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IA - Novembre 2018

Le Point, « Vivre avec les machines »

Résumé

Comme les autres recueils de cette collection « Références/Les textes fondamentaux » du magazine Le Point, ce numéro « Vivre avec les machines » offre un assez bon résumé de la question. Il permet aux personnes intéressées de connaître ou de réviser un peu les conceptions philosophiques sur les machines depuis l'antiquité jusqu'aux derniers développements de l'intelligence artificielle et du transhumanisme.

Le Point, « Vivre avec les machines : Les textes fondamentaux », avec Jean-Michel Besnier, Jean-Gabriel Ganascia, Giulia Sissa, Nicolas Weill-Parot..., coll. « Références », éd. Le Point, Paris, Novembre-Décembre 2018, 114 p.

Comme le signale l'avant-propos de Catherine Golliau, elle évoque les grands noms de Léonard de Vinci à Frankenstein, ce recueil recense l'histoire des réflexions sur la technique et les machines en présentant un auteur et un extrait sur chaque double page. On pourra quand même s'étonner de quelques lacunes inexplicables, comme celle du livre de Julien Offray de La Mettrie, L'homme machine (1747), que j'avais moi-même commenté en 2017.

Jean-Michel Besnier, avec « Technique je t'aime... Moi non plus » (p. 9/11) introduit ce qui sera un des aspects dominants des textes, la méfiance philosophique, comme celle du philosophe de sciences Canguilhem pour qui « la machine est faite pour dénaturer la nature des choses » ou celle d'Ellul sur l'absence de limites de ce qu'il appelle le « système technicien », pour qui « tout objet technique [...] est (ou sera) nécessairement utilisé », sans doute inspiré de Spengler que ce recueil oublie aussi de traiter. Heidegger qui parle d'une « sorte de destin » semble servir de référence actuelle qui efface rétroactivement toutes les autres. Besnier, en parlant également du rôle de l'objet selon Baudrillard, Simondon et Latour, note aussi le paradoxe de la modernité qui semble connaître une forme de retour à l'incertitude.

Giulia Sissa parle des machines comme « une autre forme de vie » en rappelant la mythologie grecque et la Théogonie d'Hésiode avec les statues vivantes de Dédale et du dieu Héphaïstos. Jean-Loup Bonnamy présente un extrait d'Homère au sujet de l'origine divine de ces automates qui fascinaient les Grecs (pp. 16-17). Pour Protagoras, la technique est le propre de l'homme, selon Jean-François Pradeau, qui reste dans le mythe avec Platon, tandis que Marie-Hélène Gauthier évoque Aristote, pour qui la technique passe « de l'imitation [...au] parachèvement de ce que la nature n'a pas la puissance d'accomplir. »

Au passage, on pourrait noter avec les notions aristotéliciennes de « ce qui vient en premier et ce qui vient à la suite » fait « en vue de quelque chose », (p. 21) qu'on a affaire à une sorte d'anticipation de l'algorithme, mais qui reste seulement au niveau métaphysique des catégories.

Ugo Battini présente aussi une interprétation originale du mythe de Dédale comme créateur d'automates, dans laquelle « la technique n'est qu'une solution en apparence puisqu'elle ne va jamais sans créer un nouveau problème » (p. 22). Outre qu'on pourrait remarquer que la philosophie se rengorge habituellement de cette caractéristique, ce thème fait penser encore à ce que disait Spengler.

Le passage sur le Moyen-Âge de Nicolas Weill-Parrot (pp. 24-29) est aussi intéressant, avec la révolte des ouvriers foulons (lessive) contre les machines animées par les moulins (p. 25). Albert le grand (v. 1200-1280) considère les machines comme des imitations imparfaites de la nature, inversement à Roger Bacon (v. 1214-1492) pour qui elles peuvent la surpasser. Nicole Oresme (v. 1320-1382) envisage l'idée d'une horloge perpétuelle.

Marie Thébaud-Sorger (pp. 30-33) parle du « pouvoir émancipateur de la technique » et évoque l'Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, arts et techniques comme recueil des connaissances techniques et artisanales, de la question de la théorie et la méthode expérimentale (présente depuis Bacon), ou l'instrumentation scientifique et les automates de Vaucanson (1709-1782). La perspective de vulgarisation et de diffusion tranche avec l'hermétisme de la Renaissance.

Philippe Boulier présente Francis Bacon (1561-1626) dont le Novum organon (1620), s'oppose à la simple catégorisation aristotélicienne ou aux idolas (biais cognitifs). Il démonte la structure interne des choses, mais vise une connaissance fondamentale et non seulement appliquée. Boulier présente aussi Descartes (1596-1650), qui considère une essence mathématique de la nature ou étudie la mécanique vivante sur le modèle de l'horloge, avec notamment les animaux-machines. Contrairement à l'homme, pas de parole pour les machines ou les animaux. On notera une forme de test de Turing chez Descartes qui dit qu'une simulation de l'animal serait indiscernable, contrairement à celle de l'homme du fait de la parole.

Bonnamy note que Rousseau (1712-1778) a écrit sur la technique pour la condamner : « nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». Pour lui, l'homme est diminué et non augmenté par les machines, mais il propose néanmoins de les démonter pour apprendre à les maîtriser. Inversement, les encyclopédistes Diderot (1713-1784) et D'Alembert (1717-1783) valorisent les techniques.

Christophe Bouriau traite de l'impératif éthique chez Kant, qui consiste à traiter l'homme comme fin, alors que la technique est un moyen. Au passage, Catherine Golliau exhume François Félix Nogaret (1740-1831) qui publie Le Miroir des événements actuels (1790), où un Frankestein invente un automate, avant le Frankenstein (1816) de Mary Shelley.

François Jarrige présente ensuite « Grandeur et misère du progrès technique », et de nombreuses révoltes contre les machines dès 1789 où les cahiers de doléances se plaignent de l'« immoralité résultant des produits fabriqués par les machines et leur mauvaise qualité », le luddisme anglais (1811-1813), les canuts de Lyon en 1830, les tisseurs de Hazebrouk dans le Nord en 1909 (p. 49). Orwell ressent une « aversion pour le 'progrès' et la civilisation machiniste » (1930). Jarrige parle de l'ambivalence des techniques pour Marx, dans l'exploitation de l'homme et des ressources naturelles, mais pour qui « le mode de production capitaliste [...] crée en même temps les conditions matérielles d'une synthèse nouvelle et supérieure » (p. 53).

Émile Pézard parle de Jules Verne (1828-1905) avec De la Terre à la Lune (1865) qui inaugure le culte du progrès, et dans La Bête humaine de Zola, la locomotive montre plutôt la bête dans l'humanité.

Mais David Meulemans rappelle la citation de Samuel Butler (1835-1902) : « je ne pense pas qu'il soit très prudent de compter sur le sens moral des machines ». Butler a une conception originale de la machine autonome et évolutive (sur le mode darwinien) finissant par remplacer l'homme. Meulemans signale aussi Ernst Christian Kapp (1808-1896) avec Principes d'une philosophie de la technique (1877), qui traite « projection d'organe », comme généalogie de l'outil en continuité avec la main. Dans mon commentaire récent de Heidegger, je disais qu'il devait bien y avoir un auteur à la place de Leroi-Gourhan pour les Allemands. Kapp pourrait bien avoir été une référence implicite de Heidegger.

Arnaud Bouaniche parle de l'homme comme homo faber plutôt qu'homo sapiens chez Bergson, pour qui l'intelligence comme évolution technique est complétée par l'intuition. Guillaume Tonning parle du Manifeste du futurisme de Marinetti idéalisant la nouvelle « beauté de la vitesse », la guerre et le fascisme. Meulemans rappelle l'influence du Meilleur des mondes (1932) d'Aldous Huxley, critique de la procréation artificielle, de l'industrialisation du vivant, de la normalisation des humains, par opposition à la qualité des textes anciens.

La dernière période, assez justement intitulée « Après la bombe » du fait du choix de textes, est introduite par Jean-Gabriel Ganascia, lui-même spécialiste d'intelligence artificielle. Il fait aussi référence à la récente pétition des savants de 2015 contre les armes autonomes et à la conception heideggérienne de capitulation face à la technique. Même Norbert Wiener, père de la cybernétique préfigurant l'IA dans l'après-Deuxième Guerre mondiale, est présenté par Ronan Le Roux comme passant de la rétroaction cybernétique à la critique de la dévaluation de l'humain par la technique.

Meulemans et Sophie Pujas parlent du livre 1984 d'Orwell, où la technique est au service du pouvoir et de la transparence totale pour contrôler la pensée. Et Meulemans rappelle que la question : « les machines peuvent-elles penser ? » est traitée par Turing sous forme d'une simulation suffisante. Il est pourtant très discutable d'y voir un jeu sur le mensonge alors qu'il s'agit plutôt de la stricte identité de la pensée et du calcul.

Frédéric Rognon parle de la sacralisation de la technique selon le théologien Jacques Ellul soucieux devant la désacralisation du monde. Il est possible encore que les conceptions d'Ellul soient issues d'Oswald Spengler, dont L'homme et la Technique (1931) avait eu beaucoup d'influence, plus que la critique qu'en avait fait Ortega y Gasset (du fait de ses propres faiblesses). Je renvoie à mes commentaires de ces deux livres, dont l'absence est une lacune importante de ce recueil de textes sur la technique.

Justement, François-David Sebbah fait ensuite un assez bon résumé de « La Question de la technique » (1954) de Martin Heidegger, mais il n'en présente pas d'extrait, car les textes de ce philosophe sont incompréhensibles ! Puisque Heidegger considère que l'essence de la technique est dans le dévoilement et l'appropriation du monde, on peut considérer ici que c'est une autre forme de dévoilement de la régression philosophique à l'irrationnel (et au mythe). Mais pour dire que la technique correspond à la rationalité, il n'était pas nécessaire de tout réduire à une glose étymologique laborieuse. La sorte de domination actuelle de la référence à Heidegger correspond plutôt à un contresens : la véritable référence sur la technique aurait dû être celle de Spengler. Son absence ici s'explique peut-être par les délires aristocratiques et darwiniens de cet auteur qui ne sont sans doute plus supportables, à tel point que même la période nazie de Heidegger paraît inoffensive !

Arnaud Bouaniche présente aussi Gilbert Simondon (1924-1989), redevenu à la mode récemment, qui parle du « mode d'existence des objets techniques » et de la beauté de la technique dans son lien fonctionnel avec le monde (phare et même les pilones électriques).

Aurore Mréjen concède qu'Hannah Arendt (1906-1975) est davantage analyste de l'humain qu'analyste de la technique, qu'elle traite à partir d'exemples d'alors (bombe atomique, Spoutnik, vie artificielle, procréation assistée). Arendt évoque la fin de l'homme naturel, conditionné par ses créations et propose surtout de réfléchir politiquement aux conséquences de la technique. Christophe David présente Günther Anders (1902-1992) qui parle au contraire de « technique mortifère », mais cela reste surtout dans le contexte de la bombe atomique. Anders oppose l'instinct animal à l'apprentissage humain comme destin conservé dans la technique, d'où une certaine irréversibilité cumulative, même quand on en ignore le fonctionnement.

Jean-Pierre Llored présente Leroi-Gourhan (1911-1986), ethnologue, paléontologue, référence en ce qui concerne l'interdépendance du technique et du social, ou de l'émergence de l'homme dans l'interaction avec la technique (Stiegler est aussi cité). On pourrait aussi y voir une sorte d'anticipation du transhumanisme comme étant toujours déjà là.

Jean-Marc Durand-Gasselin rappelle l'importance de Marcuse (1898-1979) en son temps dans la critique de l'aliénation consumériste de la société industrielle, fondée sur l'exploitation selon sa critique marxiste. Sa particularité est de parler de récupération totalitaire capitaliste contre la réappropriation humaine de la technique par le désir. On aurait aussi pu mentionner Vance Packard (1914-1996) sur la consommation et la publicité, qui a eu son heure de gloire dans les années 1960.

Meulemans présente aussi Ivan Illich (1926-2002), qui fut surtout un critique de l'école comme institution, de la voiture comme système, de la soumission à la technique, en proposant l'alternative de la convivialité individuelle et de la décroissance. Il proposait aussi le recours au travail humain plutôt qu'aux machines. Mais on pouvait parler aussi de Jean Baudrillard (1929-2007) sur Le système des objets (1968) et La Société de consommation (1970) ou du démographe Alfred Sauvy (1898-1990) sur la question du tout automobile (1968), de la Croissance zéro ? (1973), ou La machine et le chômage (1981).

Ugo Battini présente aussi Hans Jonas (1903-1993) auteur du Principe de responsabilité, dont on a tiré le principe de précaution à Rio en 1992. Il repose sur l'idée que l'homme ne maîtrise plus la technique (encore Spengler), l'idée que science dépasse l'homme ou la différence de nature entre artisanat et technique (emprunt plutôt à Heidegger). Notons que l'idée de responsabilité née de la possibilité de destruction repose pour beaucoup sur la mythologie de la bombe à l'époque de la guerre froide (aussi important alors que l'idée de changement climatique aujourd'hui).

Sans transition, Marine Riguet présente le Manifeste cyborg (1985) de Donna Haraway, traduit en français seulement vingt ans plus tard. Ce livre est conçu comme l'utopie révolutionnaire d'une sorte de cyber-féminisme postmoderne qui donne une incarnation cyborg au dépassement des déterminismes et des conditionnements sociaux.

Francis Damour traite du transhumanisme, mouvement qui a présenté sa charte en 2009. Dans cette perspective, « l'homme est ce que les technologies font de lui », toujours dans une perspective évolutionniste déjà présente chez certains philosophes comme Pierre Theilhard de Chardin, Julian Huxley ou John B.S. Haldane. Du coup, « l'action politique ne sert à rien : il faut seulement trouver la bonne technologie » : reproduction, vieillissement, cryogénie, espace, cyborg.

Le recueil se termine sur l'Éloge du carburateur (2009), de Matthew Crawford, qui prône « la liberté par le travail manuel » [comme Illich] contre l'idéalisation du maternage affectif (plutôt à l'américaine), pour préférer le jugement matériel d'une confrontation à la réalité.

* * *

Au fond, tous les intellectuels précédents se situent assez banalement sur l'opposition nature/culture. Le principe du choix de textes a tendance à isoler les auteurs plutôt que de montrer les filiations. Cette approche intellectualisée néglige aussi de parler des techniques proprement dites. On ne cite ici les moulins ou la révolution industrielle qu'à travers le cliché de la révolte contre les machines. Outre quelques lacunes citées comme La Mettrie ou Spengler, il aurait fallu mentionner Saint-Simon et Comte comme penseurs du nouveau monde industriel, et bien sûr Taylor et sa réalisation dans le fordisme comme fondateurs de la nouvelle société de consommation de masse, ou les machines-outils pour parler de ceux qui vivent vraiment avec les machines. On peut se rendre compte que la philosophie regarde les techniques de l'extérieur.

Au final, on pourrait reprocher à cette sélection du Point de donner un peu trop la part belle aux opposants à la technique. Leur référence à une éthique traditionnelle provient certainement des délires rétrogrades de Scheler ou Spengler. La surreprésentation des heideggériens correspond à la mode actuelle plutôt qu'à la réalité de leurs époques où le marxisme était « l'horizon indépassable » comme disait Sartre. Le contexte de l'après-guerre était d'ailleurs dominé par la crainte d'une guerre nucléaire entre les deux blocs, ce qui permet d'ailleurs de relativiser le catastrophisme écologique d'aujourd'hui.

Dans le contexte des années 1960-1980, outre les hippies, les mouvements écologistes sont à peine évoqués en passant. C'est vrai que les écologistes n'ont vraiment pas de têtes d'affiche philosophiques. On pourrait mentionner le philosophe André Gorz (1923-2007), ou l'agronome René Dumont (1904-2001) premier candidat écologiste à la présidentielle, dont les livres avaient beaucoup de succès. Plus militant, Pierre Fournier, de la bande à Charlie hebdo, avait créé la revue La Gueule ouverte en 1972, reprise après le décès quasi immédiat de son fondateur en 1973 par Isabelle Monin (femme de Cabu à l'époque). On parle parfois, ces derniers temps, du mathématicien Alexandre Grothendieck qui avait mené une contestation de la militarisation de la recherche avant de se retirer du monde et qui avait créé, avec d'autres scientifiques, la revue écologique Survivre et Vivre en 1970 (dont je m'étais inspiré pour faire de même, en allant les rencontrer à Arles, vers 1974).

Il n'est presque pas question de l'intelligence artificielle, pour lui préférer dès le début les mythes grecs ou littéraires, alors que les automates de Vaucanson seraient beaucoup plus pertinents que Frankenstein. J'avais déjà signalé l'incompétence philosophique à penser la question et celle de la technique en général. On peut quand même constater qu'il est parfois question, dans les textes cités, de savoir comment marchent les choses et les machines. Sur le plan philosophique, la solution est évidemment de décomposer les opérations en différentes étapes, principe algorithmique qui constitue l'essence de la rationalité. C'est bien à cela que Heidegger s'oppose et c'est lui que la doxa académique actuelle reprend de façon incompréhensible.

On peut remarquer surtout que la technique proprement dite, dans sa pratique concrète, correspond aussi à une démarche rationnelle active que les philosophes ne maîtrisent pas, comme Piaget l'avait bien analysé. Contrairement à une vision glorieuse qu'incarnent les grands hommes, la pratique est beaucoup plus laborieuse et terre à terre. Le principe est d'améliorer quand ça foire, ce qui correspond à la mise au point, au lieu de revendiquer superbement une réflexion préalable. Le paradoxe est la prétention philosophique à l'originel et au principiel alors qu'elle vient justement après-coup, quand le produit est fini. L'histoire continue.

Jacques Bolo

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