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Politique / Médias - Mai 2019

1er mai 2019 : Fake-news d'État

Résumé

Fausse nouvelle de l'attaque d'un hôpital dénoncée par le ministre de l'Interieur. Si on ne veut pas de fakes, il faut donner l'exemple.

Les fake-news ont toujours existé. L'historien Robert Darnton le rappelait en 2009. La langue de bois officielle n'est pas nouvelle non plus. On parle de plan de comm ou d'éléments de langage aujourd'hui. Les optimistes pouvaient espérer que la hausse du niveau d'étude (1 % de bacheliers en 1900, 4 % en 1936, 15 % en 1970, 70 % en 2000, je me répète) diminuerait le phénomène. La réalité est que tout le monde, grâce à Internet, peut donc participer à la production du mensonge public (les mensonges privés servent d'entraînement).

Cette fois, pour la manif du 1er mai, on a eu droit à une bouffonnerie du ministre de l'Intérieur quand il a joué à stigmatiser les manifestants qui auraient attaqué un bâtiment de réanimation de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, alors qu'ils essayaient simplement de s'y réfugier pour échapper à une charge de police. C'est beaucoup plus logique, d'autant qu'il s'agissait de manifestants assez âgés et non des blacks blocs qui ne craignent justement pas d'affronter directement les forces de l'ordre, comme on le sait très bien.

Logique de l'émeute

Comme je le disais à propos des gilets-jaunes, depuis quelques années, les manifestations récentes prennent un tour violent. Du coup, par un principe d'adaptation classique, les manifestants se préparent de plus en plus aux affrontements et ces black-blocs sont ceux qui partent du principe qu'il ne faut pas se laisser taper dessus sans riposter. On peut craindre que cette escalade finisse très mal. Concrètement, c'est déjà le cas, avec les nombreux blessés graves depuis le début des manifestations des gilets-jaunes, dont une dizaine de morts par accident de la circulation du fait de se poster sur des barrages routiers. C'est quand même déjà assez dramatique. Mais ça peut dégénérer encore plus.

On sait que les manifestations paysannes ou de travailleurs indépendants sont souvent plus violentes que les autres. La tendance est de finir en jacqueries. Le renfort des black-blocs confirme une dynamique de sédition. En fait, ces jeunes qui veulent en découdre ressemblent à l'ancien service d'ordre de la CGT ou des organisations gauchistes, mais dont le but ne serait plus la défense, mais l'attaque. Comme évidemment la police ne peut pas se laisser faire, on a vu qu'ils étaient souvent débordés en décembre 2018 à Paris, autour de l'Arc de Triomphe en particulier, on a pu constater une augmentation démesurée et inquiétante des violences policières qui font l'objet de dénégations ridicules. Le président Emmanuel Macron a osé dire au cours d'un débat public : « Ne parlez pas de "répression" ou de "violences policières", ces mots sont inacceptables dans un État de droit. » Il confond sans doute les mots et les choses ! Dans l'affaire de l'hôpital, le ministre de l'Intérieur lui-même a finalement été obligé de convenir : « Je n'aurais pas dû employer le terme "attaque" ».

Le phénomène actuel de répression de ces manifestations, si on admet qu'on est encore dans un état de droit, relève de la même dégradation de la situation que dans les banlieues où la confrontation jeunes/police correspond souvent, sociologiquement parlant, à un affrontement de bandes entre elles (spécialement du fait qu'on y envoie de jeunes policiers). Quand ces affrontements ne concernent plus les seuls laissés pour compte, mais les travailleurs bien insérés, quoique précaires, on se trouve dans une situation insurrectionnelle, surtout quand la répression judiciaire s'y ajoute. Quand la logique n'est plus le maintien de l'ordre, mais l'écrasement et l'humiliation, la légitimité démocratique n'existe plus, en effet.

Rodomontades

La tentative du ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, pour décrédibiliser les syndicats est évidemment apparue comme une gesticulation sécuritaire hypocrite. Comme je l'ai déjà dit ailleurs, la politique consiste à raconter des bobards pour sélectionner ceux qui font semblant de les croire. Mais quand on ne contrôle pas l'information, c'est difficile de faire illusion à tous les coups. Avant, chaque camp restait simplement sur ses a priori partisans. Quand les événements sont diffusés en direct, la bonne stratégie est de jouer la transparence. Ça fait pourtant un moment que ce phénomène est connu. Le journaliste Léo Sauvage, qui couvrait les émeutes de Watts en 1965, le signalait déjà dans Les Américains (1983) à propos d'un communicant de la police (du genre de ceux qu'on a vus depuis dans des fictions US) qui démentait que la police ait tiré sur les fenêtres des maisons, ce qu'on voyait pourtant diffusé en arrière-plan dans l'émission de télévision où il s'exprimait (p. 55). Le roi est nu et tout le monde sait que les rois sont nus.

Tout le monde comprend parfaitement que le nouveau pouvoir manque d'assurance, spécialement du fait son inexpérience et de son relatif isolement malgré sa victoire législative exagérée. Il a besoin de marquer son autorité et sa détermination. Mais s'appuyer seulement sur la police est une mauvaise stratégie. Les médias amplifient la tension du fait de leur préférence pour la dramatisation. Concrètement, ces dernières années, cela se manifeste par le fait qu'on voit à la télévision davantage les syndicats de policiers que les organisations syndicales généralistes. C'est un climat de tension un peu étrange. Dans toute l'Europe, les élections se gagnent ou se perdent sur les questions de délinquance et d'immigration. Cela ne prépare pas aux débats démocratiques sur les problèmes quotidiens et cela crispe tout le monde de jouer en permanence sur les rapports de force : la complicité structurelle des syndicats sur le sujet réside dans le fait que c'est précisément leur discours traditionnel et la culture générale de la gauche.

Lois du réformisme

Le principe fondamental du réformisme est de rechercher le consensus. Ce n'est pas la mentalité française. J'ai déjà parlé d'un « Échec démocratique de Macron » et de son dirigisme, que confirme cette stratégie qui tend à s'appuyer uniquement sur un État policier. Ici aussi, on comprend parfaitement la situation : une bande de jeunes technocrates, lassés par l'immobilisme politique et le conservatisme généralisé, s'est imaginé faire mieux que les autres et a réussi de se faire élire aux élections présidentielles et législatives. J'ai parlé ailleurs de la revanche des centristes. Mais l'OPA amicale tourne à l'OPA hostile et on sait que les fusions-acquisitions ne réussissent pas souvent quand elles s'opposent à la culture d'entreprise. Il faudrait quand même que ces jeunes politiciens soient conscients au minimum que leur succès est davantage dû au discrédit des autres, et que l'action n'est pas une question de générations, millénials contre baby-boomers, comme le prétendent les imbéciles qui radotent prématurément pour leur âge en répercutant les fake-news à la mode.

Quand on a fait Sciences-po, comme la plupart des politiques actuels, anciens ou nouveaux, on devrait savoir qu'« on ne change pas la société par décret » : le sociologue Michel Crozier y est une pourtant une référence obligée. En la matière, il faudrait moins réformer que faire accepter les réformes ou donner le goût des réformes. Vouloir avancer à marche forcée correspondait simplement à la méthode de l'Après-guerre, nécessaire à la reconstruction, et bénéficiait d'ailleurs du soutien des communistes. De mauvaises habitudes technocratiques ont été prises. À tort, on se souvient seulement de la dernière période, avec De Gaulle et Pompidou, mais ils correspondent plutôt au moment où tout s'est terminé par Mai 68 et autres épisodes de contestation gauchiste (en partie contre la société de consommation, puisqu'on parle d'écologie aujourd'hui). Tout n'était pas si rose pendant les Trente glorieuses, comme je l'ai bien rappelé en faisant un sort aux imbéciles précédents (« Génération X contre Baby-boomers »).

Concrètement, pour ne pas finir par croire ses propres éléments de langage, tout le monde sait bien qu'il est absolument faux de dire que les Français ont voté pour la réforme. Ils ont voté utile contre Marine Le Pen et la situation correspond exactement à l'élection présidentielle de 2002 où Jacques Chirac avait aussi été élu contre Le Pen (père). On avait précisément reproché au président de ne pas en tenir compte et de ne pas faire une sorte de grande coalition à l'allemande. Il en avait notoirement rajouté dans le « à droite toute » dont on accuse aussi le président actuel. La tendance actuelle est qu'on se retrouve avec un Chirac pas sympa, aussi bloqué que Hollande.

La vraie différence entre les présidentielles 2002 et 2017 est que cette fois, Emmanuel Macron voulait bien rassembler à droite et à gauche, mais que la gauche n'a pas voulu. Elle était elle-même minée par ses divisions et ses rancoeurs d'avoir été éliminé dès le premier tour, du fait que le candidat du PS, Bernard Hamon, ne s'était pas désisté pour Jean-Luc Mélenchon beaucoup mieux placé. Le leader de la France insoumise semble vouloir croire lui aussi que les électeurs ont voté pour son programme alors qu'une partie a voté utile (pour le mieux placé). Pour éviter toute confusion, il aurait dû participer aux primaires de la gauche s'il revendique l'unité. L'autre anomalie est que Mélenchon et ses supporters veulent même croire qu'ils auraient pu remporter le second tour, en oubliant de dire qu'il leur aurait donc fallu les voix de l'extrême droite.

La faiblesse générale de la politique est donc que chacun finit par croire à sa propre légende. Ça suffit. Il faut arrêter de « jouer les cons » (voir cette expression) et commencer à faire des analyses correctes. Ce serait d'autant plus l'intérêt du parti présidentiel actuel. Ceux qui le soutiennent sont réputés être des réalistes contre les utopistes et les complotistes. Certes, Emmanuel Macron fait de son mieux, mais ça n'accroche pas. Il ne délègue sans doute pas assez à des personnes dotées d'une autorité suffisante. Il semble que la fréquentation des socialistes lui a aussi donné un goût un peu trop prononcé des symboles et de l'idée sorélienne (fasciste) que ce sont les mythes (les bobards) qui font l'histoire. La vraie réforme est pourtant claire : il ne faut rien faire de symbolique ! C'est la qualité rationnelle des analyses qui peut rétablir la confiance dans l'expertise contre le populisme. Encore faut-il que ceux qui s'estiment experts soient réellement compétents et qu'ils reconnaissent en retour la compétence de leur audience. C'est un véritable changement des habitudes.

Il faut donc aussi arrêter avec la rengaine de la légende franchouillarde. La réalité est que, dans la concurrence internationale actuelle, le souverainisme gaullien mythologique est dépassé (même sur le mode « start-up nation » de Macron). Avec la fin de l'Empire français (dont certains semblent avoir oublié l'existence précédente) le « rôle international de la France » est limité. Le gouvernement de la France en tant que tel n'a évidemment pas de prise réelle sur les nations étrangères (sans parler de prise réelle sur son propre pays, qui est toujours aléatoire). Le mouvement généralisé de privatisations (utilisées pour compenser les déficits) a fini d'enlever à la puissance publique toute prise sur l'économie. Il en découle qu'il vaut mieux créer des start-up privées qu'imposer des investissements d'État clientélistes. Cela évitera de devoir contenter les élus de collectivités locales, comme pour la gabegie de gares TGV inutiles.

Le véritable chantier du gouvernement consiste à arrêter de raconter des histoires. Il faut diffuser le sens des réalités hors de la seule sphère technocratique détentrice de la vérité, comme au bon vieux temps. Pour le moment, c'est pas gagné quand on passe son temps à dire des conneries et d'en ajouter d'autres pour les rattraper. La seule conséquence est qu'on sélectionne par ce moyen les spécialistes de la langue de bois et les lèche-culs. J'ai coutume de dire que c'était la caractéristique et l'échec du stalinisme. Pas seulement !

Jacques Bolo

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