Bouleversement spirituel
Ce livre de Berdiaeff de 1933, peu de temps après le livre de Spengler sur la technique qu'il mentionne, présente une tentative de résolution des problèmes posés par la machine dans le contexte culturel chrétien du début du XXe siècle. Après le recueil de textes philosophiques « Vivre avec les machines » proposé par Le Point que j'ai traité le mois dernier, où Berdiaeff était absent, cet essai a l'intérêt de proposer une interprétation restituant le contexte culturel chrétien qui était celui de la majorité des intellectuels et des populations, en Europe et dans une grande partie du monde. L'occultation fréquente de cette réalité spirituelle ne permet pas de comprendre la grille de lecture qu'on appliquait alors aux conséquences de la révolution industrielle et qui persiste encore aujourd'hui, le plus souvent inconsciemment, quand on oppose l'homme et la machine. L'originalité de Berdiaeff, outre celle d'être issu du monde chrétien orthodoxe russe, est précisément qu'il est capable de tenter d'affronter les enjeux de la modernité dans ce cadre mental. C'est ce qui permet d'y voir plus clair.
Berdiaeff pose d'emblée que « la seule foi que l'homme de la civilisation moderne conserve est celle dont il entoure la technique, sa puissance et son progrès infini (p. 7), accordant qu'on peut considérer les progrès techniques comme de véritables miracles. En face de quoi, il juge que les chrétiens tendent à considérer les progrès techniques dont ils profitent tantôt comme neutres à l'égard de leur foi, tantôt comme un mal apocalyptique : « l'abus de l'Apocalypse est plus particulier à l'orthodoxie russe » (p. 8).
Dans ces progrès, Berdiaeff note surtout « la prépondérance de la quantité par rapport à la qualité » et celle des moyens sur les fins (p. 9). Elle aboutirait à « un amoindrissement et une extinction de l'esprit » qu'il reconnaît même chez les savants et dans « la définition de l'homme comme un homo faber » (p. 10), qui avait cours chez Bergson en particulier. Considérer que « l'outil technique [...] est hétérogène à l'homme, à l'esprit et au sens » (idem) est cependant discutable. Berdiaeff néglige ici la classification anthropologique par ces stades techniques et leur influence sur le développement humain lui-même. Il critique les limites du matérialisme comme « but et sens de la vie humaine », pour lui substituer le « Dieu, crucifié par ce monde, [...] qui représente la valeur suprême » (p. 11). Une telle profession de foi correspond à une pétition de principe, mais elle a l'avantage de définir le contexte.
Maîtrise technique
L'auteur reconnaît volontiers qu'« il n'y a pas de culture sans technique » (p. 12), mais il oppose les éléments technique et organique, et il considère que « la victoire définitive du premier sur le second marque la dégénérescence de la culture en quelque chose qui ne l'est plus » (p. 12). Berdiaeff mentionne l'opposition du romantisme à cet égard ou la distinction entre l'agir (librement) et le faire (technique) des thomistes (p. 12). Il déplore que « l'homme [...devienne] un moyen de production » (p. 13), ce qu'il a pourtant toujours été. Sa distinction de trois stades : « l'époque naturelle et organique, l'époque de la culture proprement dite et l'époque techno-mécanique » (p. 13) peut relever d'une division formelle qui néglige les permanences, que Berdiaeff invoquera plus tard. Ici, il leur attribue trois attitudes de l'esprit envers la nature, selon qu'il y est immergé, qu'il développe une spiritualité, ou qu'il la maîtrise. Mais il faudrait plutôt parler d'un processus ou de différents types d'abstractions. Il reconnaît lui-même que le second stade conservait une mystique animiste du premier : « selon la croyance chrétienne, l'homme est sorti de la terre et doit y retourner » (p. 14). C'est ce symbolisme naturaliste qui s'oppose à la technique. La culture, comme celle des jardins qu'il invoque, s'oppose aussi à la nature. La maîtrise (presque) complète concerne seulement la technique moderne (la restriction s'appliquait aussi à Heidegger).
Organisme et organisation
Berdiaeff précise que sa « thèse repose sur la distinction entre l'organisme et l'organisation. L'organisme naît de la vie cosmique et il engendre à son tour [...]. L'organisation, par contre, ne naît pas et elle n'engendre pas, elle résulte de l'activité de l'homme » (p. 15). Faut-il y voir une origine de la position d'Hubert Dreyfus, opposant à l'IA, qui utilise l'idée d'hologramme pour dire comme Berdiaeff que « le tout est présent dans chacune des parties » (idem) ? Ces deux auteurs justifient bien leur défense de l'esprit par le corps. Paradoxalement, l'idée que « l'organisme [...] a en lui une conformité au but qui lui est inhérente » n'est pas si distincte de l'idée que « le mécanisme est composé en vue d'une fin déterminée » (pp. 15-16). Le courant phénoménologique auquel ils se rattachent en tire le thème de l'intention.
D'ailleurs, Berdiaeff nuance sa propre distinction, puisqu'il « y eut des corps organisés conformes aux organismes vivants. Ainsi l'ordre patriarcal, l'économie naturelle représentaient souvent des corps organiques et, comme tels, nous semblaient éternels. On ne considérait pas généralement l'ordre organique comme une création de l'homme, mais comme celle de la nature ou celle du Créateur » (p. 16). Sa distinction est donc relative. Il ajoute que « l'évolutionnisme [...] envisage le progrès lui-même comme un processus organique. Mais nous ne vivons pas au siècle des sciences biologiques, nous vivons au siècle des sciences physiques, au siècle d'Einstein et non à celui de Darwin. » (p. 17). C'est donc juste une question de symbolique. D'autant qu'il admet que « la biologie elle-même était 'mécanistique' dans la seconde moitié du XIXe siècle » (idem), et le principe de la science est toujours l'intégration des théories. La différence avec le mythe est de ne pas céder à la contrainte d'une réponse qui force artificiellement les analogies.
Ce que Berdiaeff appelle une « désincarnation, [...] scission entre la chair et l'esprit » (p. 18), relève de la simple allusion chrétienne. On pourrait répondre que c'est renier la culture que rejeter « l'irruption de l'esprit dans la nature et [...] l'insertion de la raison dans les processus cosmiques » (idem). Il verse ainsi dans la régression apocalyptique vieux-russe : « La tragédie réside dans le fait que la créature se révolte contre son créateur et refuse de lui obéir. C'est là que gît le mystère du péché originel et nous le retrouvons au cours de toute l'histoire de l'humanité. L'esprit prométhéen chez l'homme ne parvient pas à maîtriser la technique qu'il a lui-même engendrée, il ne peut venir à bout de ces énergies nouvelles qu'il a déchaînées » (p. 19).
Berdiaeff compense aussi son mysticisme par des considérations plus prosaïques : « la rationalisation de l'industrie engendre le chômage, cette calamité de notre époque » (idem) en précisant bien que « la substitution de la machine à l'effort séculaire du travail humain correspond à une conquête positive, qui aurait dû anéantir l'esclavage et la misère. Mais la machine n'obéit pas aux exigences de l'homme, elle dicte ses propres lois » (idem). Spengler est plus concret en parlant de nouveaux besoins. Mais tous deux anticipaient une mondialisation bien inachevée (Guy Debord faisait la même erreur).
Berdiaeff considère que l'homme est réduit à l'état de machine alors que « l'homme est créé à l'image de Dieu et [...qu']il gardera toujours un principe irrationnel. Mais la technique veut asservir cet esprit, veut le rationaliser, le transformer en automate » (p. 20). C'est parce qu'il considère que « le système de Taylor présente une forme extrême de la rationalisation du travail, mais il ramène l'homme au rang d'une machine perfectionnée » (idem). Outre que ce système a évolué, la question de la rationalité technique est simplement celle de l'identification de la succession des différentes opérations pour réaliser une tâche. Imaginer que cela s'oppose à l'humain correspond plutôt aux représentations d'un aristocrate qui ne s'occupe pas des tâches d'exécution, mode sur lequel Spengler est plus brutal. Les considérations anthropologiques disant que « l'organisme psycho-physique de l'homme fut élaboré dans un autre monde et il était adapté à cette ancienne nature végéto-animale » (p. 20) ne sont pas correctes. Depuis la taille des silex, toute séquence opératoire est analytique.
Milieu naturel et milieu technique
Berdiaeff confond cette question procédurale avec des considérations qu'on appellerait écologiques aujourd'hui, en se demandant « s'il [...] sera même possible de respirer dans cette atmosphère électrisée et radioactive, [...] de vivre dans cette nouvelle réalité froide et métallique, dépourvue de toute chaleur animale. » (p. 20). Spengler s'interrogeait aussi sur le sujet en étant un peu plus précis (outre ses délires aristocratiques darwiniens).
Mais Berdiaeff cède à une conception irrationaliste de la nature qui imagine un contact direct avec elle. Comme la réaction romantique du XIXe siècle dont il parlait et qui commettait la même erreur, il produit bien un discours tout aussi intellectuel qui se veut rationnel (en prétendant le contraire). Il admet d'ailleurs que « l'art crée, lui aussi, une nouvelle réalité qui n'existe pas dans la nature » (p. 23), mais c'est pour justifier sa thèse au prétexte que « tandis que la réalité qui se manifeste dans l'art revêt un caractère symbolique, celle que crée la technique en est totalement dépourvue » (idem). Il s'agit donc bien seulement d'un changement symbolique. D'autres ont admis une figuration mécanique ou industrielle à propos de l'art abstrait et de la musique contemporaine ou plus tard du rock. Il s'agit simplement d'un temps d'accommodation.
Berdiaeff donne l'exemple contextuel des prouesses techniques du cinéma « que les hommes des époques antérieures auraient tenues pour d'authentiques miracles » (p. 23). Outre le sens concret du miracle, il produit une description exacte du bouleversement que le cinéma a représenté : « l'acteur et le chanteur s'adressent non plus à l'auditoire restreint du théâtre, à un nombre limité d'individus se rassemblant en un lieu déterminé, ils s'adressent aux grandes foules de toutes les parties du monde. Et nous pouvons dire que ces instruments, qui servent parfois des fins aussi néfastes que vulgaires, sont en même temps les plus puissants moyens d'union de l'humanité » (idem). Il pourrait en dire de même de la télévision et d'Internet, mais le plus important est bien la banalisation des phénomènes une fois qu'ils ont été digérés.
Nouvelle réalité technique
Même s'il ne faut donc pas être blasé, les commentaires philosophiques paraissent un peu grandiloquents : « la nouvelle réalité [que le cinéma] nous fait entrevoir et qui transforme radicalement notre notion de l'espace et du temps, est une création de l'homme, de son esprit, de sa raison et de sa volonté. C'est une réalité non pas spirituelle ou psychique, mais bien supra-physique » (idem). Il en est bien de même de toutes les techniques depuis l'aube de l'humanité (agriculture, domestication animale, métallurgie, architecture, etc.).
Berdiaeff cite Lafitte, Réflexions sur la Science des machines, pour parler d'« une nouvelle catégorie de l'être [...] entre l'organique et l'organisé » (p. 24). C'est une réflexion plus pertinente que les étymologies heideggériennes. Mais Berdiaeff tend à n'y voir que la possibilité d'en être esclave, en négligeant la permanence du lien entre la technique et l'homme. La philosophie de l'existence humaine qu'il évoque se limite à la position du chrétien : « le christianisme, auquel est liée la destinée de l'homme, se tient devant un nouvel univers et il n'a pas encore compris le sens de cet événement » (p. 26). On reconnaît l'histoire de la poule devant un couteau.
Le problème d'alors était celui du matérialisme, perçu comme « la rupture entre l'esprit et l'ancienne vie organique, la mécanisation de la vie, [qui] apparaissent comme devant être la fin de la spiritualité dans le monde » (p. 27). Cette perception motive aujourd'hui encore certaines réflexions sur la technique et sur l'intelligence artificielle. Pourtant Berdiaeff indique que « pour beaucoup d'entre nous l'esprit, lorsqu'il est scindé de la chair, disparaît » (idem). Cela devrait signifier un lien de l'esprit et de la matière et non la négation de la matière au nom de l'esprit, comme c'est généralement le cas. Pour tout dire, cela devrait relever de l'hérésie. « Qui veut faire l'ange fait la bête », disait Pascal.
Symbolique
Berdiaeff est particulièrement inquiet de l'expérience soviétique, mais il reconnaît que les États-Unis étaient bien plus avancés sur le plan technique. Il se rabat donc sur « la sagesse prise au sens antique et noble du mot » (p. 28) en semblant négliger que la réalité ancienne était tout aussi technique et surtout que la sagesse antique n'était pas chrétienne. Son argumentation selon laquelle la technique « arrache l'homme à la terre, [et] rejette brutalement toute mystique tellurique » (p. 28) semble même dériver vers la régression idolâtre qui exalte une « condition d'existence passive et végéto-animale dans le sein de notre mère -- la terre, Magna-Mater » (idem), dont on connaît aujourd'hui la version new age et synchrétique avec la Pachamama. Berdiaeff parle de fin de « la période tellurique de l'histoire, où l'homme était déterminé par la terre, non seulement au sens physique, mais au sens métaphysique du mot » (idem). Au mieux, il s'agit d'un emploi de l'idée de métaphysique dans le sens de symbolique, comme quand Bachelard parle de Métaphysique du feu. Mais cette métaphysique philosophique prend un sens théologique. C'est finalement assez fréquent.
Le monde terrestre (« sublunaire » dans l'antiquité) n'a jamais été considéré comme rassurant et bienveillant. C'est d'ailleurs aussi ce qui opposait le matériel et le spirituel. On voit bien ici qu'il n'est question que de symbolique modifiée après-coup. Berdiaeff situe la rupture avec Copernic par rapport au « cosmos médiéval, celui de saint Thomas d'Aquin et de Dante » (p. 29). Il est pourtant évident que le monde de Dante n'était pas rassurant ! De même, l'homme n'a jamais été tout-puissant. Il était bien considéré comme « infime poussière » (p. 30) par le christianisme ! Par contre, la technique lui donne bien un sentiment de toute-puissance (idem). Il faudrait assumer que pour l'humain, « passer de la sollicitude et de la protection maternelles témoigne de sa maturité, [cela] signifie aussi, pour lui, une lutte plus rude à soutenir » (idem). On doit y voir une entrée dans la majorité, comme le disait Kant. Être adulte est aussi un défi spirituel.
Romantisme aristocratique et lucidité moderne
La véritable question est d'ailleurs bien identifiée comme celle de l'unification du monde par la technique par opposition aux anciennes aristocraties locales (pp. 30-31), mais Berdiaeff ajoute que « cette technisation, détruit la beauté de l'ancienne culture, l'individualisation, l'originalité ; tout y devient uniformément collectif, toutes choses sont fabriquées sur un gabarit unique perdant ainsi l'empreinte de la personnalité. C'est l'ère de la production en série, de la production anonyme » (p. 32). C'était ce qu'on disait à l'époque et qu'on dit encore aujourd'hui sans réfléchir (Berdiaeff parlait bien ci-dessus des conditions pour « anéantir l'esclavage et la misère »). On peut constater un aveu piteux du simple retard à l'allumage de la réflexion philosophique quand Berdiaeff a une conscience exacte que : « semblable condamnation de la technique est impuissante et [...] n'aboutit en définitive, qu'à la défense de ses formes primitives et arriérées sans en être la négation totale. Nous nous sommes tous réconciliés avec la machine à vapeur et le chemin de fer, oubliant qu'il y eût un temps où eux aussi provoquèrent des récriminations et des protestations. Nous pouvons nier les avantages d'un déplacement en aéroplane, mais nous utilisons le chemin de fer et l'automobile, nous pouvons peut-être ne pas aimer le métro, mais nous prenons volontiers le tramway, nous pouvons ne pas admettre le cinéma parlant, mais nous apprécions le cinéma muet, etc. Nous sommes enclins à idéaliser les anciennes époques culturelles qui ignoraient la machine » (pp. 32-33).
On voit que ce n'est pas une question spéculative, mais sociologique. Berdiaeff met bien les points sur les i sans aucune ambiguïté, avec une lucidité étonnante : « nous oublions que la vie d'autrefois était liée à une terrible exploitation de l'homme et de l'animal, liée à l'asservissement et à l'esclavage ; nous oublions que la machine peut être un instrument de libération de cet état de servitude » (p. 33). On peut regretter qu'il soit nécessaire de se revendiquer pour cela de « la poésie de Pouchkine Le Village. Le grand poète y décrit le charme ineffable de la campagne russe, quand subitement il se souvient qu'il a comme contrepartie le servage des hommes et une effroyable iniquité » (idem).
Berdiaeff en tire lui-même la leçon : « Le problème de l'idéalisation du passé nous met en présence du paradoxe du temps : le passé tel qu'il nous séduit a été affranchi et purifié par notre imagination créatrice de tout ce qu'il comportait de laideur et d'injustice. [...] Et cela nous prouve précisément qu'on ne peut aimer que l'éternel. Il n'y a donc pas de retour possible au passé et il est inutile d'y aspirer ; nous ne pouvons désirer que le retour au passé éternel, sans oublier qu'il n'est éternel et libéré des ténèbres que par l'acte créateur et transfigurant du souvenir » (p. 34).
Ce qui est une manière de s'arranger, mais c'est une bonne description du processus intellectuel de l'illusion elle-même. Par contre, Berdiaeff explicite ensuite parfaitement le nouveau cadre technique qui constitue le milieu dans lequel l'être humain doit désormais se définir : « Il est impossible de s'imaginer un retour à l'économie naturelle et à l'état patriarcal, au règne de l'économie agricole et de l'artisanat, comme le rêvait Ruskin. Cette possibilité n'est pas offerte à l'homme ; il doit accomplir sa destinée. Les collectivités d'aujourd'hui, appelées à jouer leur rôle dans l'histoire, exigent de nouvelles formes d'organisation et une transformation incessante des instruments de production » (p. 34).
Sentimentalisme
Berdiaeff envisage cependant la fin de l'ère technique, même si : « ce ne sera pas par la négation de la technique, mais [...] la subordination de cette dernière à l'esprit » (p. 34). Il précise pourtant que si « l'homme ne peut pas rester rivé à la terre, il ne peut dépendre d'elle en toutes choses, mais il ne peut pas davantage s'en détacher définitivement pour aller vivre dans l'espace... » (idem). Berdiaeff devrait mieux préciser que l'esprit dont il parle n'est que la conscience du temps présent exprimé dans les théories de l'époque au lieu de le ramener aux mythes précédents : « Il n'est pas donné à l'homme de réintégrer le jardin du paradis avant la fin et la transfiguration du monde, mais le souvenir et la nostalgie de l'Éden subsisteront, comme subsisteront toujours les reflets du paradis dans la nature, dans les jardins et les fleurs, dans l'art » (p. 35). Ce que Berdiaeff appelle lui-même la « réaction romantique » concerne spécialement la persistance du passé dans les formes littéraires. Encore faut-il être conscient qu'il ne s'agit que de cela.
Berdiaeff considère que le vrai danger de la technique est une « atteinte à la vie psychique de l'homme et surtout à sa vie émotionnelle et sentimentale, [...car] le cœur supporte mal le contact glacé du métal » (p. 36). Mais on s'aperçoit immédiatement qu'il s'agit surtout d'une impression très datée de cette époque, quand il ajoute que « le cœur, en tant qu'organe intégral de la vie animique, fait défaut chez les plus grands écrivains français de l'époque, notamment chez Proust et chez Gide. Il semble que nous assistions à sa désintégration en élément intellectuel et élément purement sensuel » (idem). C'est le propre des exemples concrets de dégonfler parfois les grandes généralités spéculatives, quand le temps a remis la subjectivité des théoriciens à sa juste place.
Curieusement, Berdiaeff considère que la technique, « par sa nature même [...] est anti-humaniste », ce qui produit encore le paradoxe étrange de contredire et de justifier la conception de Heidegger qui semble structurer les débats sur le sujet aujourd'hui. Comme en général c'est le lieu de la confusion la plus totale, précisons que Heidegger s'oppose à l'humanisme et à la technique, la rectification de Sloterdijk d'étendre l'humanisme à l'homo sapiens étant trop timorée. Berdiaeff distingue entre le danger de la machine pour l'âme plus fort que pour l'esprit, car celui-ci peut réagir puisque la technique offre une maîtrise du monde. Il évoque surtout les possibilités de destructions guerrières (la Guerre de 1914-1918 et non la bombe atomique, comme ce sera le cas plus tard), et il perçoit une nécessité de courage pour les nouvelles frontières technologiques (aviation, espace, vitesse, etc.).
Transhumanisme ?
« Parfois une terrible utopie hante notre esprit. Il semble qu'il puisse venir un temps où les machines ayant atteint la perfection fonctionneraient par elles-mêmes [...]. Quant aux derniers humains, après s'être transformés eux-mêmes en machines, ils auraient disparu, à cause de leur inutilité et parce que la respiration et la circulation du sang seraient devenues impossibles. [...] Non-être dans la perfection technique » (pp. 39-40).
Berdiaeff est très clair et sa conception est bien théologique : « Il est impossible de tolérer l'autonomie de la machine, de lui laisser une entière liberté d'action. Elle doit être subordonnée à l'esprit et aux valeurs spirituelles, comme d'ailleurs tout doit l'être dans la vie. Mais l'esprit humain ne viendra à bout de cette tâche grandiose [...] que s'il s'unit à Dieu » (p. 40).
Communion universelle et cognition individuelle ?
Finalement, Berdiaeff approuve même la disparition de « l'ancienne forme de religion, à la fois conventionnelle, héréditaire et conditionnée par la société » grâce aux conditions sociales nouvelles apportées par les machines. Il est bien conscient que la modernité apporte la liberté spirituelle, mais il conçoit bizarrement l'individualisme comme social par opposition à la religiosité personnelle. Il reste situé dans l'idée d'une communauté des croyants. L'accélération du temps est opposée ici à l'éternité dans sa connotation religieuse. L'« actualisme » dont il parle relève plutôt la lecture de la presse quotidienne, que Hegel considérait comme sa prière du matin, sorte de communion avec l'humanité. Berdiaeff précise bien qu'il ne faut pas « voir l'éternité uniquement dans le passé » (p. 42). Peut-être est-ce une sorte de paraphrase personnelle du bergsonisme, contre la division du temps en unités élémentaires, ou une critique de l'apologie de la vitesse par Marinetti.
Avec son idée d'unité, Berdiaeff semble reprendre la thèse de Tönnies dans Communauté et Société. Durkheim l'avait contredit paradoxalement comme une solidarité mécanique des communautés primitives, par opposition à la solidarité organique des sociétés modernes fondées sur la division du travail. Ces thèses opposées paraissent relever néanmoins de définitions formelles. La réalité est plutôt que l'individu doit faire sa place dans la société de son époque, dans les petites communautés comme dans les grands ensembles sociaux (anciens puisque l'Empire romain était antérieur aux nationalités). La spiritualité relève alors de l'appropriation cognitive de sa culture par l'individu. Le personnalisme de Berdiaeff préfère ainsi l'inconvénient de la négation de l'individu par une communauté fusionnelle à l'avantage de sa prise de conscience facilitée par la modernité (pp. 43-44). Il conteste pourtant la possibilité d'un « retour à l'ancienne structure psychique et à la réalité organique » (pp. 44-45), mais Berdiaeff n'arrive pas à accepter l'idée qu'il suffit de s'habituer aux nouvelles conditions. Il veut simplement que le discours chrétien prévale.
Pour résoudre ses contradictions, Berdiaeff critique la confusion entre éternel et statique : « l'image de Dieu, en l'homme, comme être naturel, se dévoile et s'affirme dynamiquement. Et ceci n'est pas autre chose que la lutte incessante menée contre le vieil homme au nom de l'homme nouveau » (p. 45). Outre les références littéraires de son temps, on peut comprendre cette idée comme la symétrie de la maturation personnelle et anthropologique (ontogenèse et phylogenèse). C'est le projet individuel ou culturel des Lumières kantiennes. Berdiaeff peut y déplorer une substitution de la rationalité à la divinité, mais l'humain est le produit de la technique à chaque époque. Il en est conscient, mais il associe la déchristianisation à une déshumanisation (p. 46). Cela revient à la problématique du dasein de Heidegger, qui associe l'humanisme à la technique, en leur opposant la présence de l'être dans l'humain, soutenue par la symbolique poétique.
Berdiaeff reste plus classiquement dans la religiosité, car l'orthodoxie est plus rituelle. Il apprécie l'approche de Féodoroff où « l'homme est appelé à subjuguer les forces cosmiques de la nature » (pp. 47-48) grâce à la technique, mais dans un cadre chrétien. Sorte de salut par les oeuvres où « les prophéties apocalyptiques n'ont qu'un caractère conditionnel » (p. 48), contrairement à la conception protestante selon l'éthique du capitalisme pour Max Weber. Une certaine proximité de Féodoroff avec le marxisme est notée par Berdiaeff, qui s'oppose néanmoins à l'idée communiste selon laquelle « ce n'est pas l'homme qui doit organiser la société, mais la société qui doit organiser l'homme » (pp. 49-50). Il fait de la liberté métaphysique du chrétien le contraire du déterminisme social.
Machines à penser ?
Il est possible que le contexte des découvertes scientifiques du début du XXe siècle provoque un malentendu. Berdiaeff parle ainsi d'« une déshumanisation de la science dans la physique moderne qui étudie des rayons invisibles et des sons imperceptibles, nous entraînant, par ses prodigieuses découvertes, au-delà des limites habituelles de la lumière et du son » (p. 50). On avait le même type de remarques chez Ortega y Gasset ou Spengler pour déplorer l'aspect non-intuitif de la science moderne. Berdiaeff essaie de rationaliser ce rejet de la science en termes de responsabilité : « les nouvelles découvertes de la physique ont un sens positif et ne sont en rien responsables, elles témoignent au contraire du pouvoir de la connaissance humaine » (idem). Mais cette résistance à l'abstraction relève simplement de sa religiosité : « le christianisme [...] avait libéré [l'homme] du pouvoir de cet infini dans lequel il était immergé jadis, il l'avait affranchi de l'emprise des esprits et des démons. Il l'avait fortifié, l'avait soustrait à la dépendance de la nature pour le placer sous celle de Dieu » (pp. 50-51). Au contraire, on pourrait envisager que le rôle de la religion soit achevé, selon les principes qu'il admettait lui-même. C'est l'hypothèse antérieure du positivisme d'Auguste Comte qui identifiait des stades de la connaissance : théologique, métaphysique, positif (scientifique). Berdiaeff baignait dans le succès de cette approche, mais il y résistait en considérant que l'humain devenait esclave de la technique. On pourrait dire plutôt que si l'humain est toujours soumis à un cadre, c'est désormais celui que lui donne la science par opposition aux échecs de la tradition. Berdiaeff concède d'ailleurs que « cette vérité concernant l'homme, sa dignité et sa vocation est inhérente au christianisme quoiqu'elle ne se soit pas suffisamment manifestée et qu'elle ait souvent été défigurée » (p. 52). Il est normal que la modernité procède à une explicitation progressive à partir du chaos primitif et de sa version symbolique postérieure.
Obstacles épistémologiques
On peut observer, tout au long de ce petit livre de Berdiaeff, une alternance permanente entre la reconnaissance exacte de la réalité technique ou historique, qu'il contrebalance chaque fois par une réaffirmation de sa profession de foi chrétienne contre le désenchantement du monde. C'est un bon document qui révèle par extension le processus psychologique à l'oeuvre dans les écrits actuels sur la technique et la machine, ou l'intelligence artificielle, avec le masque d'une forme de laïcisation qui s'abrite derrière la notion d'éthique (parce qu'on semble d'avoir oublié, en France surtout, de penser la religion qui oriente encore une bonne partie de l'humanité). L'important est de bien comprendre que l'humanisme décrit simplement la capacité cognitive individuelle et collective d'appropriation de la technique disponible à chaque époque, malgré les perturbations des anciennes formes fossilisées en mythes et symboles. Leur utilité est de servir de garde-fous, sous réserve d'en comprendre l'équivalence.
Jacques Bolo
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