Face aux exemples concrets de régression des libertés tirés de l'actualité, François Sureau se réfugie dans les principes généraux. Il est vrai que la tendance actuelle est à une forme de répression caricaturale, comme dans le cas des gilets jaunes, qui semble faire écho à l'illibéralisme actuel un peu partout dans le monde. Mais précisément, tout cela n'est pas original, comme Sureau le reconnaît : « Que les gouvernements [...] n'aiment pas la liberté n'est pas nouveau. Les gouvernements tendent à l'efficacité » ou « Nous sommes déjà habitués à vivre sans la liberté » (p. 6). Comme je l'ai montré (« Fondement des manifestations »), l'émeute est toujours le critère des deux côtés. Il faut aussi considérer le contexte : les policiers sont un peu à cran depuis les attentats.
En fait, Sureau, qui est de ma génération, regrette le bon vieux temps, quand de retour des pays de l'Est, on regagnait « la liberté » et que les policiers occidentaux étaient polis (pp. 7-8). La liberté n'était pas de mise dans le monde (stalinisme, dictatures, apartheid...) et les voyageurs étaient rares. Le glissement sécuritaire à cause du terrorisme a certainement pris un tour désagréable pour le juriste qu'est François Sureau, qui se réfugie derrière l'affirmation que « l'article 16 de la Déclaration dispose que 'Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n'a pas de constitution' » (p. 10). Parler d'« inculture constitutionnelle » signifie surtout que la pédagogie n'a pas été faite. Mais la pratique courante n'est pas une question de constitution. Sureau note d'ailleurs que « ce texte [...] mêle l'optimisme quant aux citoyens - jugés capables de discernement et d'action - et le pessimisme quant aux gouvernements - jugés portés à abuser des pouvoirs et à méconnaître les droits » (p. 10). C'est aussi une contradiction de la référence aux Lumières qui s'appuyaient plutôt sur les despotes éclairés (par eux). Les intellectuels se font toujours des illusions.
Sureau se réfère encore à sa jeunesse : « quand j'ai commencé mes études [de droit], nous étions donc le plus souvent d'accord sur l'essentiel » (pp. 13-14). Il concède l'existence de la censure d'alors, mais « les grands principes y semblaient établis pour l'éternité » (p. 12), en particulier en référence à la période pétainiste et nazie antérieure : « ce qu'on appelle avec mépris 'les options droits-de-l'hommistes', dans ma jeunesse, nous savions de quoi leur oubli se paye » (p. 13). Il rappelle pourtant la critique de gauche [stalinienne] de ces droits bourgeois, les guerres coloniales, « la torture en Algérie et les cours militaires de justice statuant sans recours ». Il admet que « la règle paraissait être celle des jésuites : péchez, mais du moins ne corrompez pas les principes » (p. 15). Ça relativise !
Face au grignotage des libertés après les attentats, Sureau en est réduit à une récrimination moraliste : « on pense moins comme citoyen que comme individu, recherchant des droits pour lui et des supplices pour les autres » (p. 16). La question n'est pas seulement que « notre système de droits n'a pas été pensé seulement pour les temps paisibles » (p. 17), puisqu'il n'était pas non plus appliqué dès que l'occasion se présentait. Il faudrait admettre que c'était surtout un système de protection des notables, dont les juristes élaboraient les principes entre eux en leur attribuant une universalité très anticipée (d'où l'idée de gauche des droits formels). On peut envisager que les problèmes actuels en France viennent aussi du manque récurrent de magistrats depuis quarante ans, ce qui empêche un certain recul réflexif du fait de la surcharge de travail.
La critique de la démagogie sécuritaire, parlementaire et gouvernementale (p. 18) à propos du terrorisme fait dire à Sureau qu'« on ne peut considérer le citoyen libre comme un délinquant en puissance » (p. 20). Il me semble que cela reste du domaine des principes du droit civil. La réalité est que le terrorisme relève d'une forme du droit de la guerre qu'il faudrait sans doute définir internationalement, en particulier pour pouvoir conclure la paix. Les États ont d'ailleurs entrepris, ces derniers temps, des guerres non déclarées un peu partout. Il faudrait mettre un peu d'ordre juridique dans tout ça.
J'ai l'impression que François Sureau sous-estime l'existence de problèmes nouveaux. Tout ne se réduit pas aux discussions qui ont eu lieu vers 1789, sur le modèle des Américains qui invoquent sans arrêt « les pères fondateurs » (au moins dans les films, mais c'est ce qui constitue précisément la culture constitutionnelle du moment) : au passage, les débats d'alors considéraient aussi la démocratie comme la possibilité de revoir les principes sur lesquels on s'appuie.
Outre le terrorisme, quand Sureau parle (pp. 21-22) de lois de Gribouille à propos des fake news contestant l'existence d'un citoyen réputé intelligent, ou des lois sur la « haine » comme contrôle des sentiments, il est un peu léger. Il existait bien des lois sur la propagation de fausses nouvelles qu'il faudrait adapter à Internet. Le retard en la matière vient de l'ignorance de l'informatique de la part des parlementaires et des juristes. Il aurait fallu adapter dès le début les lois sur la presse. Pour la « haine », il s'agit surtout d'un anglicisme, qui signifie simplement une tentative de généralisation des notions de racisme, antisémitisme, sexisme, homophobie, etc., spécialement dans le contexte américain, avec la référence formaliste à la liberté d'expression (justement un peu semblable à celle invoquée ici par François Sureau).
Il en est de même de la possibilité de contrôle de la société de l'information (p. 22) ou de la délégation de censure par le privé (p. 23) dans le cadre de la nouvelle hégémonie des réseaux sociaux. Il est certain que telle ou telle disposition est discutable. Malheureusement, presque tout ce qui est décidé est nul, avec une impunité depuis le début, en particulier sur le droit d'auteur et le harcèlement. Il est cependant évident que des critères doivent être définis. Une police doit correspondre à la nouveauté technique, comme les automobiles des brigades du Tigre contre la bande à Bonnot. On ne peut pas poursuivre les hackers à vélo.
François Sureau n'a pas tort de dire qu'un « horizon chinois [...] se profile » (p. 24), mais c'est précisément parce que la France n'a pas pris la peine de réfléchir sérieusement à ces questions. Ça ne veut pas dire qu'il faut en rester aux principes de 1789. Les Chinois aussi, dans leur application des nouvelles technologies, peuvent apporter à la réflexion. Eux aussi tâtonnent. Leur biais étatiste correspond d'ailleurs à la mentalité française. Le problème actuel n'est pas la « perte de confiance dans les capacités du citoyen libre » (p. 24), voeu pieux formaliste plutôt que réalité juridique : le problème est l'incompétence des élites sur Internet. Le citoyen usager est beaucoup plus compétent que le législateur et le juge.
On peut, comme le dit Sureau, « s'inquiéter autant de la différence des opinions abjectes, complotistes et antisémites en premier lieu, que de la rapidité avec laquelle l'idée même d'une chasse aux opinions à rempli l'esprit » (pp. 25-26). Mais on a vu que la situation antérieure connaissait la censure. Le problème actuel est plutôt la surenchère médiatique et électoraliste. Il ne faudrait pas idéaliser le droit qui correspond bien à la répression depuis toujours. Le problème général est l'acceptation de la hiérarchie sociale, d'où l'idée ancienne de lutte des classes (qui était trop restrictive). Sureau traite en fait du rôle des institutions (État, justice) dans ce consensus et de leur tendance à être omniprésentes, d'où la question de la liberté. Mais il note, toujours contradictoirement, que « tout se passe comme si la République était pour nous l'horizon indépassable du bien. Mais la République, c'est aussi le bagne, la torture en Algérie et la peine de mort jusqu'en 1981, un régime dur aux femmes, aux Arabes, aux Bretons et aux esprits libres » (p. 32).
Je ne contredirai pas François Sureau quand il déclare que « la gauche intelligemment libertaire n'a jamais pris racine en France » (p. 34), quoiqu'il se fasse sans doute aussi des illusions sur ce point. Bizarrement, l'idée que « la liberté d'autrui ne nous concerne plus. Peu importe qu'on interdise la consultation des sites islamiques puisque je ne vais pas les voir » (p. 37) correspond justement à l'idée de gauche de prévention plutôt que de répression (le droit s'applique a posteriori). À l'usage, on constate bien les limites aux bonnes intentions.
Il n'est pas sûr non plus que la référence à la Révolution concerne un projet de liberté politique à l'origine (p. 38). Il s'agissait plutôt de libertés économiques, contre les corporations, d'où la loi Le Chapelier utilisée contre les syndicats de manière liberticide (cf. p. 35), et pour garantir un libre accès aux charges publiques. Et la mention de l'interrogation de Michel Serres : « L'individu est libre, mais seul. La grande question est désormais : quels types d'appartenances faut-il établir ? » (p. 39), ne concerne pas la modernité : les appartenances étaient celles des ordres d'ancien régime ou des sexes. Bizarrement aussi, l'idée de « remplacement de l'idéal des libertés par le culte des droits » (p. 39) conteste la défense du droit-de-l'hommisme précédent et même les droits de la défense pour son domaine ! Sureau est contaminé par la doxa médiatique liberticide. Les droits humains des Lumières (« le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme », p. 41), sont bien les droits de l'individu !
François Sureau n'arrive pas vraiment à conclure avec les références qu'il utilise ou son invocation des grands principes. Il constate simplement les manques et les inconséquences : des préfets (p. 42), de la gauche et de la droite (p. 44), ou se réfère à la tradition (p. 46) ou à l' « idée de Tocqueville selon laquelle ce qui permet à la démocratie de durer, c'est la survivance en elle de valeurs résolument prédémocratiques, sinon antidémocratiques » (p. 47). Au mieux, il s'agissait de prérogatives de l'élite. La difficulté de la démocratie est la capacité à les généraliser.
Sureau finit par admettre : « voici dix ans qu'il convenait de penser les droits constitutionnels dans l'univers mondialisé » (p. 52), hormis que ça fait plutôt trente ou quarante ans, il faudrait surtout que d'aucuns s'y attellent. Cette plaidoirie paradoxale se conclut par « la vérité, c'est que la liberté n'est précieuse qu'aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement » (p. 54) que Sureau emprunte à la philosophe Simone Weil (1909-1943). Outre l'aristocratisme littéraire un peu facile, la liberté est donc moins une question d'institutions que d'état d'esprit. Cela pourrait expliquer l'impuissance des textes à la garantir.
Jacques Bolo
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