Dans les années suivant sa réédition en poche, j'avais lu ce livre qui décrit donc la situation de 1974, avant le septennat présidentiel de Giscard d'Estaing. J'avais remarqué que l'intérêt du livre était de caractériser l'exclusion véritable par des causes physiques ou sociales matérielles. Cela tranchait avec le discours habituel, spécialement dans la période d'après l'élection de François Mitterrand en 1981, qui parlait du social en termes de revendications salariales de ceux qui ne sont donc pas des exclus. On peut rappeler aussi qu'il n'y avait alors que 500 000 chômeurs et l'on entendait dire qu'il y aurait une révolution s'il venait à y en avoir un million.
Sur ces critères mentionnés, les statistiques en annexe du livre (pp. 161-163) donnent les chiffres de 800 000 enfants et 300 000 adultes handicapés mentaux ; de 95 000 à 170 000 enfants et entre 517 000 à 825 000 adultes handicapés physiques, ainsi que 1 282 000 personnes âgées handicapées physiques ou mentales (chiffres de 1970 et 1973). Ces trois millions de handicapés en tout correspondaient à 6,3 % de la population. Les « inadaptés sociaux » jeunes concernaient les enfants pris en charge, mineurs en danger ou délinquants, drogués, inadaptés scolaires, jeunes relevant d'une action préventive pour un total de 1 000 000 minimum. Les inadaptés sociaux adultes concernaient, pour les revenus insuffisants : 400 000 personnes, pour les logements insalubres : 1 200 000 ; les suicidaires, aliénés, alcooliques : 1 500 000 ; délinquants adultes : 300 000 ; marginaux : 150 000. Soit 3 à 4 000 000 d'adultes et donc 4 à 5 000 000 d'inadaptés en tout (chiffres de 1972). Lenoir note aussi que les 180 000 blessés graves des accidents de la route ajoutaient 50 000 handicapés par an, car il y avait beaucoup plus d'accidents graves avant la limitation de vitesse de 1974 (p. 10).
La fourchette basse de ces 7 millions d'exclus totaux représentait environ 14 % de la population française (le chiffre des logements insalubres concerne sans doute aussi les personnes des autres catégories qui ne doivent pas être comptées deux fois). Lenoir souligne d'ailleurs que les chiffres sont incertains parce qu'ils dépendent des passages dans les institutions sociales.
Le livre de René Lenoir, outre les conditions sociales de l'époque où ces institutions sociales se mettaient en place, rappelle aussi les conceptions d'alors, quand il parle des origines héréditaires de l'inadaptation ou des réactions passéistes face à l'urbanisation (on parlait beaucoup des expériences sur les rats en cage), la violence au cinéma, l'uniformisation scolaire, l'exode rural (pp. 16-28). Il s'inquiète des phénomènes de difficultés (abandons surtout) et de violence de la jeunesse (blousons noirs de l'époque, aussi p. 88), de l'éducation dans les zones défavorisées. Il note que la concentration urbaine augmente le nombre de résidences secondaires, et cela constitue pour lui une justification de la programmation du développement de la pavillonisation qui a suivi (pp. 49-50).
Les chiffres de la pauvreté de 1968, selon l'étude du CREDOC citée, indiquaient un million de personnes dans des familles de chômeurs sur 50 millions d'habitants en 1968 ; la misère concernait 3 à 4 millions de personnes dans des familles avec un revenu inférieur à 3600 F annuels d'alors (le quart du salaire moyen) ; et la pauvreté concernait 12 millions de personnes dans celles avec un revenu inférieur à 7200 F (la moitié du salaire moyen) ; il n'oublie pas les 2 millions de personnes au minimum vieillesse (4800 F en 1973), soit 17 à 18 millions (35 %) d'habitants. Un peu plus tard, après la croissance de l'après-1968, ce dénuement plus ou moins prononcé concernait encore 15 millions de personnes en France (pp. 28-29), même si Lenoir précise que la pauvreté ne recouvre pas forcément l'exclusion sociale.
Lenoir critique aussi l'uniformisation et l'abstraction scolaire comme source d'inadaptation sociale (en mentionnant les pédagogies alternatives, Freinet, Illich) et tient compte des débuts de l'immigration massive en envisageant un enseignement bilingue (pp. 60-61, 98-100). Mais quand il s'inquiète encore de l'influence de la violence au cinéma générant des conduites agressives, il se fait sans doute des illusions sur l'absence de mauvais traitements sur enfant (4 % des enfants hospitalisés ici) dans les systèmes plus traditionnels des pays du tiers-monde (pp. 62-63).
René Lenoir insiste surtout beaucoup sur les avantages de la prévention dans les affaires sociales et médicales, en s'attardant sur la question des éducateurs et des bénévoles, la nouveauté des « clubs de personnes âgées », la nécessité d'information sur les services existants pour les personnes en difficulté (pp. 84-96). Il ne masque pas les problèmes de cohabitation des professionnels de la santé et des services sociaux avec les bénévoles (p. 109-110, 112, 114). Il prône l'insertion professionnelle des déficients mentaux.
Lenoir s'interroge aussi sur les limites financières et morales de l'assistance, contre les abus ou l'acharnement thérapeutique et envisage l'euthanasie, en réaffirmant la rentabilité économique de la prévention, mais il souligne aussi la nécessité économique de définir des priorités de recherche et d'équipement (pp. 116-141).
Incidemment, Lenoir mentionne ce qui se disait à l'époque que « la mort est un sujet tabou, à l'égal de celui du sexe jusqu'à un passé récent » (p. 134). On peut noter que, depuis, comme pour le sexe, un basculement s'est produit puisqu'on voit beaucoup de cadavres charcutés sur les tables de dissection des médecins légistes des séries télévisées américaines d'abord et des séries françaises depuis peu.
Droite chrétienne sociale
René Lenoir avait fondé le Carrefour social-démocrate avec Olivier Stirn et Lionel Stoléru en 1977. Dans tout le livre, on remarque aussi la forte influence de ses références chrétiennes pour parler de ces questions d'exclusion, qui lui font déclamer : « La pauvreté volontaire, librement assumée, est un état de la sainteté » (p. 32). Il se réfère souvent à la philosophe Simone Weil pour déplorer la concentration industrielle et sa perte de responsabilité ou de participation (pp. 46, 66, 75). Le débat idéologique se confronte évidemment à la prégnance du socialisme et du communisme à l'époque auxquels Lenoir oppose « le caractère naturel du droit de propriété » et ses conséquences bénéfiques pour lesquelles il invoquera le patronage de l'encyclique Mater et Magistra (p. 74).
Lenoir évoque l'affaire Lip qui avait lieu au moment de la rédaction du livre, en 1973, pour traiter de la propriété des moyens de production ou de l'autogestion yougoslave d'alors (pp. 78-83). À la fin du livre, Lenoir abordera encore la question du partage des richesses visant la disparition prioritaire de la pauvreté, entre une référence à Babeuf et aux Évangiles, en envisageant un regroupement des aides dans une allocation minimale universelle (pp. 145-146). Il résultera concrètement de cette époque la création de l'allocation aux adultes handicapés, même si Lenoir note la tendance des transferts sociaux à ne pas être toujours efficaces contre les inégalités structurelles (p. 144).
Tout son livre incarne ces tentatives des années 1960-1980 de résoudre les questions sociales par des interventions publiques toujours plus nombreuses qui, à l'époque, étaient perçues dans le cadre d'une convergence des systèmes capitalistes et communistes (p. 155). Mais contre l'hégémonie de l'État, Lenoir réaffirme la nécessité de contre-pouvoirs pour garantir la liberté (pp. 156-157), tout spécialement en revenant en annexe à son apologie de la propriété, sous le parrainage de Proudhon (pp. 177-178).
De tout cela, on peut remarquer que cette période reposait beaucoup sur une forme de « compromis historique » (habituellement considéré comme une référence italienne) entre les communistes et les gaullistes/démocrates-chrétiens français, en ce qui concerne le social, et qui s'est poursuivi pendant le septennat giscardien.
Jacques Bolo
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