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Éducation - Juin 2018

Parcours-sup et la sélection

Résumé

Le monde académique est toujours un peu hypocrite sur les questions d'orientation et de sélection.

Le mécontentement contre Parcours-sup, le système d'orientation universitaire, montre décidément les mauvaises méthodes récurrentes de l'Éducation nationale, même si certaines critiques sont aussi un peu rapides. Parcours-sup fait suite au système APB (Admission-Post-Bac), en service entre 2009 et 2017, dont on critiquait le principe de tirage au sort pour attribuer les places à l'université, ainsi que son opacité sur les critères. Il faut donc remarquer d'abord que l'Éducation nationale était déjà en faute. Outre l'imbécillité d'instaurer un tirage au sort pour afficher sans doute une neutralité artificielle, il faudrait quand même que les systèmes ne soient mis en place que quand ils sont parfaitement opérationnels. Les dispositifs d'État devraient être considérés comme ayant une obligation de moyens, sinon de résultats, sur le principe des droits opposables, sauf circonstances exceptionnelles. Ça continue avec Parcours-sup. On parle bien ici d'éducation qui est supposée donner un certain nombre de compétences. Leur évaluation qui est également en débat ces derniers temps devrait s'appliquer aussi aux systèmes administratifs qui sont censés les encadrer.

Déjà, ça commence mal. Parcours-sup supprime le tirage au sort, mais pas vraiment l'opacité. La transparence est pourtant ici une condition absolument obligatoire de l'égalité entre les citoyens. C'est peut-être là qu'est le problème. L'égalité concerne le traitement des étudiants, évidemment pas le résultat final de leurs études ou l'indifférenciation de l'orientation. Certains jouent sur les mots en disant que le bac doit donner accès à l'université. C'est vrai que c'est théoriquement le cas, mais cela ne devrait pas forcément l'être. Le problème est effectivement la sélection.

Niveau

Contrairement à ce qui se dit ces dernières années, ce n'est pas d'abord une question de niveau. Objectivement, c'est surtout une question de place. Non pas que la question du niveau ne se pose pas ensuite, au cours des études, mais le nombre d'étudiants pose simplement des problèmes d'accueil, cela depuis déjà quelques décennies. Dans un passé lointain (avant 1970), comme il y avait moins d'étudiants, n'importe quel bac pouvait donner accès à n'importe quelle filière. Du coup, il faut se rendre compte que cela inverse l'idée de la baisse de niveau. Du fait du nombre, c'est plutôt le contraire qui se produit. Plus il y a d'étudiants, plus la sélection est forte. De toute façon, il existe bien des filières sélectives (classes préparatoires, grandes écoles, écoles privées, numerus clausus en médecine) et plus généralement les limitations dans chaque université, les murs n'étant pas extensibles, en découragent certains du fait des amphis bondés et des mauvaises conditions de travail. C'est d'ailleurs le problème de l'abondance de la demande étudiante qui provoque la mise en place des dispositifs de limitation d'accès à l'université.

Il ne faut pas faire semblant de s'étonner non plus du fait que les niveaux seraient différents. Au-delà du tronc commun où il existe évidemment déjà des différences, l'université vise à les accentuer encore plus en formant des spécialistes. Les choix personnels des étudiants reposent sur ces différences. De plus, la question du niveau est forcément relative aux circonstances locales et conjoncturelles. Même avec une sélection à l'entrée, si tous les lycéens de bon niveau souhaitaient aller dans la même université (ou une même grande école), un certain nombre serait éliminé (outre le fait que ce serait évidemment absurde). Si les hauts niveaux se répartissent mieux, un étudiant de niveau moyen aura donc accès à une filière d'où il aurait pu être éliminé si la concurrence avait été plus rude. Les différences sont les mêmes entre chaque année si la promotion est meilleure que l'année précédente. Les niveaux sont toujours forcément relatifs et les formateurs doivent toujours faire avec. L'hypocrisie traditionnelle consiste à ne pas admettre que ce sont les professeurs des années précédentes qui sont responsables si le niveau est insuffisant.

Le vrai problème du système actuel est plutôt que le bac est un concours de sortie alors que la sélection universitaire supposerait un concours d'entrée. Cette réalité correspond simplement à la situation ancienne où il y avait peu de bacheliers et encore moins de lycéens qui poursuivaient des études universitaires. Je rappelle souvent qu'il y avait 1 % de bacheliers en 1900, 4 % en 1936, 15 % en 1970, 70 % en 2000. Dans les années 1950, environ la moitié des garçons travaillait à partir de 14 ans (la fin de l'école obligatoire a été portée à 16 ans en 1959.). Le fameux « passe ton bac d'abord » signifiait exactement qu'on s'arrêtait au bac et qu'il donnait droit à un emploi très qualifié par rapport à la norme qui était le certificat d'études (que seulement 50 % des élèves obtenaient). Dire que le niveau baisse est une plaisanterie de personnes incompétentes. Ce qui est normal puisqu'elles sont massivement issues de cette période. Si les plus jeunes le répètent docilement, c'est qu'ils ont de mauvais maîtres ou manquent de ce sens critique que l'enseignement prétend procurer. On voit que ce n'est pas le cas.

Il ne faut pas oublier non plus que, par le passé, la formation professionnelle se faisait en entreprise. Quand on parle d'ascenseur social, l'école n'en était responsable que par les débouchés dans le seul corps enseignant. Initialement, comme les enfants reprenaient souvent la profession des parents, la mobilité sociale concernait quasi exclusivement les nouvelles technologies que la révolution industrielle a développées (machine à vapeur, électricité, automobile, électronique, etc.). Et il n'existait initialement pas du tout de formation scolaire publique dans les domaines en question. L'école en tant que telle formait essentiellement des professeurs. L'augmentation de leur nombre assurait la légitimité des diplômes du fait qu'ils procuraient ces débouchés internes. Entre 1900 et 2000, les professeurs d'université ont été multipliés par quarante-deux, les enseignants du secondaire par trente-sept fois et ceux du primaire par deux. Pour l'ensemble, ça fait cinq fois plus d'enseignants en moyenne.

Nombre d'élèves et de professeurs en France (1900-2000)
Etudiants 1900 1930 1950 1960 1970 1980 1990 2000
Universitaires 30.000 100.000 200.000 310.000 850.000 1.175.000 1.700.000 2.160.000
Secondaire 102.000 500.000 1.100.000 2.628.000 4.654.000 5.500.000 5.858.000 5.394.000
Primaire 6.161.000 5.100.000 5.200.000 7.270.000 7.360.000 7.124.000 6.705.000 6.281.000
Total Elèves 6.293.000 5.700.000 6.500.000 10.208.000 12.864.000 13.799.000 14.263.000 13.835.000
Profs Universitaire 2.000 3.000 6.000 11.000 35.000 40.000 50.000 84.000
Profs Secondaire 13.000 25.000 65.000 120.000 210.000 368.000 417.000 484.000
Profs Primaire 157.000 168.000 188.000 241.000 298.000 332.000 340.000 373.000
Total Professeurs 172.000 196.000 259.000 372.000 543.000 740.000 807.000 941.000
Source : Ministère de l'éducation nationale (France 2001)

Sélection

Les organisations étudiantes sont un peu hypocrites sur la question de la sélection, car il n'est évidemment pas absurde de sélectionner ceux qui ont les meilleures notes dans certaines disciplines pour permettre de les approfondir au niveau supérieur, avec trois réserves principales : 1) on sait bien que les maths servent de moyen de sélection arbitraire uniquement pour limiter quantitativement l'accès à certaines filières, et qu'elles n'en ont pas un usage réel (à moins de supposer que les mathématiques sont un signe d'intelligence générale, mais cette modalité dans la formation des élites tend à indiquer que ce n'est absolument pas le cas) ; 2) ceux qui ont des bonnes notes dans certaines matières pourraient vouloir aller dans d'autres qui les intéressent davantage, sachant qu'il n'est pas indifférent d'avoir une bonne motivation ; 3) les notes au lycée ne sont pas forcément significatives pour l'université qui demande plus d'initiative, et le sont d'autant moins que certaines disciplines de l'université n'existent pas au lycée.

Ce dernier point surtout est celui qui justifie le « refus de la sélection » par les étudiants. La formation suppose en principe qu'on ne connaît pas déjà ce à quoi on doit être formé. D'ailleurs, cela provoque des contournements institutionnalisés en classes préparatoires publiques ou privées qui favorisent les familles qui poussent au bachotage. C'est la situation qui prévaut internationalement et justifie les bonnes performances des lycéens étrangers, sous réserve de larges possibilités de fraudes ou de la validité douteuse des comparaisons internationales. La situation se poursuit d'ailleurs dans les différents systèmes d'enseignement privé ou la sélection se fait uniquement par les moyens investis par les parents. Mais la généralisation actuelle des études supérieures provoque évidemment la conséquence que l'investissement n'est plus garanti (il en résulte un endettement massif des étudiants aux États-Unis). Par le passé, c'était la simple rareté de la poursuite des études qui permettait l'accès aux professions convoitées. La promotion sociale exceptionnelle de quelques-uns, qu'ils soient performants ou qu'ils consentent de sacrifices personnels, dépendait exclusivement de l'augmentation des débouchés dans les nouveaux métiers. On notera que la médecine ou le droit, qui étaient les deux formations universitaires professionalisantes depuis le Moyen-âge, ont vu leurs débouchés artificiellement limités avec le numerus clausus pour les médecins et l'absence d'augmentation des effectifs de la justice française qui lui donne un retard notoire sur les autres pays européens. Cette faute de planification concerne aussi la question d'obligation de moyens quant à la formation des personnels nécessaires.

Pour les manques de formation initiale, la possibilité actuelle d'une baisse de niveau en France pourrait trouver son origine dans la curieuse doctrine d'absence de travail à la maison de la part des enseignants du public, par opposition à la période précédente, dans le but surréaliste de ne pas défavoriser les classes populaires. Comme cette pratique n'est généralement pas celle suivie avec leur propre progéniture, tout comme les délits d'initiés mesquins pour placer leurs enfants dans les « bonnes classes » (alors qu'on est censé attendre une égalité de traitement), on peut considérer qu'il s'agit d'un détournement du système par les enseignants à leur profit. D'autant qu'ils font des heures supplémentaires dans les boîtes à bac pour arrondir leur fin de mois. On nage dans les eaux troubles de la prise illégale d'intérêt institutionnalisée. Le système se complète notoirement par l'orientation forcée des pauvres dans les filières techniques, et on a accusé les deux systèmes d'orientation APB et Parcours-sup de pencher dans le même sens.

Les professeurs sont d'ailleurs hypocrites aussi sur la question du niveau et de la sélection. Outre les trucs bidon comme la sélection par les maths, qu'ils cautionnent donc, ou le fait de dénigrer leurs propres étudiants, il faut savoir que l'augmentation du nombre des professeurs d'université dépend de la croissance du nombre d'étudiants. On crée des postes en fonction des inscriptions. Ils peuvent toujours dire que le niveau baisse, mais si l'université était plus sélective leurs postes personnels n'auraient même pas été créés ou ils n'auraient pas eu de promotion. Quand on sait que certaines filières saturées n'ont pas de débouchés, cela correspond concrètement à une grosse escroquerie généralisée au moins par inconséquence et laxisme.

Ces derniers temps, on parle d'ailleurs aussi de l'échec pour cette raison d'une inadaptation des filières de l'apprentissage au marché de l'emploi pour contester l'idée qu'elles permettent de trouver du travail facilement. Ce n'est pas nouveau. En 1984, je citais Hamon et Rotman, pour leur livre Tant qu'il y aura des profs, éd. du Seuil, 1984 :

«On forme en France, actuellement, infiniment plus de mécaniciens auto que les besoins ne l'exigeraient. Au CEP Frédéric Mistral de Marseille, 200 à 300 garçons sortent chaque année avec un CAP ou un BEP de mécanicien automobile. Sur toutes les Bouches-du-Rhône, on embauche, bon an mal an, une trentaine d'ouvriers dans cette spécialité. Si l'enquêteur naïf demande à M. Didou, excellent homme au demeurant, le 'père' de l'atelier, pourquoi l'on continue à aiguiller tant de monde vers une branche à moitié pourrie, il s'attire cette réponse définitive : 'l'Éducation nationale est une institution assez lourde à mener. Actuellement, à Frédéric Mistral, nous sommes vingt-cinq mécaniciens auto. Si l'on voulait former des élèves dans une autre spécialité, nous en serons, nous autres professeurs incapables. Il faudrait changer les professeurs. Et nous, qu'est ce qu'on fait ? Vous voulez nous envoyer au chômage ?' » (Hamon et Rotman, p. 330).

Je notais à l'époque que pour conserver l'emploi à vie de vingt-cinq personnes, on se résout à envoyer au chômage 270 personnes par an, ce qui donnera environ 35 fois ce chiffre sur la durée d'emploi d'un professeur : 9 450 chômeurs, soit 410 minimum par professeur inutile. Quand on parle aujourd'hui de jobs de merde (bullshit jobs), il faut penser non seulement à ceux qui ne servent à rien, mais aussi à ceux qui sont franchement nuisibles. Et d'une façon générale, il vaut mieux ne pas trop se faire d'illusions non plus sur les débouchés finaux des études universitaires, qui dépendent essentiellement de la conjoncture.

Jacques Bolo

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