La difficulté de ce texte consiste dans le fait qu'au lieu de répondre directement à la question de Beaufret, « comment redonner un sens au mot humanisme ? », mentionnée seulement p. 70, Heidegger commence par se poser la « question de 'l'essence de l'agir' » (p. 67), sachant que pour lui tout est toujours une question d'essence. Mais cet « agir » est en fait chez lui une conception absolument statique. Dès le début de cette Lettre, Heidegger résume l'ensemble de ce qu'il répétera inlassablement (façon de parler). Sur cette « essence de l'agir », qui n'était déjà pas le sujet, il considère (en nous épargnant pour une fois ses étymologies grecques habituelles) qu'elle est l'accomplir qui « signifie déployer une chose dans la plénitude de son essence. [...] Ne peut donc être accompli que ce qui est déjà là. Or, ce qui est avant tout est l'Être » (p. 67). Ramenant ainsi tout à son thème de prédilection de l'« Être », pour le lier artificiellement au sujet initial de l'humanisme, il déclare que : « la pensée accomplit la relation de l'Être à l'essence de l'homme » (idem). Ce qui pourrait être acceptable à condition de dire explicitement que l'humanisme réalise l'essence de l'homme dans la pensée. Il faut cependant tenir compte de la particularité heideggérienne que « dans la pensée, l'Être vient au langage. Le langage est la maison de l'Être » (idem). Dès la première page, tout est joué. Heidegger répétera pendant toute la Lettre cette série d'idées fixes qui constitue l'« essence » de son oeuvre.
Le sociologue Raymond Boudon, qui avait assisté à son cours peu de temps après la rédaction de ce texte, avait aussi remarqué que Heidegger pratique le ressassement, voire l'écholalie. Il notait que la méthode philosophique du maître « crée le suspense en faisant défiler successivement divers sens du mot satz en allemand ('phrase ou mouvement musicaux'). Par plaisanterie, nous avions parié, mon ami berlinois et moi, contre un ami mexicain [...] que Heidegger irait jusqu'à évoquer le marc de café (Kaffeesatz). Naturellement, nous avons perdu » (R. Boudon, Y a-t-il encore une sociologie, pp. 27-28). Plus généralement, la technique philosophique heideggérienne spécifique peut se réduire à une exploration linguistique de la langue allemande ou de la langue grecque en les rapportant à leurs étymologies.
* * *
On peut constater dans l'introduction de Heidegger qu'il ne parle pas vraiment de l'humanisme qu'on pourrait facilement définir comme identique aux Lumières, telles qu'elles sont présentées dans la fameuse citation de Kant, au tout début de l'article Qu'est-ce que les Lumières ? (1783) : « Les Lumières, c'est la sortie de l'homme de sa minorité dont il est lui-même responsable [...]. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. » On la répète un peu trop rituellement, sans trop se préoccuper de la suite où Kant précisait, en référence à la situation militaire, qu'on doit être libre de penser, mais qu'il faut obéir. Cela montrait plutôt la limite de la liberté de penser dans une dictature, la Prusse de l'époque. Mais on sait aussi que le criminel de guerre nazi Eichmann se servira de cet argument à son procès en Israël pour excuser son obéissance à des ordres inhumains. On revient à la controverse heideggérienne actuelle.
Heidegger n'oublie pas vraiment la question de Beaufret, mais il semble qu'il suit le fil d'une pensée sans en présenter les articulations. Il procède davantage par association d'idées, mais toujours pour revenir à ses thèmes personnels quasi obsessionnels. L'humanisme est traditionnellement donc bien la pensée et non l'action, mais pour Heidegger, « la pensée agit en tant qu'elle pense. La pensée n'est pas seulement l'engagement dans l'action [...elle] est l'engagement pour et par la vérité de l'Être » (p. 68). On semble entendre les mots « et le Logos était Dieu » (Évangile de Jean 1:1-2), dans une parodie de la création, d'autant que Heidegger poursuit évidemment par une référence à la terminologie de l'origine grecque de l'action, techné, praxis, poïesis qui précèdent la théoria, en précisant néanmoins que « c'est pourquoi la pensée, si on la prend en elle-même, n'est pas pratique » (p. 69) alors que c'est plutôt le contraire dans les références qu'il donne lui-même : « cette manière de caractériser la pensée comme théoria [...] se produit déjà à l'intérieur d'une interprétation technique de la pensée » (p. 69). Outre ces objections un peu confuses que Heidegger semble se faire à lui-même, on constate encore une fois que la philosophie a souvent le biais de sembler expliquer les mots et non les choses.
Ces errements s'expliquent aussi sans doute parce que Heidegger restait alors sur la défensive dans le cadre de sa discipline elle-même : « la philosophie est poursuivie par la crainte de perdre en considération et en validité si elle n'est science » (p. 69). Au début du XXe siècle, les développements des sciences naturelles avaient donné des complexes aux philosophes. Juste un peu plus tard, le petit livre de Snow, Les Deux cultures (The Two Cultures and the Scientific Revolution, 1959), incriminera les humanités pour les crimes qui venaient d'avoir lieu. Ainsi, Heidegger mentionne bien de quoi il parle, son propre refus de la science, quoique par antiphrase, en jouant les persécutés : « peut-on appeler irrationalisme l'effort qui consiste à remettre la pensée dans son élément » (p. 69). Chez Heidegger, cela revient surtout à dire que l'essence de la pensée, c'est la pensée de l'essence, pour justifier un discours antiscientifique. Mais s'il préfère la théoria à la techné/praxis/poïesis (trois façons de dire la pratique en grec, voir aussi : Heidegger, « Questions sur la technique ») pour dire que la pensée est abstraite, on peut lui faire remarquer que la science aussi est une pensée abstraite.
Précisons aussi qu'il s'agit bien, chez Heidegger, d'un retour à la période qui précède la tradition grecque classique : « il faut nous libérer de l'interprétation technique de la pensée dont les origines remontent jusqu'à Platon et Aristote » (p. 69). Il s'intéresse plutôt aux présocratiques. Son approche remet en question la philosophie dans son ensemble : « peu à peu, la philosophie devient une technique de l'explication par les causes ultimes. On ne pense plus, on s'occupe de philosophie » (p. 72). On sait que la solution heideggérienne consiste à considérer que le langage est en lui-même « la maison de la vérité de l'Être » (p. 74). Mais il s'agit en fait d'une forme de théologie négative où l'Être est « insaisissable » malgré la science (idem).
Humanisme biaisé
Heidegger revient à la question de l'humanisme qu'il traite de façon étonnante : « l'humanisme consiste en ceci : réfléchir à veiller que l'homme soit humain et non inhumain, 'barbare', c'est-à-dire hors de son essence » (p. 75). Chacun sait que l'humanisme n'a rien à voir avec cela, contrairement aux reproches qu'on peut personnellement adresser à Heidegger pour son engagement nazi. Il semble plutôt chercher maladroitement ici à conjurer toute critique sur ce sujet précis. Il mentionne aussi en passant l'humanisme marxiste qui voit l'essence de l'homme dans le social et l'humanisme chrétien qui la voit dans son rapport avec Dieu. Un des intérêts de cette Lettre sur l'humanisme pour les contemporains pouvait consister dans ces allusions, pourtant assez sommaires, à des idéologies particulières : le maître daignait descendre de son Olympe. Mais il ne nommait jamais le nazisme directement, ce qui laissait libre cours aux exégèses subtiles.
C'est dans ce passage que Heidegger parlera du premier humanisme antique des Romains, humanitas, qui préfigure l'humanisme de la Renaissance ou des Lumières (p. 76). Mais Heidegger joue sur les mots en disant que l'humanisme romain ou renaissant s'oppose à la barbarie (thème que Sloterdijk traitera dans ses Règles pour le parc humain, 1999). Par contre, il est plus correct d'y voir un lien avec la paideia (éducation) grecque (Lettre, p. 76). J'ai insisté sur la pédagogie dans mon commentaire de Sloterdijk, qui y voit seulement un dressage. L'humanisme consisterait plutôt dans la question de savoir comment la pensée peut s'enseigner, tandis que l'humanisme de la Renaissance était partisan, lui aussi, de l'ésotérisme.
À l'humanisme des Lumières, Heidegger préférera Hölderlin, qu'il juge « penser le destin de l'essence de l'homme plus originellement » (p. 76). Heidegger mentionne ici « l'effort de rendre l'homme libre pour son humanité et lui faire découvrir sa dignité » (idem). On peut penser que c'est une référence directe, quoique inutilement allusive, au sapere aude de Kant, qui me paraissait résumer l'humanisme. Mais, s'agissant de définir une essence de l'homme, Heidegger considère simplement, tant pour Marx que Sartre ou pour le christianisme, que « tout humanisme se fonde sur une métaphysique [...], le propre de toute métaphysique se révèle en ce qu'elle est humaniste » (p. 77). Mais c'est pour s'en démarquer en disant que « non seulement l'humanisme, dans sa détermination de l'humanité de l'homme, ne se pose pas la question de la relation de l'Être à l'essence de l'homme, mais il empêche même de la poser, en ne la connaissant ni ne la comprenant, pour cette raison qu'il a son origine dans la métaphysique » (idem). L'approche heideggérienne de l'Être est anticonceptuelle, quoique fondée paradoxalement sur le langage.
Heidegger est un métaphysicien contre la métaphysique. Le fond de son opposition concerne d'ailleurs plutôt la science elle-même, dans la mesure où il pense que les humanismes historiques « proposent tous l''essence' la plus universelle de l'homme comme évidente. L'homme est considéré comme animal rationale » (p. 78). Sa cible est donc bien la rationalité. Heidegger reproche à la catégorisation d'opposer l'homme « aux plantes, à l'animal, à Dieu » (p. 79), sans qu'elle pense « la différence entre l'Être et l'étant » (p. 78), qu'il ne définit évidemment pas lui-même, sinon comme axiome. Heidegger considère que « la métaphysique pense l'homme à partir de son animalité, elle ne le pense pas en direction de son humanité » (p. 79) sans définir l'humanité autrement que par son rapport à ce qu'il appelle l'Être. Et pour lui, la métaphysique dualiste ne fait qu'adjoindre « l'âme à la réalité corporelle de l'homme » (p. 80).
Au contraire, la position de Heidegger est que « l'homme déploie son essence qu'en tant qu'il est revendiqué de l'Être » (pp. 79-80). On peut lui opposer que ce genre de solution scolastique est un simple artifice verbal, qui fait du verbe être une chose et qui remplace l'âme par cet Être chosifié. D'ailleurs, dire aussi que « le corps de l'homme est quelque chose d'essentiellement autre qu'un organisme animal » (p. 80) n'est qu'une pétition de principe de plus. On peut ainsi penser que Heidegger revient assez banalement au logos quand il dit que « le langage est la venue [...] de l'Être lui-même » (p. 83) et que l'homme est l'Être-là (p. 82), c'est-à-dire « là où est l'Être », en jouant sur le mot Dasein en allemand (littéralement « là+être »), qui signifie simplement « existence »[1]. Quand Heidegger parle d'une mystérieuse ek-sistence : « Se tenir dans l'éclaircie de l'Être, c'est ce que j'appelle l'ek-sistence de l'homme » (p. 80), ce n'est donc que le dasein, « là où est l'Être », et réciproquement. Sur ce thème donc, Heidegger s'oppose à Sartre selon lequel « l'existence précède l'essence » qu'il juge toujours métaphysique (p. 85). Il s'agit aussi d'une pétition de principe plus que d'une démonstration. Mais c'est vrai pour les deux auteurs.
L' « ek-sistence » heideggérienne comme « instance extatique de la vérité de l'Être » (p. 87), s'oppose donc à la définition de l'homme comme rationnel. L'Être est juste là. Il s'agit d'une forme statique qui présente les mêmes difficultés que la pensée du philosophe musulman Averroès (1126-1198), commentateur d'Aristote, qui envisageait une forme d'intelligence universelle à laquelle l'homme participerait. Quoique très hypothétique, c'était au moins plus clair. Les débats scolastiques chrétiens d'alors discutaient cette problématique. Heidegger a justement fait sa thèse d'habilitation sur Duns Scot (1266-1308) qui participait à ce genre de controverses et d'excommunications réciproques (en fait, le texte sur lequel s'appuyait sa thèse a été attribué par la suite à un autre théologien-grammairien de l'époque, appartenant au courant modiste, précisément influencé par Averroès). Mais le véritable problème de la scolastique était simplement de concilier foi et raison et plus concrètement les textes d'Aristote et la Bible.
Le contresens heideggérien sur l'humanisme
Le vrai problème posé par l'humanisme à Heidegger lui fait commettre un contresens. Comme il juge la rationalité insuffisante, il concède, à propos de son précédent ouvrage, Être et Temps (1927) : « en ce sens, la pensée qui s'exprime dans Sein und Zeit est contre l'humanisme » (p. 87). A contrario, l'humanisme est effectivement la marche vers la rationalité à travers l'histoire des humanités (textes classiques). Cela pourrait être considéré comme équivalent à l'Être de l'homme sous une forme dynamique. Or, chez Heidegger l'Être est un phénomène statique et extatique ou à la rigueur une origine ou une impulsion initiale. Mais surtout la rationalité humaniste est fondée sur la construction de l'explicitation au lieu de la simple existence.
D'ailleurs, Heidegger sent bien qu'il y a un problème. Il se demande : « mais l'Être - qu'est-ce que l'Être ? L'Être est Ce qu'Il est. [...] Ce n'est ni Dieu, ni un fondement du monde » (p. 88). Outre ces majuscules décidément douteuses, ce que Heidegger propose est une sorte de métaphysique négative qui repose sur l'inconnaissable : « l'Être reste mystérieux » (p. 90). Heidegger s'en sort par ses circonlocutions habituelles : « c'est [...] l'essence de l'Ek-sistence qui est existentielle-extatique à partir de l'essence de la vérité de l'Être » (idem). On peut même éclater de rire quand Heidegger ajoute « cela seul [...] est quelque chose de simple » (idem). Le biais médiéval scolastique est de simplement jouer sur les mots. Le paradoxe est ici que cela correspond aussi à une intelligence artificielle purement combinatoire. Ce qui ne serait pas du goût de Heidegger. La faiblesse de cette combinatoire syntaxique, qui se veut théorique, est de ne pas être pas validée par l'expérience. Sur ce critère précis, Piaget critiquera la psychologie phénoménologique dans Sagesse et illusion de la philosophie (1965).
Pour Heidegger, l'Être correspond plutôt simplement au langage : « il importe de penser l'essence du langage dans une correspondance à l'Être [...], en tant qu'abri de l'essence de l'homme » (p. 91). À supposer que cela signifie quelque chose, la pratique heideggérienne se limite souvent à des étymologies fantastiques. Une version contemporaine de cet être-langage pourrait être le « ça parle » de l'inconscient lacanien, qui finit aussi par simplement jouer sur les mots. Heidegger glose ainsi sur le « il y a » qui se dit « es gibt » en allemand, en prenant au mot sa signification littérale (donner). Il écrit : « le gibt (donne) désigne toutefois l'essence de l'Être, essence qui donne, qui accorde sa vérité », qu'il distingue de « l'être est » (être minuscule) qui caractérise l'étant (p. 92). C'est assez caractéristique. Les discussions théologiques médiévales reposaient en fait sur la question de savoir si Dieu (l'Être) « est » d'une façon différente que les choses et les hommes sont, problématique que reproduit ici Heidegger : « peut-être le 'est' ne peut-il se dire en rigueur que de l'Être, de sorte que tout étant ne peut pas proprement 'être' » (p. 92). Cette régression scolastique est sans doute l'origine de l'adoption de Heidegger par la philosophie chrétienne, où l'Être est Dieu. Ce qui explique le titre du livre de Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie chrétienne (1991). Sloterdijk parle même du « caractère crypto-catholique des figures de méditation heideggérienne » (p. 28)
En philosophie laïque, la question de l'être (avec une minuscule) concerne simplement la problématique logique classique de la prédication « quelque chose est quelque chose », ce qui, dans la scolastique médiévale qui en a traité également, était constamment pollué par la contrainte de faire correspondre la foi et la raison, la théologie et la logique. On peut réduire le problème à la question de mettre ou non une majuscule à « être ». De fait, la philosophie de Heidegger correspond simplement à la permanence de ce biais scolastique maintenu par le romantisme allemand dans le cadre de la naturphilosophie de la fin du XVIIIe siècle, qui n'est pas une philosophie de la nature (la physique), mais une conception mystique de l'unité de l'esprit et du monde.
La philosophie contre l'histoire
Heidegger explicite immédiatement son cadre théorique personnel statique : « lorsqu'elle est attentive à son essence, la philosophie ne progresse pas. Elle marque le pas sur place pour penser constamment le même. Progresser [...] est une erreur » (p. 93). Il est bon de remarquer ici que l'humanisme est précisément le contraire. À la rigueur, le problème de l'humanisme correspond à l'idée de récapitulation du processus cognitif dans l'individu (ontogenèse) qu'on oppose ou qu'on identifie à l'idée d'évolution en général (phylogenèse). Mais ce n'est pas ce que dit Heidegger, qui se réfère plutôt à la philosophie statique des présocratiques comme Parménide, qu'on peut analyser comme liée à l'idée d'une Terre immobile au centre de l'univers. Ce qui serait intéressant ici serait effectivement d'étudier le passage du mythe à la philosophie grecque classique, dont les présocratiques constituent la charnière. Mais il faudrait tenir compte des influences extérieures, en particulier liées à l'introduction de l'écriture d'origine phénicienne. Un thème de cette époque classique grecque étant précisément la difficulté de compréhension des textes homériques auxquels Heidegger semble vouloir régresser.
Heidegger se réfère donc naturellement à Hegel pour le démentir : « la détermination hégélienne de l'histoire comme développement de l'esprit n'est pas fausse [...mais], dans le champ de la pensée essentielle, la réfutation est un non-sens » (pp. 93-94). Quand Heidegger dit que « l'Être est le transcendant pur et simple » il envisage contradictoirement la possibilité inverse qui correspond à l'idée d'unité avec Dieu de la mystique rhénane : « supposé qu'à l'avenir l'homme parvienne à penser la vérité de l'Être, il pensera à partir de l'ek-sistence. Il n'y a d'Être qu'autant qu'est l'être-là » (p. 95). Il s'oppose surtout à l'idée humaniste d'une progression du savoir, d'une histoire hégélienne de l'esprit, pour rester dans son « éclaircie de l'Être » statique. L'approche heideggérienne tourne en rond : « la détermination de l'Être comme pur transcendant désigne déjà l'essence simple de la vérité de l'Être [...]. L'Être s'éclaircit pour l'homme dans le projet extatique. Mais ce projet ne crée pas l'Être » (p. 96). La méthode correspond plutôt à l'idée d'introspection comme solution trouvée au XIXe siècle pour prétendre traiter la question philosophique de la connaissance. On peut y voir aussi la réminiscence scolastique ou grecque habituelle.
Au passage, parlant de « patrie de l'Être » à partir de Hölderlin, Heidegger croit nécessaire de devoir préciser qu'elle se situe : « en ce sens essentiel, non point patriotique ni nationaliste, mais sur le plan de l'histoire de l'Être » (p. 96). Naturphilosophie aidant, Heidegger y voit plutôt un « espace essentiel pour la divinité » (pp. 97-98). Et pourquoi s'en priver, il se justifie aussi en disant que pour « Marx parlant de Hegel [...] l'aliénation de l'homme plonge ses racines dans l'absence de patrie de l'homme moderne » (p. 99). Il réaffirme aussi la sorte de transcendance précédente en réduisant l'histoire à l'Être : « ni Husserl, ni encore à ma connaissance Sartre, ne reconnaissent que l'historique a son essentialité dans l'Être » (idem). L'inconvénient de l'essentialisation consiste classiquement à chosifier ce dont on parle. On peut noter que les langues qui ne marquent pas le verbe être n'ont donc pas ce problème. Pour elles, le réel est objet de connaissance sans se poser de faux problèmes (les idolas de Bacon, ici les illusions de la langue).
Circonstanciellement, Heidegger propose de repenser le matérialisme : « l'essence du matérialisme ne consiste pas dans l'affirmation que tout est matière, mais bien plutôt dans une détermination métaphysique selon laquelle tout étant apparaît comme matériel du travail » (p. 99). Ce n'est pas faux, à condition de considérer que le but de l'humanisme est la connaissance qui se manifeste matériellement dans les sciences humaines particulières, pour lesquelles on peut bien dire que « tout étant apparaît comme matériel du travail. » Mais Heidegger résiste à l'idée d'abandonner ses abstractions scolastiques réfiées en voulant tout soumettre à son essence de l'Être : « Partout, l'homme, exilé de la vérité de l'Être, tourne en rond autour de lui-même comme animal rationale » (p. 101). Au contraire, on pourrait dire que c'est la raison qui fait sortir l'Être du bois. En étant indulgent, on pourrait considérer que c'est ce que veut dire « l'homme n'est pas le maître de l'étant. L'homme est le berger de l'Être » (p. 101). Mais ce n'est pas l'idée qu'en tire Heidegger.
La conception heideggérienne pourrait être admise si elle consistait à se demander ce qui produit la connaissance. C'était effectivement une thématique du début du XXe siècle. Heidegger rejoindrait donc Karl Popper qui critique l'induction et l'empirisme au nom de la théorie. Mais dans les deux cas, on peut aussi considérer que c'est une autocongratulation métaphysique gratuite de prétendre incarner un « humanisme au sens le plus fort du terme [...] qui pense l'humanité de l'homme à partir de sa proximité avec l'Être » (p. 102). Car c'est bien le matérialisme méthodologique qui produit la connaissance et non l'Être, sinon la connaissance serait déjà là. D'autant que Heidegger affirme que « l'existence dont on parle n'est pas la réalité de l'ego cogito », qui semble nier que l'homme soit acteur de sa connaissance. Il me semble que ce principe relève ici de la référence datée au génie inné, fondée sur l'idée de l'inspiration plus que celle de la transpiration, qu'on trouve magnifiée par Heidegger sous la forme du poète. Mais l'humanisme consiste précisément dans le fait que la connaissance n'est pas donnée, mais produite (le « es gibt » heideggérien est une sorte de don gratuit de la révélation). Thomas d'Aquin (1224/25-1274) essayait au moins de maintenir l'unité de la foi et de la raison. Mais la vraie histoire de la pensée est l'histoire de la rationalité. Curieusement, d'ailleurs, Heidegger semble pris d'une illumination soudaine : « l'objet de la pensée n'est pas atteint du fait qu'on met en train un bavardage sur 'la vérité de l'Être' et sur 'l'histoire de l'Être' » (p. 103). Le poète doute au bord de la falaise.
Antihumanisme
Très rhétoriquement, après avoir dit que « le débat relatif à la l'interprétation de l'Être [...] n'est pas même encore engagé » (p. 104), malgré tous ses efforts laborieux, Heidegger reprend la question de Beaufret en disant que poser la question de redonner un sens à l'humanisme signifie qu'il l'a perdu, selon la méthode de dissertation à la française où l'on retourne la question (quand on n'en connaît pas la réponse). Il réitère son recours à l'essence : « l'humanisme signale que l'essence de l'homme devrait être prise comme essentielle » (p. 105) qui est hors sujet, sauf à dire que la connaissance est l'essence de l'homme, mais ce n'est pas ce que dit Heidegger en psalmodiant que « l'essence de l'homme est essentielle pour la vérité de l'Être » (p. 105).
Au lieu de reconnaître ou au moins d'explorer l'autre possibilité, Heidegger revient sur la défensive en déclarant « qu'il ne reste à quiconque désavoue l'humanisme d'autre issue que d'avouer la barbarie » (pp. 105-106) en faisant semblant de répondre à des objections et en paraissant se démarquer de son passif nazi sur le mode exclusivement allusif. Pour se dédouaner, il est un peu facile de dire : « Parce que cette pensée est contre l'humanisme [...]. Parce que cette pensée est contre la logique [...]. Parce que cette pensée est contre les valeurs [...]. Parce qu'il est dit que l'être de l'homme consiste dans l'être au monde, on trouve que l'homme est réduit à une pure essence [...] cette philosophie enseigne un 'nihilisme' irresponsable et destructeur » (pp. 106-107). Le procédé accuse habilement les autres de ses propres erreurs, celle de prendre tout au mot en particulier.
Heidegger s'en sort par la critique de la logique au nom de l'essence du logos (pp. 108-109) ou par l'homme jeté au monde avec sa notion d'ek-sistence (p. 110). Le fond est ici qu'il dit que l'homme n'est pas sujet comme je ni comme nous (p. 111). On reste dans le cadre extatique d'un envoûtement par l'Être. Heidegger mentionne la question de l'athéisme, en concluant que « ce n'est qu'à partir de la vérité de l'Être que se laisse penser l'essence du sacré » (p. 112). Sa théologie négative est assimilée à la philosophie du fait des « limites qui sont fixées à la pensée en tant que pensée » (p. 113) dans une allusion à Kant (sans les Lumières). Il faudrait que Heidegger comprenne que l'humanisme est dans les résultats de la pensée, pas dans ses limites. Nous avons vu aussi que certaines sont celles des dictatures.
Il est possible que Heidegger reste aussi dans le fusionnel national de sa période du discours du rectorat quand il dit que « l'homme s'est égaré dans son ascension vers la subjectivité » (p. 113), autre allusion éventuelle au subjectivisme kantien. J'ai déjà signalé [plus haut] la nature formelle (sémantique ou simplement grammaticale) de la question de l'être étudiée par la scolastique (hors de la contrainte théologique). La réelle problématique de la philosophie (de l'être) n'est pas la subjectivité (humaine), mais la relation sujet/objet. Inversement, chez Heidegger, tout repose sur des jeux sur les mots, grâce auxquels il prétend accéder aux essences.
Plus explicitement, cette conception de la connaissance s'oppose bien à l'humanisme et aux Lumières en disant que « le processus ouvert par la philosophie [...] donne naissance à la science, il est la ruine de la pensée » (p. 115). Heidegger idéalise carrément une sorte d'innocence primitive : « avant cette époque, les penseurs ne connaissaient ni 'éthique' ni 'physique'. Leur pensée n'en était pas pour autant illogique » (p. 115). Ce qui est franchement contestable. Antérieurement à ce qu'on appelle, sans doute abusivement, le « miracle grec », le procédé discursif correspondait au mythe, dont les dérives analogiques ont été en principe corrigées par la rationalité. On peut effectivement considérer que cet effort rationaliste, qui caractérise précisément l'humanisme, a comporté des aberrations (dont parlent les idolas de Bacon, par exemple). Mais, outre les simples faiblesses de l'esprit humain, on peut aussi envisager qu'elles sont dues, au moins en partie, aux contraintes mythiques ou religieuses. C'est ce qu'on observe avec la théologie pour la scolastique ou la naturphilosophie pour le romantisme allemand.
Heidegger illustre d'ailleurs immédiatement ces dérives avec ses références romantiques préférées. À propos de l'éthique dont il fixe l'apparition au même moment que la logique et la physique. On peut remarquer qu'il confond évidemment le mot et la chose, qui existaient auparavant, comme il venait de le dire lui-même pour la logique. Heidegger utilise pour cela sa méthode étymologique habituelle : « éthos signifie séjour, lieu d'habitation. Ce mot désigne la région ouverte où l'homme habite. L'ouvert de son séjour fait apparaître ce qui s'avance vers l'essence de l'homme et dans cet avènement séjourne en sa proximité » (pp. 115-116). Sloterdijk reprendra cette idée de maison sans aucune distance en référence au maître. Sa spécialité est le dressage.
Pourtant, Heidegger prétend bien à « une pensée plus rigoureuse que la pensée conceptuelle » (p. 118), mais le conte, qui parle du « séjour des dieux » dans les lieux simples (pp. 115-118), n'est évidemment pas une démonstration. Cette fois encore, Heidegger subodore la possibilité d'une objection : « 'habiter' n'est pas un vide jeu étymologique. Le renvoi à la parole de Hölderlin n'est point l'ornement d'une pensée qui, abandonnant la science, cherche son salut dans la poésie » (p. 120). Évidemment, cette dénégation reste sur le mode de la simple pétition de principe.
Apparaît alors un nouvel élément, « l'essence du malfaisant » (p. 121), comme un cheveu sur la soupe théologique, où « l'Être est le lieu du combat », et comme un diablotin qui semble évoquer la négation hégélienne (pp. 121-122). Ce n'est pas étonnant que les chrétiens y trouvent leur compte, sans doute à tort, puisque « la pensée, quand elle pense l'Être, pense le Rien » (p. 123). Ce qui n'est pas très théologiquement correct. Mais il est vrai que la loi n'est pas le produit de la raison humaine pour Heidegger (idem), et que l'être vient au langage, mais n'est pas producteur (p. 124). On reste quand même dans la divinité inconnaissable ou la docte ignorance des mystiques allemands médiévaux.
Il semble en fait que le statut de parole inspiré ou pas par l'Être ne soit garanti par rien d'autre que le bon vouloir heideggérien. Rappelons que l'humanisme comme science et progrès des connaissances recherche en principe l'élaboration de critères de validité (comme ceux dont j'ai parlé dans la conclusion de mon livre sur l'intelligence artificielle). La réponse heideggérienne se contente de dire que « le surprenant dans cette pensée de l'Être, c'est ce qu'elle a de simple » (p. 125) par opposition à « la philosophie [...] accessible aux seuls initiés » (idem). C'est bien Heidegger qui parle ! Par opposition à la science et la technique, le philosophe contre la philosophie revient d'ailleurs à « l'inconnaissable » (idem) entre poésie et « venue de l'Être » (p. 126). On reste toujours sans autre garantie que cette pétition de principe et cette autocongratulation : « les penseurs essentiels disent constamment le même. Ce qui ne veut pas dire l'identique » (p. 126). Heidegger veut sans doute dire qu'il traite tout en termes d'essences et répète au moins cinq cents fois le mot « Être » sur soixante pages (sans compter le verbe). Il se plaint aussi de risquer d'être mal compris (idem). Mais bien qu'il soit prétendument « attentif à la convenance du dire » (idem) et qu'il conçoive le langage comme la maison de l'Être, Heidegger ne semble pas envisager qu'il ne s'exprime pas clairement. On est pourtant davantage dans la Forêt-Noire primaire que dans une clairière.
Heidegger finit par un conseil : « moins de philosophie et plus d'attention à la pensée » (p. 127). Il n'a pas tort.
Jacques Bolo
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