Le nouveau rapport d'Oxfam, pour faire le buzz, a trouvé comme formule-choc que vingt-six milliardaires sont plus riches que la moitié de la population mondiale la plus pauvre. Les grands médias, qui prétendent pourtant vérifier les informations, ont répercuté ce trucage statistique. Certes, grossièrement, on pourrait dire que c'est tiré de données exactes, mais dans ce cas, comme pourraient aussi dire les situationnistes, « le faux est un moment du vrai » !
Lutte des classements
C'est devenu une mode pseudo-statistique de tout comparer aux plus grandes fortunes de la planète. Dans l'entre-deux-guerres, on parlait bien des deux cents familles qui contrôlaient l'industrie française. De nos jours, c'est souvent beaucoup plus précis. C'est fondé sur l'évolution des cours de bourse des GAFA et autres super compagnies mondiales, et de celle des parts de leurs actionnaires plus ou moins majoritaires ou de leurs fondateurs richissimes. Cet intérêt correspond en fait simplement au classement Forbes des plus grandes fortunes (repris justement par Oxfam). Mais, c'est une ambition de cadre supérieur de se comparer avec les plus riches. Les jeunes étudiants rêvent de créer leur start-up pour imiter Bill Gates et Steve Jobs et s'imaginent les maîtres du monde.
Sur le sujet, j'ai aussi rappelé, il y a déjà une dizaine d'années, que les salaires des dirigeants explosaient précisément pour ne pas donner l'impression que la compagnie va mal par rapport aux autres. C'est un moyen de fausser le marché et d'empocher au passage des stock-options, précisément indexées sur la hausse des cours des actions. Il ne faut donc pas s'étonner que des krachs boursiers viennent corriger régulièrement ces manipulations. De même, on peut aussi envisager que le rapport d'Oxfam risque d'avoir l'effet pervers de pousser ceux situés après dans la liste de vouloir en faire partie en essayant de concentrer encore plus les richesses.
On peut admettre que la falsification d'Oxfam est contenue dans les données disponibles. Ce n'est pas une excuse. Concédons que le commerce ou le capitalisme ont bien une nécessité publicitaire ou d'esbroufe qui rappelle les statistiques de l'ancienne URSS ou celles de la Chine au début de son développement. Mais cela signifie forcément que les plus riches subissent aussi des variations de fortune d'un jour à l'autre en fonction des cours, qui peuvent donc être plutôt erratiques. Un jour les 26 milliardaires seraient aussi riches que 3,5 milliards de personnes, le lendemain que trois milliards et, en cas de revers sérieux, de seulement deux milliards, voire moins. Bon, on ne va pas chipoter non plus !
Capital ou revenus ?
Le vrai problème est plutôt que les fortunes des milliardaires en question constituent un capital et non un revenu. Le rapport d'Oxfam s'intitule Service public et fortunes privées, dans l'intention de prétendre qu'une meilleure répartition financerait les services publics. Le propos d'Oxfam est l'idée d'un impôt sur ces fortunes pour financer des programmes d'aide au développement. C'est totalement factice puisque ces milliardaires financent déjà des fondations dans ce but. Mais il semble ici que la notion de capital ne soit pas bien assimilée. Sur le fond, elle signifie concrètement que le transfert de ces fortunes privées à l'État ne changerait absolument rien à quoi que ce soit. Que Renault ou Amazon appartiennent à l'État ou à un particulier ne modifierait pas les revenus de leurs employés, des Français ou des pauvres de la planète ! C'est un scandale risible de le prétendre et de le répercuter de la part des médias prétendument sérieux. Cela relève du mauvais fake d'une officine des pays de l'Est, qui aurait droit de cité au journal télévisé ! Il est vrai que j'avais montré que cette ignorance de l'économie de base s'applique aussi dans ce qu'on dit habituellement sur le périurbain.
Certes, les revenus des milliardaires sont importants aussi, mais il s'agit en moyenne de quelques pour cent de leur capital, c'est-à-dire trente à cinquante fois moins. La comparaison dont parle Oxfam ne concerne déjà plus que moins de 100 millions de pauvres. On parle ici des années où les affaires sont bonnes. En cas de crise, le rendement est négatif, ce qui est supportable quand on est très très riche, mais ne le serait absolument pas pour les pauvres. Cela correspondrait, puisqu'il est question de l'État, à ce que ces pauvres soient obligés de payer un impôt ou rembourser un usurier si on parle de créance privée. Les deux contraintes reviennent évidemment au même pour celui qui doit payer.
On peut aussi rappeler que l'économie capitaliste réelle correspond au fait que la plupart des entreprises en question ont de nombreux autres actionnaires, en particulier par l'intermédiaire des fonds de pension. Leurs dividendes, quand elles en distribuent, ou la cession de part pour les actionnaires, augmentent donc aussi le capital pour les plus riches (s'acheter un logement est un capital), mais peuvent aussi constituer un revenu pour des actionnaires moins riches. On sait que les retraites sont financées ainsi dans certains pays. La différence avec la France est simplement que certains pensent que tout doit passer par l'État, mais ce n'est pas le cas partout. Il s'agit simplement de toute façon d'une gestion de l'épargne. Les entreprises de ces milliardaires sont donc au final des caisses de retraite privées. Outre la publicité mentionnée concernant la richesse de leurs actionnaires ou de leur créateur, le succès de leurs appels de capitaux repose simplement sur l'espoir d'une garantie sur le principe too big to fail. Le dernier krach a rappelé aux actionnaires de la banque Lehman Brothers que c'est illusoire. L'État correspond lui aussi à cette hypothèse. On a vu avec la Grèce qu'elle n'est pas plus valide.
Révision comptable
1. Revenus annuels des plus pauvres : Le rapport d'Oxfam triche un peu sur le sens des chiffres. Il parle de 3,5 milliards de pauvres qui ont moins de 5,5 $ pour survivre par jour et par personne, en précisant aussi que l'indice de pauvreté absolu de 1,9 $ par jour concerne 736 millions de personnes (selon le document de la Banque mondiale, Poverty and Shared Prosperity 2018, cité par Oxfam). Ces montants correspondent à un revenu annuel de 700 à 2000 $ par personne selon le cas. On peut retenir 1000 $ par personne et par an en moyenne. Ce n'est pas si mal si on multiplie ce chiffre par plusieurs personnes pour une famille, car une cause de la pauvreté est aussi le nombre d'enfants dans les pays qui n'ont pas fait la transition démographique. On peut penser que le chiffre le plus bas de 1,9 $ correspond justement aux familles très nombreuses, les autres ayant 5,5 $. La tendance actuelle est d'éviter de mentionner cette cause comme raison de la pauvreté pour ne pas irriter certains (une des raisons étant que des programmes de stérilisation forcée avaient été critiqués). Depuis que j'avais parlé de cette cause démographique en 2006, j'ai constaté que l'opinion commençait à changer.
Cette somme de 1000 $ par personne se rapproche des revenus des pays européens pauvres par exemple. Ce montant actuel lui-même est précisément le résultat de la réduction mondiale de la pauvreté ces dernières années. On n'avait pas les mêmes chiffres vingt ou cinquante ans auparavant.
2. Comparaison des vrais revenus : Il est aussi possible que les ressources annuelles des trois milliards et demi de pauvres dépassent bien la fortune des 26 milliardaires. Il faudrait corriger les évaluations en équivalence de pouvoir d'achat, si on considère le prix des produits et services effectivement consommés par les pauvres du monde. Il faut y ajouter ce qu'apportent l'autoproduction familiale, la cueillette quand c'est possible, le commerce informel. Selon les pays, certains services sont gratuits, fournis par l'état ou les programmes d'aide pour l'éducation, la santé, etc., ce qui complique les comparaisons internationales. On doit également considérer les avantages locaux : à propos de la crise grecque, j'avais parlé du différentiel des besoins en chauffage dans les comparaisons avec les pays du nord de l'Europe.
Au final, de correction en correction, on pourrait atteindre l'équivalent du budget annuel des pauvres dans les pays développés : en France : 10 000 $, Portugal : 5 000 $ par personne (montant qui comprend les prestations sociales). Du coup, au lieu de 1000 $ multipliés par 3,5 milliards, soit 3 500 milliards de dollars censés représenter la richesse des 26 milliardaires, on arrive plutôt à cinq ou dix fois plus de revenus pour les pauvres (mettons 20 000 milliards de dollars) comparés aux mettons 100 milliards de revenus pour les riches (sur la base de 3 % du capital). Les pauvres gagnent donc 200 fois plus que les 26 milliardaires. Salauds de pauvres !
2. Comparaison matérielle : Il devrait être inutile d'ajouter que les riches ne consomment pas non plus leurs immenses revenus, quoique très inférieurs à leur capital donc. On sait que des entreprises comme Amazon sont célèbres pour réinvestir tout leur bénéfice et même pour rechigner à distribuer des dividendes. Au point qu'on peut discuter cette stratégie industrielle qui vise simplement à devenir un monopole : une fois l'objectif atteint, ce qui est en train de se produire, l'argument de la croissance disparaît et le rendement est donc égal à la somme de toutes les entreprises qui ont été absorbées ou qui ont coulé. Une telle concentration revient d'ailleurs à une nationalisation du commerce. C'est un peu absurde. La prétention affichée de servir l'intérêt du client s'oppose à la stratégie implicite d'en profiter à outrance une fois en position de monopole. La valorisation en bourse fondée sur ce délire contradictoire devrait donc s'effondrer ou bien l'entreprise pourrait être nationalisée ou démantelée pour supprimer les abus de position dominante.
Concrètement, la richesse des capitalistes, si on retient les 26 milliardaires et leur famille, se réduit donc à ce qu'ils consomment effectivement. C'est forcément très réduit par rapport à leur capital. On était passé de 3,5 milliards d'équivalent pauvres à 100 millions, on arrive à quelque chose comme l'équivalent d'un million de pauvres, voire moins. Bref, Oxfam exagère déjà d'un facteur 3000 ! Les années où ces riches ne s'achètent pas un nouveau yacht ou un avion privé, on frôle la décroissance.
3. Contradiction finale : Surtout, en confondant capital et revenu, Oxfam oublie que même les pauvres sont souvent propriétaires d'un petit capital, d'autant plus nécessaire si les pays où ils vivent n'ont pas une protection sociale d'État. Ils sont donc souvent des petits capitalistes et leur capital peut être d'ailleurs sous-évalué, en particulier dans l'estimation foncière. Si on le multiplie par 3,5 milliards, on peut attendre des sommes très importantes. Très concrètement, on peut constater que cette propagande populiste n'est pas sans conséquence : elle consiste surtout, très classiquement, à déprécier les pauvres et à surcoter les riches. Cela permet justement aux grandes compagnies de spolier les populations locales pour l'achat de leurs propriétés foncières ou droits d'exploitations. J'écrivais à propos de la Grèce qu'une évaluation plus juste permettrait aux pays pauvres d'accéder à plus de crédit. Le misérabilisme prétendument bien intentionné aboutit donc à l'enfermement des pauvres dans leur manque de capacité financière (outre la dépendance de l'aide souvent critiquée).
Cesser d'infantiliser
Pour conclure, donner de fausses informations condamne aussi les pauvres et ceux qui s'intéressent à leur sort à dépendre d'un discours mensonger qu'il faut reproduire si on espère bénéficier de l'aide ou participer aux actions pour une amélioration de la situation mondiale. Inutile de dire que cela aboutit forcément à ne pas arranger les choses. Pour se représenter mieux les effets néfastes de cette stratégie, on peut se souvenir de l'exemple massif de la Chine qui est sortie du marché mondial en choisissant la voie communiste et qui n'a réussi son développement qu'en participant de nouveau à la mondialisation des échanges.
La vraie question est surtout de savoir s'il faut continuer d'entretenir une caste d'idéologues inutiles et nuisibles dont on se demande s'ils croient eux-mêmes aux foutaises qu'ils racontent ou s'ils les reproduisent par habitude en se disant que c'est ainsi qu'il faut parler aux pauvres ou ainsi qu'il faut prétendument mobiliser les masses. Il s'agirait donc d'un simple trucage marketing. On peut admettre que l'excuse de cette mauvaise habitude pourrait correspondre à l'époque où la scolarisation était de bas niveau (en France : 1% de bacheliers en 1900, 4% en 1936, 10% en 1960, comme je le rappelle souvent). Mais le résultat est souvent contre-productif. Cet ancien mode de discours paternaliste illustre une forme d'inertie scolastique qui repose sur l'hypothèse d'une autorité supérieure annulée précisément par la généralisation de l'éducation. Le paradoxe est ici que certains militent justement pour cette extension scolaire dans les pays pauvres, sans en mesurer les conséquences acquises dans leur propre situation. Pas étonnant que les élites locales se comportent de la même façon en tentant de monopoliser le pouvoir.
Jacques Bolo
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