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Culture / Méthodologie / Références - Mars 2019

Clément Rosset, Le Réel et son double : Essai sur l'illusion (1976-1984)

Résumé

Curieux petit livre de Clément Rosset qui nous dit en somme que le réel se suffit à lui-même à travers une théorie du « double » interprétant surtout des figures mythiques, littéraires et philosophiques classiques. Ce qui est plutôt une de ses limites.

Clément Rosset, Le réel et son double : Essai sur l'illusion, coll. « Folio/Essais », n° 220, éd. Gallimard, Paris, 1984 (1979), 134 p.

Rosset critique ainsi le refus du réel dont il mentionne plusieurs possibilités : suicide, folie, refoulement, aveuglement, inconséquence (p. 8). Il étudie plus particulièrement la situation où le réel est scindé en deux (p. 16) : « Descartes dirait que l'illusion consiste à prendre une 'distinction formelle' pour une 'distinction réelle' » (pp. 16-17). Pour Rosset, la duplication du réel chez les philosophes idéalistes, qui considèrent que les idées sont plus réelles que le monde (p. 20), est interprétée d'abord par le modèle littéraire des personnages de Boubouroche et de Swann chez Courteline et Proust avec leurs dénégations de leurs cocufiages (p. 18).

Oracles

Rosset parle ensuite d'« illusion oraculaire » (p. 21) qui constituerait un double du réel, avec des exemples mythologiques d'Ésope sur le destin, de la prophétie concernant Oedipe, ou du conte arabe sur la mort qui attend le vizir à Samarcande où il va se réfugier (p. 28). Le défaut de cette interprétation est de croire que la tentative de l'esquive provoque le destin (pp. 25-26). C'est bien ce que disent les contes, mais c'est surtout l'intention du conteur qui connaît l'avenir parce qu'il l'écrit lui-même. L'idée qu'on n'échappe pas à son destin est simplement l'idéologie antique. Le conte l'illustre, mais ne la prouve pas. Rosset, lui aussi, laisse la proie pour l'ombre.

Par ailleurs, quand Rosset mentionne qu'Oedipe pourrait plutôt tuer son père adoptif (pp. 33-37), il pense à l'interprétation freudienne (complexe d'Oedipe) qui n'est pas le sens originel antique parlant bien de la force du destin (voire d'une simple pub pour les oracles). Rosset fournit des explications compliquées qui se réduisent à une paraphrase du conte, en jouant sur les mots : « la surprise [...] consiste à réfuter l'événement réel au nom d'un événement qu'on n'imaginerait jamais. [...] Illusion d'être trompé, de croire qu'il y a 'quelque chose' dont la réalisation de l'événement aurait en somme pris la place. C'est donc le sentiment d'être trompé qui est ici trompeur » (pp. 38-39).

Rosset parle de « double » de l'événement attendu qui est identique à la prédiction qu'on croyait éviter (p. 42) au lieu de prendre le texte comme un artifice littéraire sur le mode fantastique. La réalité est qu'il n'y a pas d'Oedipe. C'est simplement une mise en scène vraiment très gore de l'idée antique que le destin est plus fort que la volonté, avec la fatalité qui joue des tours. Le vrai modèle littéraire est celui des mythes classiques qui mettaient en scène les divinités grecques, mais transposé sur le monde humain.

Pour justifier cette idée du double, Rosset mobilise Bergson qui interprète le déjà-vu comme destin dédoublant (p. 43-44) : « Bergson voit dans ces sortes d'illusions des 'souvenirs du présent' qui redoublent anormalement la perception actuelle » (pp. 64-65). Il est plutôt probable que l'antiquité pouvait voir dans des phénomènes de ce genre un mécanisme oraculaire. Vouloir tout expliquer est le propre de la pensée mythique. On peut se demander si Bergson et la philosophie en général ne reproduisent pas ce principe ou même n'interprètent pas seulement les textes anciens qui l'appliquent. La culture académique classique abusait de l'allusion et de la paraphrase.

Double ou simple fiction ?

J'ai déjà considéré la philosophie comme une simple théorie de la fiction. C'est une tautologie de considérer la fiction comme preuve de la fiction. Cette idée du double réel (p. 45) procède sans doute de ces anciennes conceptions suggérées par la lecture des mythes anciens, qui fait dire à Rosset : « c'est en ce sens que la vie est un songe » (p. 46). On pourrait plutôt y voir une réminiscence anthropologique d'un chamanisme originel qui confond le rêve, la vision, la pensée. On aboutit tout naturellement au biais philosophique de l'analyse du langage comme inconscient dans la lecture des expressions populaires « pas de jeu », « hors jeu » (p. 46), ce qui fait régresser immédiatement Rosset à « toute réalité [...] est de toute façon de structure oraculaire » (p. 47). C'est le biais rhétorique de philosophes, beaucoup trop empathiques avec leurs sujets de dissertations. Cette idée d'oracle consiste à percevoir la connaissance comme anticipation, ce qui n'est pas faux. Mais il faut éviter les pièges discursifs qui aboutissent à des contradictions.

La célèbre citation shakespearienne de Macbeth : « la vie est une histoire pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien » (p. 51) est interprétée en termes de destin plutôt que de non-sens, au terme d'une glose de Rosset où Macbeth espérerait échapper à son destin, mais « le réel qui n'est rien que le réel, et rien d'autre, est insignifiant et absurde », parce que non universel, au prétexte qu'« idiot » signifie en grec « simple, particulier, unique de son espèce » (p. 51-52). C'est un peu tiré par les cheveux.

Métaphysique

Pour Rosset, il s'agit notoirement de s'opposer aux « métaphysiciens qui répètent que le 'sens' du réel ne saurait se trouver ici, mais bien ailleurs » (p. 52). C'est bien un lien de la métaphysique avec le mythe. Malgré la critique du double dans Le Cratyle par Platon, Rosset pointe que la « dépréciation de l'objet sensible [...] l'impossibilité du double vient paradoxalement démontrer que ce monde-ci n'est qu'un double, une duplication falsifiée » (p. 59). Il en note la persistance de ce modèle chez « Marx [qui] s'efforce de repérer dans le réel apparent la loi Réelle qui en explique à la fois le sens et le devenir » (pp. 55-56).

Mais on pourrait plutôt dire que la véritable duplication est la mauvaise méthode de la philosophie de commenter les commentaires sans référence au réel. La mention du mot de Talleyrand : « Il faut se méfier du premier mouvement, c'est souvent le bon » (p. 61) est un peu une facilité. Dire : « on ne le prend pas pour le 'bon', précisément parce qu'on se refuse à le prendre pour le 'premier' : n'est-ce pas déjà une 'élaboration secondaire' » relève de la glose mondaine. Rosset invoque le contact avec les choses mêmes, mais ce n'est pas le problème. On est au monde, mais la question est de le penser. C'est ça le double. La contrainte est effectivement que le langage manipule des généralités pour parler du particulier.

Le principe de l'action opposée à la conceptualisation ne signifie pas forcément qu'on se méfie de ne pas utiliser son intelligence (p. 62). Il faudrait plutôt se méfier davantage de l'interprétation des références qu'on mobilise inconsidérément : « noli me tangere [ne me touche pas] interdit à l'homme le contact avec le réel de la première fois » (p. 62) selon ce qu'aurait dit Jésus à Marie-Madeleine après la résurrection. Cela me paraît correspondre plutôt au fait que Jésus est devenu Dieu, tabou, selon une conception hébraïque de sacralité (qu'a rappelé Les Aventuriers de l'Arche perdue). La même question d'interprétation correcte se pose pour « La vie est un songe de Calderon, qui est la tragédie du refus de l'immédiat » et autres références littéraires ou idiomatiques.

Selon Rosset, la synthèse philosophique apparaîtrait donc avec Hegel : « il faut donc distinguer non pas deux mondes, mais bien trois, en premier lieu le monde des apparences sensibles, en deuxième lieu le monde suprasensible, [...] en troisième et dernier lieu ce monde suprasensible mais considéré cette fois en tant qu'il coïncide finalement avec le monde premier des apparences [qui] annule la différence » (p. 71). Mais cela me semble ici une référence a posteriori à la prétention de Marx d'avoir remis la dialectique idéaliste sur des pieds matérialistes. Les érudits apprécient toujours ce genre d'allusions.

Phénoménologie

Outre ces effets de manche salonards, la solution de Rosset est donc celle de la phénoménologie : « le phénomène est son essence » (p. 71). On est bien avancé ! On reste dans la métaphysique verbale. Mais on peut quand même noter ici la mise au jour (et en pratique) d'une généalogie de la phénoménologie. Sa tendance connue est d'être essentialiste au lieu d'être empiriste. Le marxisme lui-même, quoique matérialiste, préférait la dialectique hégélienne (Phénoménologie de l'esprit) au « matérialisme vulgaire ».

On a donc droit à un festival tautologique sur le mode phénoménologique : « le monde intelligible [est] le 'phénomène comme phénomène' » (p. 72) ; le « mystère qui fait que les choses sont ce qu'elles sont » (p. 73) ; « la manifestation est la manifestation de l'essence » (idem) ; « Fichte [...], si l'on en croit Schopenhauer, répétait à ses étudiants que c'est justement parce que les choses sont ainsi qu'elles sont » (p. 75). Bizarrement, Rosset ne s'aperçoit pas que c'est plutôt la phénoménologie qui correspond à une fausse solution verbale qu'il identifie lui-même à ce qu'« on appelle en France le chichi [...] un goût de la complication, qui traduit lui-même un dégoût du simple. [...] Ce refus du simple permet de comprendre pourquoi les 'précieuses' font des 'chichis' » (p. 78). Le propre (sinon l'essence) de la phénoménologie n'est certainement pas la simplicité.

Rosset critiquait ici spécifiquement Lacan dans un passage qui relèverait de la tradition métaphysique du « double ». Il me semble que c'était bien simplement la reprise du platonisme, rituel académique de l'après-guerre. Rosset note pourtant bien ce cadre traditionnel : « également dans certaines philosophies du XXe siècle, notamment dans certains philosophes considérés comme d'avant-garde pour n'avoir pas été encore rapprochés des pensées de jadis, dont elle ne diffère souvent que par la forme ou les détails », comme Hegel dans Lacan chez qui le « signifiant qui 'n'est de par sa nature symbole que d'une absence' », parce qu'il reprendrait Lucrèce avec l'« insuffisance du réel à rendre compte de lui-même » (p. 75). Que les philosophes se reprennent l'un l'autre relève plutôt de la scolastique professionnelle. Le biais de la modernité de Lacan sur le signifiant consistait plutôt à le confondre avec le signifié (ces deux mots signifient simplement « son » et « sens » chez le linguiste Saussure). Ce genre d'erreur a empoisonné le monde académique à l'époque (les étudiants devant apprendre les erreurs des professeurs). Le structuralisme linguistique était mal assimilé par ceux qui avaient été formés par la grammaire traditionnelle. À l'époque de la publication du livre de Rosset, cette confusion embrouillait encore les débats.

Double vue

Fort de son truc du double, Rosset a un peu tendance à le plaquer sur tout. Il semble apprécier Nerval qui, dans Les Chimères, parle du « thème de la duplication du présent en tout passé et tout futur, mais pour la seule gloire du présent. [...] Tout est à jamais premier. [...] une convergence quasi magique du tout ailleurs vers l'ici. [...] L'état de grâce » (pp. 82-83). Pourtant le poème dit aussi : « ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours, le temps va ramener l'ordre des anciens jours » ce qui en fait plutôt une duplication du passé en tout présent, sans parler du rituel scolaire de la récitation des poèmes.

Rosset continue d'explorer systématiquement le thème du double chez les classiques : toujours le Cratyle de Platon (p. 85), le thème littéraire des jumeaux (p. 87), la marionnette Petrouchka de Stravinski (p. 88), Poe (p. 92), Lacan et le stade du miroir (p. 93), le vampire sans reflet (p. 94). À Otto Rank qui met en rapport le dédoublement de la personnalité avec la crainte ancestrale de la mort (le double que se représente le sujet serait un double immortel), Rosset oppose que « ce qui angoisse le sujet, beaucoup plus que sa prochaine mort, est d'abord sa non-réalité, sa non-existence. [...] C'est moi qui suis le double de l'autre » (pp. 90-91). On peut lui accorder cette critique subtile de l'idéalisme.

Mais, il faudrait aussi replacer le livre dans le contexte des années 1960-1980 qui est le sien. L'époque était à l'interprétation systématique des mythologies, de Lévi-Strauss à Barthes, et de nombreux autres, tels Paul Diel ou avec les émissions du jungien Michel Cazenave et du conteur Claude Mettra sur France culture. Comme ici, il s'agissait davantage d'interprétations littéraires que de parler de la réalité. Rosset mentionne le film de Cavalcanti, Au coeur de la nuit (1945), avec le futur présenté comme passé et le thème du double (p. 96). Mais il s'agissait aussi du thème de la folie, elle-même illustration littéraire des recherches psychologiques ou surréalistes d'alors, marquées par le freudisme, puis par le courant de l'anti-psychiatrie.

Idiotisme et Bêtise

Rosset a rappelé l'origine grecque de l'idiotisme comme individuel. Il considère le double comme un « refus de l'unique, [...] refus de la vie » (p. 97). Son idée est aussi peut-être un reliquat du vitalisme du XIXe siècle. Il faudrait plutôt sortir des commentaires mythologiques et reconnaître que la problématique philosophique trouve donc cette mauvaise solution du double pour traiter de la conceptualisation et de la conscience comme double de la vie. Du coup, c'est moins un refus de la vie que de celui de la conceptualisation. La généralisation philosophique dit classiquement (à tort donc) qu'il n'y a pas de science du particulier, selon Aristote. D'où sa conséquence de se perdre en généralités.

Suivant la pensée romantique, Rosset considère peut-être ce souci d'objectivité comme une trahison. Mais lui-même ne fait qu'interpréter des représentations littéraires (comme L'Amour sorcier, Tartuffe, La Tête des autres de Marcel Aimé, pp. 97-101). Rosset envisage que certaines d'entre elles auraient trouvé une résolution du problème : « en chassant le spectre du double, l'aimable Lucia [de L'Amour sorcier] a dissipé les maléfices de la nuit, dont le principe est de cacher le réel sous l'irréel en dissimulant l'unique derrière son double » (pp. 97-98). Le problème est plutôt l'interprétation des mythes en termes de réalité scientifique et non en termes de mythes.

La solution de Rosset, pour contester l'idée du double où « je est un autre » (pp. 103-105), est ici de parler de bêtise (p. 105) : bêtise de chercher un personnage de rechange ; bêtise comme « attachement à des thèmes dérisoires [...] inépuisables en nombre comme en variété » ; et adhésion à ces thèmes de façon spontanée ou réfléchie comme « bêtise au second degré » des intellectuels (pp. 106-108). Mais il faudrait dire « au carré » plutôt qu'« au second degré » dans ce dernier cas ! Outre la critique moraliste classique de la vanité, que mentionne Rosset, on peut confirmer qu'il s'agit donc bien d'une philosophie de la littérature.

Pourtant, Rosset s'obstine à trouver des incarnations laborieuses de sa thèse dans des références culturelles. Il trouve un « abandon du double et retour à soi » dans le fait que Vermeer se peint de dos, prosaïquement et indifférent à son moi (p. 110). Rosset voit une « réconciliation de soi avec soi » par le fait de « renoncer à se peindre de face » dans son autoportrait par « le renoncement au spectacle de sa propre image » et considère que « l'erreur mortelle du narcissisme [est...] de vouloir non pas s'aimer soi-même avec excès, mai de donner la préférence à l'image » (pp. 113-114). Cela me paraît relever du chichi de la péroraison mondaine.

Double du moi

Au héros romantique obsédé par « un témoignage extérieur » (p. 115), Rosset offrira une réponse bien prosaïque : « on fera remarquer à cet angoissé qu'il trouvera les reflets qu'il cherche de lui-même non pas dans un miroir ou dans une duplication fidèle, mais dans les documents légaux qui établissent son identité. Piètre confirmation, répondra-t-il, car il veut une image de chair et d'os. [...] Mais c'est là trop demander : car la seule image un peu solide qu'on puisse s'offrir de soi-même réside précisément dans ces documents, et dans eux seuls. Les sophistes avaient [...] compris que seule l'institution - et non une hypothétique nature - est en mesure de donner corps et existence à ce que Platon et Aristote concevaient comme des 'substances' » (p. 116).

On se dit effectivement que c'est un peu réducteur. Le romantisme était plutôt une forme de refus de la connaissance (scientifique et technique) au nom du mythe et de la volonté. D'ailleurs, depuis la parution du livre de Rosset, la mode est de plus en plus celle du constructivisme qui veut que la réalité soit une construction intellectuelle ou sociale.

On soupçonne ici Rosset de vouloir placer l'anecdote de Courteline dont un personnage exige une carte d'identité d'une personne qu'il connaît (p. 117). Ce n'est pas très réaliste de sa part. Cette contrainte est une nécessité administrative : on doit noter le numéro de la carte (mesure éventuellement prise à cause de cette fiction qui décrivait sans doute la nouveauté bureaucratique). Pour Rosset, dire « l'employé têtu ne réclame en somme rien d'autre qu'un double de l'unique » (p. 118) est un procédé factice qui réduit le réel à sa propre hypothèse dogmatique, au lieu de se poser des questions plus concrètes.

De même, le conte « structuraliste » de Michel Tournier, où la destruction des archives détruit toute civilisation, réduit bien la réalité à la bureaucratie « parce que l'âme humaine est en papier » (p. 120). Rosset en rajoute même en disant : « non que l'individu soit de papier, mais parce qu'il est incapable de se rendre visible - en tant qu'unique - ailleurs que sur le papier » (p. 120). C'est une version littéraire de l'hypothèse Sapir-Whorf, disant que le langage crée le monde, ce qui est plutôt la maladie professionnelle des intellectuels. C'est la littérature qui se mord la queue.

Ontologie

Rosset soulève plus sérieusement le problème de l'argumentation par la présentation factuelle (pp. 120-121). Il n'est pas besoin de démontrer la réalité, procédé bureaucratique des intellectuels qui renvoie effectivement à Courteline, comme ci-dessus. Bizarrement, Rosset mentionne ici l'argument de Pascal selon lequel le libertin à qui il montrerait Dieu ne serait pas convaincu. Ben, qu'il le lui montre ! C'est un nouvel argument assez surréaliste de l'existence de Dieu.

Chose amusante aussi, Rosset ajoute, pour parler de l'individu, qui renvoie décidément pour lui à l'ineffable : « il est toutefois un domaine où l'argument ne cesse pas, parce que la chose ne se montre jamais : et c'est justement mon domaine, le moi, ma singularité. Il me manque [...] d'être visible » (p. 121). Emporté par l'accumulation littéraire, Rosset a sans doute oublié qu'il venait de critiquer Lacan, célèbre à l'époque pour le fameux « stade du miroir ». Il ne faudrait justement pas oublier la solution évidente de ce stade du miroir, ce qui arrive sans doute quand on l'a dépassé ! Sinon, on risquerait de se demander si les intellectuels ont jamais atteint ce stade. Les friands d'étymologie parleraient de spéculations spéculaires.

Le vrai problème est-il bien « comment convaincre ? », surtout par des artifices pascaliens ? Étant entendu que certains ne sont convaincus ni par les raisonnements ni par les évidences. Cette recherche était bien le principe de toute la tradition, et de tous les errements, de la rhétorique et de la métaphysique. Mais la reconnaissance de ce problème ne dit pas comment le résoudre. Une réponse de la modernité est seulement dans l'idée de sélection naturelle. Ce qui ne vaut pas vraiment mieux sur le plan logique.

Sur l'évidence, Rosset revient d'ailleurs à Aristote et Descartes : « il y a un moment où cesse le domaine des preuves, où l'on bute sur la chose elle-même » (p. 121). Mais bizarrement, emporté par ses images sur le « moi de papier », il retourne au mythe de Teuth (Phèdre, 274, Philèbe 18) : « le souvenir écrit prendra la place du souvenir vivant » (p. 122), qui correspondait alors à la critique de l'écrit par Platon (comme on a critiqué l'imprimerie, la télévision, l'Internet, en particulier pour la perte de la mémorisation). Rosset parle aussi de répétition comme négation du moi (mentionnant Jankélévitch, Wahl, Derrida), « qui répète ne dit rien », mais il ajoute : « on ne se refait pas » (p. 123). La question est ici celle de la littérature, entre répétition et invention, et du langage comme intuition populaire de l'identité personnelle. On attend toujours la solution théorique.

On se dit au final que ce recueil est quand même une tentative un peu superficielle. Rosset ne semble d'ailleurs pas très sûr de son fait : « la thèse présente reste vraie jusqu'à ce qu'on lui ait opposé un cas d'illusion qui ne se ramène pas [...] à une duplication magique de la chose » (pp. 126-127). Il devrait plutôt considérer que son propos du double concerne la question de la théorie qu'il traite régressivement par la fiction. La confusion repose sans doute sur la nature verbale de la théorie comme de la fiction.

Essai de résolution

La question philosophique courante est bien l'articulation de l'individuel et du collectif, souvent de façon verbale ou rituelle : Rosset reprend d'ailleurs le cliché de la mort comme thème philosophique principal : « le mot célèbre de Pascal ('On mourra seul') désigne bien cette unicité irréductible de l'être face à la mort » (p. 102). Mais il faut bien prendre aussi en compte que « tous les hommes sont mortels » et pas seulement Socrate. Dans mon livre sur l'intelligence artificielle, j'ai eu l'occasion d'opposer à Popper que le syllogisme (prétendument formel) à ce propos est bien une induction qui peut se traduire : jusqu'à maintenant, l'expérience montre que les hommes sont mortels (et tous les cygnes sont bien blancs tant qu'on n'en trouve pas un noir). À la relecture finale du brouillon, j'avais alors ajouté une note pour signaler que la mort de Popper lui-même, qui venait d'avoir lieu le 17 septembre 1994, confirmait bien la généralisation, pour le moment et jusqu'à un exemple contraire. Popper oublie qu'en logique, on a le symbole pour « il existe x » (∃ x) qui renvoie bien à la réalité.

Sur le plan épistémologique, c'est aussi cela la condition humaine. Le modèle de l'individu n'est pas la boîte noire que semble penser Rosset : « la reconnaissance de soi, qui implique déjà un paradoxe (puisqu'il s'agit de saisir ce qu'il est justement impossible de saisir) » (p. 97). Les progrès de la connaissance correspondent simplement toujours à des connaissances partielles. Rosset est sans doute lui-même victime de ses références littéraires qui renvoient à un état de connaissance antérieur, ou à une régression volontaire à des mythologies qui constituent ces états antérieurs de la connaissance. Il est possible que la littérature repose en fait sur ces fausses résolutions de problèmes que constituent les mythes. La philosophie, en tant que théorie de la fiction, justifie son propre échec avec la rengaine de « ne faire que poser des questions ».

On peut opposer à Rosset que contrairement au mythe, les sciences humaines se fondent sur l'expérience pour en tirer des règles générales, qui ne sont justement pas générales, mais statistiques. L'idée de statistiques concerne la quantification de la diversité (« certains cygnes sont blancs ») par opposition à la généralité philosophique (« tous les cygnes sont blancs »). Cela réfute au passage la solution de Popper qui ne concerne donc pas directement l'induction philosophique, mais plutôt la possibilité des sciences humaines : car Popper niait la scientificité de la sociologie. Le but réel est de prévoir (oraculaire) à partir des données de l'expérience qui sont souvent insuffisantes et parcellaires (particulières plutôt qu'idiotiques), pour faire face à l'inconnu ou à l'indécidabilité de l'explosion combinatoire (autre thème de mon propos d'alors sur l'intelligence artificielle).

Jacques Bolo

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