéantir la race humaine » (p. 151). Les dissections du cerveau par Willis finirent par fonder la neurologie (pp. 178-182). Il me paraît parfois peut-être un peu trop indulgent de le considérer comme un prédécesseur dans certains cas, vu les restes mystiques permanents, même s'il se défait de la plupart petit à petit.
De nombreux autres contribuèrent aux révisions de la tradition et expérimentations (Christopher Wren, William Petty, Richard Lower, John Webster, Robert Hooke, Ralph Bathurst, Edmund King..., souvent connus pour autre chose que la médecine) et la Royal Society fut fondée en 1660 (p. 182). Les expérimentations animales étaient très poussées et vraiment étonnantes. Les travaux strictement anatomiques de Willis débouchaient naturellement sur la question de la folie ou l'idiotie comme troubles du cerveau. On peut faire ici une restriction amusante : « à la Renaissance, tous les hommes, excepté les philosophes et les théologiens étaient appelés homines idiotae, parce qu'ils ne pouvaient accéder aux vérités universelles » (p. 224).
Inspiré par le médecin Thomas Sydenham (1624-1689), John Locke (1632-1704) élabora la théorie empiriste qui nuisit à la postérité de Willis en considérant ses apports comme banals désormais. Au fond, on peut dire Willis et ses collègues étaient des philosophes (théoriciens, théologiens) qui sont devenus ou restés comme médecins expérimentateurs, alors que Locke était aussi un médecin qui est devenu ou resté comme philosophe de l'entendement humain qui néglige le cerveau avec son approche fonctionnaliste. Locke dû s'exiler pour des raisons politiques après le rétablissement de la monarchie et la mise au pas qui suivit. Les temps n'étaient pas tendres : les royalistes déterrèrent le cadavre de Cromwell (1599-1658) pour le pendre, le décapitèrent et fixèrent sa tête sur une pique à Westminster pendant 25 ans, du fait qu'il avait contribué à la décapitation du roi Charles Ier (1600-1649), 150 ans avant la France ! Cette crise politique, à laquelle les protagonistes du livre participent plus ou moins activement, constitue l'arrière-plan permanent du texte. C'est un bon rappel de l'histoire anglaise pour les Français.
Neurosciences expérimentales ?
Zimmer se permet une coquetterie de théologien en intitulant son dernier chapitre : « Le microscope de l'âme », qui parle des neurosciences contemporaines. Il a tort. Il ne faut pas reprendre le discours du malade. Il décrit des expériences du philosophe Joshua Greene assistées par imagerie par résonnance magnétique (IRM) qui posent des questions sur « l'équilibre entre le bien et le mal » (p. 261) tout aussi douteuses que les deux âmes, sensitive et matérielle, de Willis. La philosophie naturelle d'alors pouvait se lire comme la persistance de préjugés et de dogmes par opposition à la science naturelle empirique. Au passage, Pavlov (1849-1936) aussi n'est pas cité par Zimmer tout en étant bien récupéré par la neurologie expérimentale (p. 268).
Le débat entre théoriciens et empiristes/expérimentateurs n'est pas clos. Beaucoup de preuves de Willis ne seraient pas considérées comme valides. Il aurait fallu dire qu'il est probable que la centralité du coeur dans l'antiquité venait de l'expérience commune de couper la tête à un poulet et de le voir courir partout pendant un certain temps. On pouvait donc penser que la tête ne servait à rien. On sait aussi que Popper (1902-1994) prétend, contre l'empirisme, qu'on ne peut pas démontrer, mais seulement réfuter. Les explications de la neurologie actuelle d'« avoir un mot sur le bout de la langue » (p. 276) sont d'ailleurs aussi peu opératoires que la médecine de Willis. On prescrit simplement des neuroleptiques. Pour la théorie, on met à toutes les sauces le darwinisme puritain comme garantie de scientificité (idem). On peut admettre que l'anglo-saxonnisme de cartographier le sens moral (pp. 287-290) est une contrainte locale.
Quoi qu'il en soit, on sort philosophiquement transformé de la lecture de ce livre ! Malgré les risques habituels de réductionnisme neurologique, on est confronté à l'élaboration expérimentale pas-à-pas d'une anatomie du cerveau et d'une théorie matérielle de l'esprit basée sur l'observation, contre les fausses conceptions traditionnelles et les théories spiritualistes dont Harvey disait : « les esprits n'étaient rien de plus qu'un 'subterfuge de la commune ignorance. En effet, les demi-savants, lorsqu'ils ne savent pas expliquer un phénomène, disent aussitôt qu'il est produit par les esprits et les introduisent partout comme agents universels. Ils font comme les mauvais poètes qui, pour le dénouement et la catastrophe finale de leurs pièces, convoquent sur scène le Deus ex machina' » (p. 74). Zimmer lui-même récidive en disant : « notre âme est matérielle et pourtant immatérielle » (p. 293). Mais c'est trop tard, on croit comprendre qu'il prend ici quelques précautions à l'égard de l'inquisition.
Jacques Bolo
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