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Sciences cognitives / Philosophie - Août 2019

Pierre Moessinger, La Psychologie morale (1989)

Résumé

Tout le monde devrait avoir lu ce petit « Que sais-je ? », malheureusement épuisé, mais qu'on peut retrouver sur Amazon, mis en ligne sous forme d'ebook par l'auteur. Le livre concerne surtout la théorie de Lawrence Kohlberg (1927-1987) qui n'a pas eu un grand écho en France de son vivant et reste encore largement ignorée. Kohlberg a la particularité de reprendre les travaux de Piaget sur Le Jugement moral chez l'enfant (1932) et d'appliquer la même méthode aux adultes. Il propose un approfondissement de l'idée de stades du comportement moral de même qu'il existait des stades de l'intelligence chez Piaget. Cette théorie a donné lieu à de nombreux débats et controverses aux États-Unis, en particulier avec la féministe Carol Gilligan qui lui avait opposé l'idée du care pour différencier le comportement moral féminin qui était sous-évalué dans les tests de Kohlberg.

Pierre Moessinger, La Psychologie morale, coll. « Que sais-je ? », n° 2465, éd. PUF, Paris, 1989, 128 p.

L'approche piagétienne du mode d'acquisition du comportement moral insiste sur la manière dont le sujet intègre les normes morales « dans [une] perspective kantienne, [où] une norme morale oblige par le fait même de sa cohérence, un peu comme une norme logique. [...] La morale cherche à rétablir l'équilibre ». C'est considérer que « l'obligation morale [...] s'impose à l'individu de l'intérieur » (p. 6), mais il n'est pas certain non plus que « c'est bien la morale qui guide l'action et non l'inverse » (p. 7), si on admet que les stades de Piaget résultent de la confrontation du sujet avec le réel.

On connaît le principe piagétien qui parle de l'« égocentrisme enfantin » comme premier stade cognitif : quand on demande à l'enfant s'il a un frère et qu'il répond « oui », si on lui demande si son frère a un frère, il répond « non » (p. 14-15). Un point important pour comprendre la notion de stade cognitif est qu'après coup « la réponse devient évidente et banale » (p. 15) pour l'enfant. La méthode de Piaget pour évaluer le comportement moral consistait à ne pas observer seulement l'action, mais aussi les raisons qui peuvent être différentes (p. 20). Dans le jeu des enfants, il avait observé un premier stade (3 à 6 ans), sans règles ou avec des règles erratiques ; un deuxième (7/8 ans), où les enfants changent les règles en affirmant leur permanence ; un troisième stade (11/12 ans), où les règles sont comprises comme conventionnelles et sont mieux respectées (pp. 21-23). Piaget avait aussi testé des dilemmes moraux pour évaluer la responsabilité, le mensonge, les réactions face aux punitions (pp. 24-37). Ses hypothèses principales concernent « le passage de l'égocentrisme à la décentration et le passage de l'hétéronomie à l'autonomie », bien que Moessinger indique qu'il existe d'autres perspectives (pp. 38-41).

Contre l'idée des normes sociales seulement extérieures, Kohlberg avait choisi Piaget et « l'apport du sujet à l'élaboration de la morale » (p. 43). Ce qui est sans doute excessif. Le point important est surtout que Kohlberg prolonge les études de Piaget aux enfants de 10-16 ans et aux d'adultes. Une fable connue que Kohlberg propose est celle d'un « vol altruiste » de médicaments qu'un mari ne peut pas se payer pour sauver sa femme, présenté comme un conflit moral entre la loi et la vie (pp. 44-46).

Stades

Kohlberg établit ainsi sept stades chez l'enfant et l'adulte : 1) soumission à la loi ; 2) espoir d'absolution ; 3) idées d'obligations multiples ; 4) recul légaliste ; 5) relativisme moral ; 6) principes universels valables pour tous ; et envisage aussi un stade 7) métaphysique fusionnelle [assez new age], considéré comme métaphorique par Kohlberg lui-même (pp. 47-55 avec un tableau, pp. 52-53). Il note aussi que le stade 5 est celui de seulement 20 % de la population, dont les rédacteurs de la constitution (p. 54). On pourrait remarquer qu'il ne s'agit pas forcément de morale cognitive, mais plutôt du fondement de l'organisation collective, sous réserve de l'existence d'une forme de quant-à-soi. C'est l'inconvénient des fables abstraites. Pour ce dilemme moral précis, le stade 6 universel pourrait correspondre tout simplement à la sécurité sociale européenne qui généralise donc sur ce point le stade à 100 % de la population, en sortant du cadre cognitif individuel par une institutionnalisation pragmatique. La fable n'a ainsi pas de sens en Europe !

Devant les critiques, Kohlberg a révisé en partie son système, en l'assouplissant ou en le subdivisant (pp. 58-60). Les critiques ont souligné des problèmes de méthode et d'interprétation des résultats, ou l'intellectualisme de la norme de Kohlberg. Il a été formulé des alternatives, comme celle d'Edward Sullivan pour plus d'affectivité ou Carol Gilligan pour le care (pp. 61-63). Dans ce dernier cas, on pourrait aussi envisager que les moins bons résultats des femmes concernaient leur statut social inférieur, plutôt que de proposer une moralité qui leur serait spécifique comme semble bien le faire Gilligan (ce qu'on lui a aussi reproché). Sans doute cette essentialisation est-elle une tendance anglo-saxonne. Les hypothèses sociales des études de genres cherchant à en compenser le cadre idéologique.

Du fait du fondement kantien de Piaget et Kohlberg, il a aussi été évoqué la question de l'universalité des stades, qui dépendrait du niveau d'éducation comme l'ont montré des tests au Kenya (pp. 64-65). Mais on pourrait aussi dire que l'universalité abstraite occidentale est souvent factice et verbale. Par exemple, si le comportement oriental idéal ou traditionnel est explicitement organisé autour de la famille et non de l'individu, il en est souvent de même dans le comportement réel occidental. Il pourrait s'agir aussi de types différentiels autant que de stades.

Une interrogation plus fondamentale me paraît être l'opposition entre jugements et comportements (p. 67). Il me semble que Piaget se veut plus théorique qu'empirique. Un modèle théorique est utile pour prévoir tous les cas possibles, mais il ne décrit pas bien les comportements réels, qui se manifestent historiquement dans telle ou telle société. Le cadre expérimental peut inciter aussi le sujet à réciter une leçon de morale à l'expérimentateur. À propos des dilemmes artificiels ou réels, outre la limite que Piaget et Kohlberg visent « une morale de la droiture et de l'intelligence » (pp. 70-71), on peut plutôt penser au nombre limité de résistants pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Continuateurs

La question des stades en morale se pose et Kohlberg y croyait davantage que Piaget lui-même. Ceux de l'intelligence chez Piaget ont aussi été révisés par les psychologues du développement (pp. 75-76). Cette idée de stades suppose qu'un stade supérieur permet de comprendre tous ceux qui précèdent, mais il existe cependant des possibilités de régression (pp. 77-78).

Après Piaget et Kohlberg, les débats ont continué dans la psychologie et la philosophie morales, sur la décentration, le blâme et les types de responsabilités, la légitimité de l'autorité, l'équité (pp. 79-85). Eiseinberg-Berg a formulé aussi des stades pour l'altruisme : 1) hédoniste égoïste ; 2) conformiste ; 3) empathique ; 4) intériorisation des valeurs (pp. 86-88). Fritz Oser a fait de même pour les jugements religieux : 1) obéissance ; 2) négociation et réciprocité ; 3) autonomie et transcendance ; 4) sens de l'existence ; 5) union avec Dieu (pp. 88-90). Ou Habermas a parlé de stades de l'identité personnelle avec l'idée du bien et du juste sur six niveaux de moralité (obéissance, égalité, gratification, normes, civilité, morale) avec les sanctions correspondantes (pp. 90-93).

Moessinger lui-même a étudié les interactions sociales élémentaires et les notions de propriété et d'échange (pp. 94-104). Il note en particulier comment l'enfant intériorise les contraintes des jeux qu'on lui propose. On pourrait aussi en déduire que la morale est apprise. D'autant plus que Moessinger note que « les études de Piaget et Kohlberg [...] ne [permettent] pas toujours de contrôler le sens exact des affirmations de l'enfant » (p. 102).

Cette interrogation sur la répartition, l'égalité et l'équité, même justifiée par : « toute répartition n'est pas de l'ordre de la morale, mais tout acte moral concerne la répartition » (p. 105), ne devrait pas concerner seulement des opérations élémentaires dans un cadre expérimental. L'idée de construction de ces notions gagnerait à correspondre à des réalités sociales et historiques. Le modèle de Piaget et de sa postérité souffre sans doute de concerner l'enfant à qui l'on propose un modèle idéal kantien sans considération des pratiques réelles de l'adulte dont les enfants ont le modèle sous leurs yeux dans la vie courante. Les études classiques de John-Stuart Mill ou celles de Deutsch sur la justice distributive (pp. 105-109) ne semblent pas forcément tenir compte des différences culturelles, entre Amérique et Europe et a fortiori avec le reste du monde (sur le prix et la valeur du travail), alors même qu'elles concernent les pratiques économiques plus que la morale, qui pourrait donc concerner une adaptation aux conditions sociales.

Principe de réalité

Outre le fait que l'égalité politique correspond à l'égalité de droits, non à l'égalité de fait, on pourrait observer que l'idée piagétienne d'équilibration, justement notée comme plus dynamique (pp. 117-118), correspond assez à la théorie économique de l'équilibre général, qui est d'ailleurs elle aussi un peu trop formelle. L'échange réel peut être inégal. Les idées ici présentes de réciprocité, de sollicitude (de care), d'altruisme, sans parler de la surérogation (don gratuit) exhumée pour l'occasion (pp. 111-116), caractérisent plutôt une sorte d'idéalisation, éventuellement à l'usage exclusif des enfants, de relations humaines bien différentes dans le monde réel.

Du coup, il n'est pas faux de noter de façon désabusée que « l'équilibre est fragile et l'optimum plutôt mauvais » (p. 117). La réalité est plutôt le déséquilibre, d'autant plus que l'idée d'égalité est paradoxale puisque ce qu'on mesure, ce sont les différences. On aboutit bien à l'idée économique de formation de la valeur (morale) en fonction de la rareté, comme dans l'optimum de Pareto ou d'Edgeworth qui est bien envisagée ici : « une allocation est optimale quand on ne peut pas améliorer la situation d'un individu sans entamer celle de l'autre. Le fait que l'un obtienne plus ou moins que l'autre n'intervient pas » (p. 119). En situation d'abondance, on ne mesure pas les différences. L'idée de J.-S. Mill selon laquelle « à chacun selon ses désirs [...] serait [...] une morale pour les cochons » (p. 106) reposerait simplement sur la gestion de la pénurie et de l'inégalité. Ce qu'on recherche alors est une compensation ou une simple consolation.

Conclusion perplexe

Avec Piaget comme ancêtre et Kohlberg comme continuateur contesté, il persiste une difficulté à distinguer entre jugement moral et action (pp. 122-123). Cela me paraît aussi une conséquence de l'abus de paraboles comme critère expérimental qui subissent un peu trop la persistance du modèle enfantin, voire d'une réminiscence biblique.

Moessinger souhaiterait surtout une coopération interdisciplinaire sur le sujet de la morale contre les spécialisations trop figées, puisqu'il termine sur ces regrets :

« Il ne faut pas oublier qu'une telle délimitation est souvent arbitraire parce qu'elle est due aux contraintes de la recherche ou parce qu'elle est liée aux intérêts momentanés de tel ou tel chercheur ou groupe de chercheurs. Or une fois un problème posé et délimité, d'autres chercheurs s'y engouffrent sans remettre en cause l'arbitraire de la délimitation, contribuant à fixer les frontières du problème. Une telle fixation conduit à limiter la problématique elle-même. L'ouverture est aussi une question d'objectivité, et la recherche de l'objectivité une exigence morale. Ce qui ferme la boucle » (pp. 124-125).

Mais il faudrait, pour obtenir le résultat souhaité, intégrer plus explicitement toutes les problématiques des autres sciences humaines.

Jacques Bolo

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