Philosophie, Sociologie, Mathématiques
Après cinq ans à l'École Normale de la rue d'Ulm à partir de 1954, Raymond Boudon obtient une licence de philosophie et prépare un diplôme supérieur sur l'État et la religion chez Hegel (pp. 19-20). La sociologie était alors un certificat de philosophie et Boudon lui-même était réticent envers la sociologie et envers Georges Gurvitch qui la dominait à l'époque en France (p. 22). Dans ce contexte, la place de la sociologie était problématique. Boudon note d'ailleurs que les philosophes considèrent les sciences humaines comme une contradiction (p. 43). Il dit s'être formé aux mathématiques grâce à des camarades de l'École Normale. Soucieux de plus de scientificité dans les sciences sociales, il rédigera sa thèse sur L'analyse mathématique des faits sociaux, qui sera publiée en 1967, ainsi qu'une thèse complémentaire, À quoi sert la notion de structure ?, publiée en 1968. Il faut aussi rappeler que l'après-guerre entretenait un mythe de scientificité mathématique sur la base des succès de la physique du début du XXe siècle, mythe qui s'amplifiera encore pendant la période structuraliste.
Boudon gardera de cette période une orientation matheuse, quand il considère qu'« il est difficile d'échapper aux mathématiques dès lors qu'on a affaire à des processus d'agrégation complexes » (p. 62) ou que « le recours au langage mathématique permet de mesurer la pauvreté du langage naturel » (p. 63). La problématique fondamentale est d'éviter l'erreur d'interprétation, mais il s'agit aussi de critiquer le courant qui s'opposait à ce qu'on appelait la « quantophrénie » à l'époque, considérée comme une mode américaine : « le pamphlet de Sorokin inspira en 1968 les discours contre le 'positivisme', mot vague qui permettait de condamner au nom d'une méthodologie alternative entièrement indéfinie : les enquêtes, les enquêtes quantitatives en particulier, la simple volonté de chercher à vérifier une assertion, la notion même de preuve, les modèles mathématiques, la méthode statistique, la théorie de la science de Karl Popper, etc. Entre autres effets, 1968 eut pour effet de disqualifier pour deux décennies les enquêtes par sondage dans la communauté sociologique » (p. 64). Ce n'est cependant pas tout à fait exact, puisque les études statistiques de Bourdieu sur l'éducation, par exemple, datent aussi de la même époque. Mais ce discours existait et il a surtout persisté dans la critique des sondages.
C'est Aron, que Boudon considère comme un grand intellectuel plutôt que comme un sociologue, qui lui conseille la sociologie. Raymond Boudon obtient ensuite une bourse pour apprendre l'allemand, qui lui permet d'assister à des cours de Heidegger dénazifié en 1956-1958. L'étudiant remarque que la méthode philosophique du maître « crée le suspense en faisant défiler successivement divers sens du mot satz en allemand (phrase ou mouvement musicaux). Par plaisanterie, nous avions parié, mon ami berlinois et moi, contre un ami mexicain [...] que Heidegger irait jusqu'à évoquer le marc de café (Kaffeesatz). Naturellement, nous avons perdu » (pp. 27-28). Boudon gardera toujours une forte orientation allemande dans la lignée de Max Weber et de Simmel. Après trois ans d'enseignement à Bordeaux où il remplace François Bourricaud (avec qui il écrira un Dictionnaire de sociologie), Boudon est élu à la Sorbonne à la chaire « Méthodologie et sciences sociales » en 1967 et enseignera aussi à Genève pendant vingt ans (pp. 43-45).
Expliquer et Comprendre
L'opposition entre explication et compréhension est un thème classique de la philosophie allemande. L'approche « compréhensive » de la sociologie allemande peut simplement correspondre à la résistance romantique à la sociologie, qu'a étudiée Wolf Lepenies dans Les Trois cultures : Entre science et littérature, l'avènement de la sociologie (1985). À l'époque de ma thèse avec Boudon, je considérais que la solution (et l'explication) de cette antinomie philosophique consistait à considérer la compréhension comme subjective et l'explication comme intersubjective.
Cette difficulté philosophique a constitué un élément central de l'approche de Boudon. Par exemple, il est d'accord avec Aron sur L'Opium des intellectuels, mais il déplore de ne pas y trouver d'explication ni de théorie (p. 24). Boudon préférera le modèle de Tocqueville qui lui paraît proposer des « théories explicatives scientifiquement solides » (p. 25). Néanmoins, il faut croire que le livre d'Aron sur Les Étapes de la pensée sociologique (1967) marquera suffisamment Boudon pour lui faire commenter sa vie durant les grandes figures de la sociologie (Comte, Marx, Tocqueville, Durkheim, Weber, Pareto) présentes dans ce livre. Dans l'article « Raymond Aron et la pensée sociologique : Le non-dit des Étapes » de la revue Commentaire (n° 28-29, Hiver 1985, pp. 222-225) en hommage à Aron, Boudon souligne surtout la multiplicité des courants sociologiques qu'Aron aurait entrevue. Dans le livre actuel, Boudon précise : « je crois que j'ai étudié Tocqueville sérieusement pour la première fois quand François Furet, qui venait de lancer une collection de textes introductifs aux grandes disciplines des sciences sociales, m'a invité à me charger du volume consacré à la sociologie. Cette commande est à l'origine de La Logique du social », publié en 1979 (p. 59).
La nature des explications que Boudon propose reste cependant discutable. Il déclare par exemple que « Weber [...] a proposé des explications convaincantes d'un nombre incalculable de phénomènes [...]. Mais on trouve aussi chez Simmel des conjectures brillantes » (p. 56). Boudon avait précisé que : « Weber est un auteur difficile dans la mesure où il développe des théories parfois importantes en quelques phrases. C'est le cas [...] de sa théorie de la magie [...] en une phrase : 'pour le primitif, le comportement d'un faiseur de feu est tout aussi magique que celui d'un faiseur de pluie'. [...] Théorie puissante, mais [...] elliptique » (pp. 54-55). Il est un peu facile d'interpréter tous les énoncés comme des théories quand il s'agit d'un auteur canonique. D'autant que Boudon déclare simultanément que « son oeuvre [Weber] a donné naissance à des lieux communs » (p. 55) et « j'ai toujours été surpris par le fait que la mémoire que l'on a des grands auteurs soit aussi sélective et comporte tant de clichés » (p. 57). Du coup, on ne peut qu'être d'accord avec Boudon quand il s'interroge : « que veut-on dire au juste quand on dit qu'on a compris [...] comment être sûr qu'on a correctement compris [...] ? » (p. 67). Comme j'avais eu l'occasion de le mentionner dans mon livre sur l'IA (tiré du projet de thèse), un biais français consiste à minimiser le rôle actif du learning, de l'apprenant ou du lecteur.
Il n'est donc peut-être pas méthodologiquement correct de créditer l'auteur (Weber) du rôle du lecteur (Boudon). On s'en aperçoit d'ailleurs quand Boudon concède : « lorsque je propose de voir dans la rationalité axiologique [valeurs] un cas spécial de la rationalité cognitive, je crois que je continue de m'appuyer sur les intuitions de Weber, mais en m'éloignant encore davantage de la littéralité de ses écrits » (p. 99). La question est aussi de savoir s'il s'agit d'une simple inspiration ou de la forme habituelle de légitimation académique ?
Le modèle explicatif de Boudon repose sur une définition généraliste des théories scientifiques comme « ensemble de propositions cohérentes entre elles, dont chacune est acceptable en elle-même, qui forme un appareil déductif, et dont les conséquences sont congruentes avec les phénomènes que l'on peut observer et qui relèvent de son espace de compétence » (p. 128). On peut y voir une forme plus explicite de théorie explicative dans l'illustration donnée par Simmel : « tant que la rente est payée en nature [...] le paysan n'a aucune capacité d'innovation. [...] à partir du moment où elle est payée en argent, le paysan peut choisir telle culture plutôt que telle autre » (p. 121). Boudon parle aussi d'un « positivisme doux » (p. 132), par opposition à un rejet strict de toute conjecture ou des inobservables par un positivisme étroit. À propos de la force en physique, il note qu'elle : « ne dérive pas de l'expérience, Durkheim propose [...] de considérer qu'[elle] résulte d'une projection dans le domaine de la physique de notre expérience de la contrainte morale. Peu importe d'où notre esprit l'a tiré : la science ne peut s'en passer » (p. 131). Il n'est cependant pas évident que la force ne vienne pas de l'expérience. Les conjectures portent aussi sur les observations. Peut-être l'influence anti-empiriste de Popper est-elle ici trop contraignante.
Critique
Dans ses lectures (pp. 30-31) de philosophes (Descartes, Spinoza, Leibniz, Montesquieu, Kant, Hegel, Rousseau, Comte, Marx) et de sociologues (Durkheim, Lazarsfeld, Guttman) Boudon garde toujours une distance critique. Il obtient une bourse à Columbia avec Lazarsfeld (p. 34), car il trouve Lazarsfeld, Merton, Selvin plus scientifiques que Gurvitch ou Aron. Il lira aussi Lévi-Strauss, Chomsky, Harris, Jakobson (p. 40) qui lui permettront d'écrire sa thèse secondaire À quoi sert la notion de structure, dont une remarque très d'actualité rappelle l'incidence des conditions matérielles sur le contenu lui-même :
« Lorsque je la parcours aujourd'hui, j'ai l'impression qu'elle reste pertinente. Les idées que j'y ai développées sont claires et justes, me semble-t-il, mais exprimées de manière maladroite. Mon écriture n'est devenue fluide qu'avec l'apparition des ordinateurs : ils permettent de corriger un texte sans limites alors que, à l'ère de la machine à écrire, il était difficile de taper ou de faire retaper un texte plus de deux fois » (p. 40).
Dans sa « relecture des sociologues classiques » (p. 89) Boudon n'a pas peur de les contredire, sauf peut-être avec Weber, avec lequel il est au diapason contre le holisme et les faux concepts : « Weber [...] dans sa lettre à Rolf Liefmann [...] affirme que s'il est devenu sociologue, c'est afin de mettre fin à la sociologie fondée sur ces concepts collectifs dont le spectre rôde parmi nous » (p. 91). Boudon aimait à répéter l'ironie de Molière sur l'opium qui fait dormir à cause de ses « vertus dormitives ». Je ferais une réserve sur l'idée trop classique que « l'une des fonctions des sciences sociales est précisément la critique des idées reçues » (p. 104). Cela semble supposer qu'elles sont partagées par tout le monde, alors qu'il s'agit souvent d'idées fausses de spécialistes. Par exemple, quand Boudon approuve « Durkheim [qui] dit que l'individualisme est de tous les temps [...contre] l'idée reçue selon laquelle l'individualisme commencerait au XIVe siècle » (p. 102), c'est plutôt une thèse particulière d'historien et pas une idée si commune.
Boudon se permet de bousculer les vaches sacrées quand il dit qu'un « 'phénomène social total' [de Marcel Mauss] ne veut pas dire grand-chose » et qu'Aron sur Weber rate la théorie de la religion et de la science ou ne comprend pas Durkheim, ni Mauss (p. 26). Boudon n'épargne pas non plus Durkheim et l'usage qui en est fait : « qu'a-t-on dit au juste lorsqu'on déclare qu'il faut 'considérer les faits sociaux comme des choses' ou qu'il faut 'expliquer les faits sociaux par des faits sociaux' [...] ? Malheureusement, ce sont les formules les plus obscures d'un auteur qui sont les plus rabâchées. Passant pour profondes, elles donnent lieu à des gloses proliférantes et deviennent des sujets idéaux de dissertation » (p. 104). Sur Vilfredo Pareto, Boudon déclare : « il est très difficile à lire. Il lui arrive de présenter des idées essentielles en deux lignes et de s'étendre sur des anecdotes et des platitudes à longueur de page » (p. 118). À ce sujet, il faudrait peut-être considérer que ces platitudes sont importantes pour les contemporains, pour générer des idées essentielles.
Une autre réserve pourrait relever de la nécessité d'insister sur la simple information pour appréhender un problème plutôt que sur l'explication. Cela vaut pour la connaissance populaire, mais aussi pour les spécialistes qui sont par définition ignorants hors de leur domaine. Les « vertus dormitives » et les mythes me paraissent provenir précisément du besoin trop rapide de trouver des explications. J'avais eu l'occasion de répondre à Boudon que la connaissance de chacun reposait forcément sur une vision du monde globale. Cela me paraît être la cause du holisme et des « obstacles épistémologiques » de Bachelard.
Boudon est aussi fortement critique avec Tarde, dont les « lois de l'imitation » lui paraissent tautologiques quand elles se fonderaient sur un prétendu « instinct d'imitation » (p. 122). Outre le contexte des tatonnements initiaux de la psychologie sociale, la question était cependant de trouver une explication au comportement d'imitation observable. Il est possible que l'idée d'instinct fasse simplement référence à un comportement animal inné. Au final, toute la question des explications revient plutôt au fait qu'il faut qu'elles soient convaincantes. D'ailleurs, Boudon s'est aussi intéressé à Perelman sur l'argumentation et à la valeur de l'analogie. Il résistait aussi à la mode de la sociobiologie (p. 137), dans sa tendance au réductionnisme et au déterminisme biologique [mauvaise habitude anglo-saxonne] et soutenait l'autonomie du sociologique sur le neuronal, en s'interrogeant sur ce qui se passe quand on décide (p. 138).
L'individualisme méthodologique
Par opposition au holisme méthodologique des explications de l'école sociologique de Pierre Bourdieu, qui est plus fidèle à la tradition durkheimienne et marxiste, Raymond Boudon est donc le champion de l'individualisme méthodologique, notion plus ou moins wébérienne, selon laquelle : « la sociologie doit pratiquer une méthode strictement individualiste [...]. L'expression 'individualisme méthodologique' a été ensuite officialisée par Schumpeter qui avait dans sa jeunesse [...] effectué des vacations pour le compte de Weber. [...] Mais elle n'est devenue courante que plus tard sous l'influence de Friedrich von Hayek et de Karl Popper », d'où une condamnation de la part de ceux qui s'opposent au libéralisme (p. 53). Boudon a commencé à s'y intéresser, vers 1963, à partir d'une collaboration avec André Davidovitch s'inspirant de travaux de Tarde sur les magistrats qui décident ou non le classement d'une affaire en fonction de l'évaluation de la probabilité de condamnation (pp. 48-49). Pratiquant toujours une distance critique, Boudon note :
« Curieusement, Davidovitch se voyait et écrivait comme un durkheimien : il décrivait volontiers les individus comme soumis à des forces anonymes. Mais il analysait spontanément les phénomènes qui l'intriguaient comme résultant de comportements individuels de caractère stratégique » (p. 50). Boudon conclut que « l'individualisme méthodologique part d'une proposition très simple [...] que, quel que soit le phénomène social, [...il] est obligatoirement l'effet d'actions, d'attitudes ou de croyances de la part des individus » mais aussi « que les actions, les croyances, les attitudes des individus sont par principe compréhensibles » (p. 66).
Boudon aurait pu répondre au holisme de ceux qui raisonnent en termes de conditionnements ou d'habitus que ceux-ci sont disponibles pour les individus comme compétences. On peut noter que Boudon apporte une atténuation terminologique au qualificatif d'individualiste méthodologique où l'on peut l'enfermer, en notant : « J'ai commencé à prendre sérieusement connaissance des travaux de Tocqueville vers le milieu des années 1970. J'ai qualifié ultérieurement de 'sociologie de l'action' le modèle de sociologie qu'ils illustraient. Dans mon esprit, 'sociologie de l'action' était avant tout une étiquette évocatrice, permettant d'éviter la lourdeur de l'expression 'individualisme méthodologique' » (p. 59). Il faut également noter le lien direct avec la question de la 'compréhension' issue de la sociologie allemande, quand Boudon précise aussi qu'il préfère parler de « sociologie de l'action plutôt que [...de] sociologie compréhensive » (p. 67).
Le point important de cette approche est de souligner le rôle des individus. Néanmoins, je vois une certaine reculade de Boudon dans la déclaration suivante : « l'individu [...] peut en effet être un individu physique, mais aussi un groupe muni de procédures lui permettant d'aboutir à une décision collective ou à une action collective » (p. 67). Cette évocation d'une forme de 'personne morale' me paraît régresser au holisme durkheimien. Le vrai but de l'individualisme méthodologique devrait être d'expliquer le rôle des individus qui constituent le groupe dans toute décision collective. Dans l'intelligence artificielle (cf. mon projet de doctorat), un objectif est aussi de reproduire l'action avec un algorithme qui est une explicitation de ce qui est réputé inconscient.
Boudon tient à distinguer sa position de celle de la « rationalité limitée » de Herbert Simon qu'il considère « entièrement dans le cadre de la rationalité instrumentale » (pp. 73-74, ou 86-87) en distinguant, pour sa part, différents types de rationalités : instrumentale, cognitive, axiologique (p. 70). La question de Leroux sur la parenté avec « James Coleman et aux tenants de la théorie du choix rationnel » permet à Boudon de préciser : « Bien des sociologues ne font pas de distinction entre l'individualisme méthodologique et la théorie du choix rationnel. Ils ont l'impression que l'individualisme méthodologique implique une conception utilitariste du comportement » (pp. 75-76). Il n'est cependant pas faux de dire que s'intéresser aux individus fait pencher la balance du côté des calculs conscients. Le problème pourrait relever ici encore de l'opposition penser/calculer posée par les adversaires de l'IA.
Boudon parle parfois moins des individus quelconques que de l'histoire en citant des personnages comme Napoléon ou l'impératrice Eugénie (p. 97). Il dit même que : « Napoléon n'est pas le produit d'un mouvement social » (p. 81). Cela n'est pas très clair. Le rôle de Bonaparte est celui un arriviste tombé au bon moment qui est simplement passé entre les gouttes de la Terreur et des batailles auquel il a participé. Boudon devrait plutôt parler de résultante des interactions entre les individus ou, comme le fait Michel Crozier, de la relation entre les décisions du pouvoir et leur application par les exécutants.
De toute façon, l'homo oeconomicus avec une rationalité limitée (de Herbert Simon) rejoint forcément l'homo sociologicus dans un contexte historique et culturel donné. De fait, l'individualisme méthodologique n'est pas seulement celui d'un individu idéal typique sur le mode Simmel comme le dit Boudon (p. 169). Il s'agit plutôt de tenir compte des interactions d'acteurs sociaux réels avec toutes leurs différences. L'idéal type correspond simplement aux regroupements (ou aux simplifications) que fait toute théorie. Aujourd'hui, l'individualisme méthodologique devrait correspondre à ce qu'on appelle la complexité, mais qu'on envisage souvent de façon holiste (voire mystique) comme le fait Edgar Morin.
Boudon précise un peu sa position sur ce point quand il approuve Durkheim qui disait que « l'individualisme est un phénomène qui ne commence nulle part » (p. 177) contrairement à l'idée que « les sociétés villageoises traditionnelles obéiraient à la règle de l'unanimité parce que l'individu y serait faiblement valorisé par rapport au groupe [...et] là où les sociétés modernes seraient individualistes » (idem). Face à cette explication, le problème était effectivement la fausse idée holiste d'une force culturelle personnifiée, qui paraissait bien liée aux idées dominantes du romantisme allemand du tournant du XXe siècle.
Méthodologie
Fondamentalement, les travaux de Raymond Boudon relèvent davantage de la méthodologie. Dès sa bourse à Columbia, avant sa thèse, Raymond Boudon dit apprécier l'article sur Le Suicide où Hanan Selvin note que ce livre de Durkheim évite les pièges statistiques (pp. 36 et 58). Le souci de Raymond Boudon restera toujours que la sociologie soit une science comme les autres et il s'intéresse aux enquêtes et à la théorie des opinions de Stoetzel (p. 38).
Bizarrement, par opposition à la tradition comtienne, Boudon considère qu'« on ne peut soutenir que la recherche de lois soit l'objet de la sociologie » (p. 164), alors même qu'il dit que « lorsqu'un sociologue s'intéresse à un phénomène singulier, c'est qu'il pense y discerner des mécanismes de portée générale » (p. 165). Boudon s'interroge à ce propos sur la question de la frontière de la sociologie avec l'histoire. À Leroux qui lui faisait remarquer que : « Paul Veyne [...] nous dit au début des années 1970 que Weber n'est pas un sociologue, mais un historien, et que la sociologie n'est qu'une simple phraséologie » (p. 164), Boudon répond indirectement en citant de mémoire « Braudel [...qui] déclarait avec une belle franchise qu'il avait essayé de lire Max Weber, mais qu'il n'y avait rien compris » (idem). Je me suis amusé à chercher la citation exacte de cette interview de Braudel par Emmanuel Todd :
Todd : « Certains sociologues vous considèrent comme proche de Max Weber, autre analyste du développement capitaliste. »
Braudel : « Je sais, mais c'est un hasard. J'ai énormément de mal à saisir la pensée de Weber, même en utilisant simultanément les éditions allemande, italienne, espagnole et française - quand c'est possible - de ses livres. Je suis, en réalité, beaucoup plus en accord avec Marx. » (Le Monde : « À l'événement, je préfère le fait divers qui ne fait pas de bruit », 14 décembre 1979).
Il est bon de souligner que Weber n'est souvent pas très clair. Mais la question du statut de l'historien n'est pas réglée. Ricoeur l'associe au temps de la narration par opposition à la sociologie synchronique. La réalité de cette interrogation de Boudon sur l'histoire est plutôt qu'il adopte l'approche « compréhensive » allemande (Weber, Simmel) contre l'approche positiviste française (Comte), adoptée par les historiens, sans doute par rejet du holisme de Durkheim (que je pense être plutôt une soumission au spiritualisme de son temps). Boudon veut analyser les phénomènes sociologiques en comprenant les raisons de l'acteur social. Ce choix peut provenir de la formation académique philosophique de l'époque qui favorise la conscience du sujet : « l'homme est capable de projet, d'intentions, de désir. Ce sont des faits irrécusables. Le sociologue ne peut donc pas ne pas les reconnaître » (p. 130). Boudon s'opposait au contexte d'alors qui était au béhaviorisme négateur des phénomènes mentaux en se concentrant sur les observations objectives.
Mais du fait de son Analyse empirique de la causalité (1966), comme s'intitule son livre avec Lazarsfeld, Boudon aurait pu dire plus simplement que toutes les connaissances procèdent par « sondage », dans le sens que l'on interprète des données forcément partielles. Cette nature parcellaire de l'expérience explique aussi le privilège que Boudon accorde aux mathématiques sur la « pauvreté du langage naturel » quand il s'agit de contrôler les extrapolations à partir de données composites, pour ne pas aboutir à des aberrations. C'est d'ailleurs l'explication de ce que Boudon considère comme des « théories hyperboliques », c'est-à-dire poussant les hypothèses à leurs limites. Ces hyperboles constituent une persistance des mauvaises habitudes de généralisation philosophique, que les sciences humaines importent dans leurs études particulières.
En fait, l'opposition histoire/philosophie constitue le cadre épistémologique classique : tous les phénomènes historiques sont singuliers par définition et la philosophie consistait à en tirer des généralisations conceptuelles. J'ai eu l'occasion de dire que cette opposition histoire/philosophie est résolue par la sociologie qui admet tirer ses théories de l'observation empirique, contrairement à la philosophie qui a toujours une phobie à cet égard. Un des intérêts méthodologiques des livres de Raymond Boudon est précisément qu'il fournit des exemples empiriques simples qui permettent au lecteur de comprendre ce qu'il dit, contrairement à la méthode philosophique qui se complaît dans les généralisations abstraites, et à l'histoire qui finit par se perdre dans les détails biographiques et anecdotiques.
Le véritable problème scientifique est de savoir comment démontrer les théories. Boudon note qu'un historien des religions ne comprendra pas Weber, car « il aura facilement l'impression que Weber néglige trop de détails » (p. 166). Inversement, Boudon mentionne le fait que le sociologue Spencer est très empirique et théorique à la fois (p. 167). Le problème de ces alternatives vient du fait que les lois sociologiques sont celles de la combinaison de différences, par opposition au tout-ou-rien. Car selon Boudon, Durkheim n'évitait pas tous les pièges statistiques quand il « paraît croire qu'une corrélation doit être égale à l'unité [100 %] pour autoriser une inférence causale » (p. 102). Il faudrait préciser que ce point relève précisément du biais philosophique classique de ne considérer que les propriétés universelles (« tous les hommes sont mortels »), en régression sur la philosophie médiévale qui listait bien les raisonnements qui portent sur propositions particulières (« quelques hommes ») et leurs combinaisons. Descartes ayant fait la réserve que la logique scolastique était difficilement manipulable. L'intérêt de la méthode sociologique est ainsi de se colleter aux réalités sans négliger la conceptualisation.
En méthodologue, quand Boudon a écrit L'inégalité des chances, il se distinguera de l'approche de Bourdieu : « Des banalités. L'origine sociale avait partout des effets sur le niveau scolaire. [...] 'Il vaut mieux être riche et bien portant que pauvre et malade'. [...] Mais la corrélation en question posait une question importante : était-elle l'effet de l''héritage culturel' ou d'une décision rationnelle » (p. 218). Boudon ne nie évidemment pas : « l'inégalité des chances [...qui] non seulement existe, mais est très élevée, persistante, observable dans tous les pays, [...] et résistante aux mesures politiques » (p. 219). Il note qu'« à l'époque, on trouvait sur le marché des explications qui ne parvenaient pas à saisir la réalité dans son détail » (p. 219), que Boudon énumère (pp. 222-223) : la démographie des enfants de pauvres, le capital investi (l'économiste Mark Blaug), l'influence culturelle du milieu d'origine (Basil Bernstein), les valeurs plus ou moins fatalistes du milieu (Hyman), un complot de la classe dominante (Bourdieu, Passeron, Establet). Pour Boudon, « la question était de déterminer le poids des différents facteurs » (p. 223).
Le livre de Boudon se situe donc dans la lignée de ses travaux mathématiques précédents : « j'ai procédé à des simulations neutralisant successivement les différents types de facteurs. Il résulte de l'analyse que les facteurs qui ont le plus d'importance dans la genèse de ces inégalités sont les facteurs décisionnels » en ce qui concerne les débouchés et les perspectives relationnelles (p. 223). Mais les considérations méthodologiques du livre ont nui à la diffusion de ses thèses, comme le lui faisait remarquer Raymond Aron (« un livre qui doit être lu crayon à la main ne saurait être populaire », in Raymond Boudon, « Pourquoi devenir sociologue ? Réflexions et évocations », Revue européenne des sciences sociales, XXXIX-120, 2001). De fait, l'influence de ce livre que lui prête Leroux (p. 224) se limite plutôt à la recherche sociologique. D'autant que les « conséquences pratiques du point de vue de la politique de l'éducation ? » ont été à l'opposé des préconisations que Boudon y proposait : « [...] un renforcement des sanctions positives et négatives pouvait davantage que leur abolition produire des effets égalitaires. C'est l'inverse qui a été fait pendant vingt ans en France » (p. 225).
Sociologie de droite, Sociologie de gauche
Comme on le sait, l'opposition entre Boudon et Bourdieu constitue la limite de la sociologie française. Face à la prépondérance de Bourdieu, auprès des médias et du public, Boudon est toujours resté sur la défensive. Le livre se conclura d'ailleurs sur la déploration par Boudon du manque de diversité intellectuelle dans l'université, de l'engagement politique dans le même sens, de l'absence de débat et du conformisme politique (p. 234). Le drame de la sociologie réside dans le fait de faire de la politique par d'autres moyens. Sociologiquement, on pourrait analyser le jeu politique comme une sélection par le conformisme, qui consiste plutôt à chercher à augmenter l'influence de son camp en évitant le débat académique. On pourrait regretter que ces pratiques soient aussi le fait de la science, si cela n'avait pas toujours été le cas. Il ne faut pas se faire d'illusions.
On conçoit que Boudon campe sur sa position d'exigence scientifique, mais quand Robert Leroux, prétend, dès son introduction (p. 7), que Boudon n'a pas d'implication politique ou de couverture médiatique, ce n'est pas exact. La réalité est plutôt qu'il tente de se démarquer souvent un peu gratuitement des idées de gauche, comme quand il dit que « la notion d'égalité n'est claire que dans le domaine des mathématiques. [...] En sociologie, la notion est métaphorique [...] impossible d'aboutir à un indice unique » (p. 61). Il faut savoir que cela correspondait simplement à la mode, depuis les années 1980, de parler d'équité plutôt que d'égalité dans les rangs de la droite, universitaire en particulier. À cette époque, j'ai eu l'occasion de lui répondre que la notion d'égalité politique concernait l'égalité de droit et non l'égalité de fait (dont la gauche se sert pour contester ce que le marxisme classique appelait « les droits formels », dans la doxa stalinienne). Ce n'est pas de mathématiques qu'il s'agit !
Boudon est ainsi un peu mesquin quand il dit que « l'influence de Proudhon était due surtout à ce qu'il flattait les passions politiques » (p. 66). La question d'alors était plutôt celle du rétablissement de la République, dont Proudhon incarnait la tendance démocratique coopérative sous le nom provocateur d'anarchiste dont la perception par la postérité a été biaisée par l'hégémonie marxiste. On vient de voir que Boudon régressait à l'historiographie classique dans sa perception de Napoléon comme individu. C'était pour s'opposer à l'autre « sociologie de l'action » de Touraine qui considère les mouvements sociaux comme acteurs (pp. 80-81), tandis que Boudon se rattrapait par une « personne morale » pour parler des phénomènes collectifs, régressant au holisme selon moi (cf. ci-dessus, p. 67).
Il me semble que le problème réel était plutôt le contexte d'attaques partisanes qui le visait personnellement : « une polémique a été lancée par Albert Hirschmann [...]. La conception d'effet pervers serait de caractère réactionnaire » (p. 80). Mais Boudon donne le bâton pour se faire battre quand ses critiques ne semblent viser que la gauche : « la sociologie spontanée a toujours tendance à attribuer [...] les catastrophes à des auteurs bien identifiés : c'est la faute au gouvernement, au grand capital, à la mondialisation, aux Américains, etc. » (p. 80). La sociologie scientifique du fait politique y gagnerait de mentionner également les chômeurs, les immigrés, les juifs, du côté de la droite traditionnelle, pour un peu plus d'équilibre. La conception « critique » que Boudon revendique kantienne dans la lignée de Karl Popper ou Hans Albert s'oppose à la « sociologie critique de la société » d'Horkheimer, de l'école de Francfort, Adorno ou Habermas (p. 125). Je considère personnellement que le cadre commun est plutôt le thème de la « critique des idées reçues » qui structure les représentations que les intellectuels se font d'eux-mêmes, dans le cadre universitaire en particulier, et que j'ai appelé le complexe Copernic. Il prend simplement ici des formes partisanes et fratricides, les deux courants se délégitimant mutuellement au lieu de valoriser la sociologie.
Dans ce livre, Raymond Boudon ne mentionne Pierre Bourdieu que de façon marginale. Il le considère comme « expressif et critique [...] plutôt que scientifique », en citant Jon Elster qui dit que « Bourdieu [...] analyse les processus sociaux comme l'effet d'un complot sans comploteurs » (p. 141). Pour les mettre d'accord, on pourrait d'ailleurs identifier ce biais bourdieusien aux « effets pervers » de Boudon. Cette rapide référence à Bourdieu prend d'ailleurs la forme d'une anecdote personnelle, qui a l'avantage de recentrer les phénomènes sociologiques sur la subjectivité (ce que les sociologues de cette époque voulaient éviter par souci de scientificité) :
« [Bourdieu] voit les habitus sociaux comme des montages analogues aux habitus corporels. [...] Il avait l'impression, m'a-t-il un jour confié, d'être incapable de tenir une coupe de champagne comme il convient. C'est peut-être ce type d'expérience, qu'il percevait, semble-t-il, comme douloureuse, qui l'a amené à se donner un homo sociologicus réduit à un montage de dispositions résultant de la socialisation. Le succès de la théorie de l'habitus provient de ce qu'elle a pour effet de naturaliser l'individu, de le traiter comme un objet soumis à des forces qui lui sont extérieures. Elle permet de faire de la culture une seconde nature » (p. 142).
Bizarrement, on devrait aussi conclure que la sociologie de Bourdieu naturalise l'habitus social. Boudon a raison de noter que « certains y ont vu la pierre philosophale permettant de faire de la sociologie une science à part entière » (p. 143). Cela répondait en effet aux préoccupations scientifiques des sociologues dans les années 1960, où le structuralisme correspondait à la version académique du marxisme (considéré alors comme « la science indépassable de notre temps » selon Sartre). Les critiques marxistes du structuralisme le considéraient comme bourgeois parce qu'il semblait nier l'histoire et Bourdieu y réintroduisait une forme de lutte des classes.
La problématique individualiste de Boudon concerne plutôt la critique de l'aspect cognitif de la théorie de Bourdieu : « la grande différence entre les habitus corporis et les habitus animae [« habitus mentaux » de Saint-Thomas inspirés d'Aristote] est que les premiers, mais non les seconds, échappent au contrôle du sujet. On ne peut guère désapprendre à monter à bicyclette, tandis qu'on peut changer de conviction ou adapter son comportement aux circonstances » (p. 143). On pourrait aussi envisager une plus grande continuité entre ces pôles corporels et mentaux. Mais est-ce que Boudon ou Bourdieu peuvent vraiment changer de convictions ?
À la fin du XXe siècle, Boudon s'est surtout opposé explicitement à la galaxie postmoderne. Quand il dit que « Foucault présente l'histoire de la pensée comme s'étant imposée aux penseurs [...] effet de basculement d'une mystérieuse épistémè » (p. 150), le problème est justement le changement d'opinion dans le temps ou l'espace. Boudon y critique le relativisme moral : « au lieu de voir dans la disparition des tabous une manifestation de l'approfondissement de l'individualisme, les postmodernes y voient une discontinuité, une liquidation de toute morale [...] ou une vision constructiviste des sciences » (p. 153). Dans la lignée de l'affaire Sokal qu'il mentionne (p. 151), la question me paraît être plutôt celle de théories plus ou moins radicales, qu'on pourrait comparer aux sectes du protestantisme dont Boudon parle à propos de Tocqueville et Weber dans l'explication des différences entre l'Europe et les États-Unis. Pour Boudon, « le postmodernisme est en effet un mélange de nihilisme, de relativisme, de dogmatisme et d'utopie. [...] Cette théorie [...] plaît à ceux qui ont l'impression de vivre dans un mode dépourvu de sens » (p. 155). Il parle de théories qu'il nomme expressives qui légitiment des idéologies, comme la « société du risque » de Beck ou des formules comme la « foule solitaire » de Riesman (pp. 156-157), et il voit les systématisations du féminisme américain comme des « théories hyperboliques » (p. 158).
Cette expressivité et ces hyperboles me paraissent aussi relever du principe d'exposition des théories des sciences humaines ou de leur vulgarisation. Dans mon projet de thèse, pour exprimer cette pluralité tournant à l'incommunicabilité, je parlais de sciences protestantes par rapport à une science catholique. Dans les sciences sociales, Boudon pourrait admettre plus de souplesse stylistique que dans les sciences naturelles, qui se permettent parfois aussi des métaphores discutables. Il est un peu trop sévère quand il critique la thèse qui dit que « les valeurs artistiques seraient, selon Becker, le produit des réseaux [...] du 'monde de l'art'. Que l'influence de ces réseaux existe est incontestable. Elle explique que l'on attribue le caractère d'oeuvre d'art à des canulars, du Fountain de Duchamp à la Merde d'artiste de Manzoni » (p. 183). Il faudrait cependant admettre que le sens de l'oeuvre de Duchamp est le même que ce que Boudon affirme, mais c'est compris à l'envers. Par ailleurs, le réseau explique bien la différence entre deux artistes, comme Boudon le concède. Le reste est de l'hyperbole de la part de Becker comme de la sienne.
Boudon aurait donc pu être plus pluraliste. En sociologie, il existe une multiplicité des points de vue ou des études particulières, qu'il admettait dans son compte-rendu d'Aron dans la revue Commentaire (cf. Supra). Mais ses critiques concernaient surtout les sociologues de gauche, comme quand il dit que « beaucoup de sociologues [ont] l'ambition de transformer la sociologie en une sorte d'ingénierie sociale [...] ou d'éclairer la décision politique » ou « comme la continuatrice de la philosophie de l'histoire. Le marxisme restant influent [...] » (p. 77). Boudon est pourtant mal placé pour nier tout utilitarisme et l'utilisation des connaissances puisqu'il parle de lui-même de « bonnes raisons » et il devrait plutôt limiter ses critiques à une analyse des erreurs liées, dans les sciences humaines, aux aléas de la reproductibilité dans le temps et dans l'espace.
Boudon admet d'ailleurs que sa position découle de sa marginalisation par l'idéologie bourdieusienne sur l'éducation : « dès la fin des années 1960, [...] résigné à assister impuissant à la mise en oeuvre de politiques contre-productives, j'ai décidé de cesser de travailler sur des questions relatives à l'éducation. » (pp. 226-227). Le défaut de la querelle Bourdieu/Boudon est d'en faire des « intellectuels organiques » de chaque camp. À l'inverse, la capacité à faire de la sociologie scientifique me paraît reposer sur ce que j'avais dit ironiquement dans les années 1980 : « La sociologie, c'est ce sur quoi Bourdieu et Boudon sont d'accord ! » La perte récurrente de crédit de la sociologie s'explique aussi par son incapacité au dialogue.
Rationalité
La question de la compréhension, en sociologie, fait justement référence aux situations de valeurs différentes, d'où sa relation avec l'explication pour les faire partager par la discussion. Le désir d'explication de Boudon peut prendre une forme scientiste discutable. Quand Leroux demande :
« Durkheim nous dit aussi que les suicides ont tendance à augmenter dans les périodes de prospérité. » Boudon lui répond : « Effectivement. Et il propose une explication convaincante de ce paradoxe. Si vous me permettez d'insister sur ce point, les grands sociologues, comme les physiciens et les chimistes, cherchent essentiellement à élucider des faits dont l'explication ne saute pas aux yeux. Tocqueville, Durkheim ou Weber utilisent une démarche qui ne se distingue pas de celle du physicien ou du biologiste. Pascal explique le phénomène qui donnera naissance au baromètre par une théorie que nous percevons comme solide parce que chacune des propositions qui la composent est immédiatement acceptable et qu'elle conduit à des conséquences toutes conformes à ce qu'on peut observer » (p. 65).
Outre que l'acceptation n'a pas toujours lieu chez les contemporains, la science peut expliquer des choses qui ne sont pas des paradoxes et le fait d'être convaincant n'est pas un gage de vérité. Par contre, sans doute que pour expliquer un paradoxe ou quelque chose qui ne saute pas aux yeux, il faut forcément être convaincant et qu'il faut utiliser pour cela des propositions élémentaires acceptables et corroborer les observations. Reste le problème du relativisme, puisqu'on ne convainc qu'avec des arguments ou des présupposés acceptés par certains et pas par d'autres, d'où l'opposition des partisans de Boudon avec ceux de Bourdieu. Le seul critère commun de la sociologie devrait être, en principe, l'observation. Le vrai paradoxe sociologique est de pouvoir convaincre seulement dans un paradigme donné.
Boudon a proposé une approche fondée sur la rationalité des acteurs. On peut juger cette hypothèse excessive. La rationalité n'est pas toujours ce qui saute aux yeux. Boudon a sans doute choisi ce parti pris par refus du conditionnement pavlovien, qui servait de modèle scientifique au déterminisme marxiste dans les années 1950 et à son extension bourdieusienne dans l'habitus de classe. Mais la rationalité axiologique de Boudon, fondée sur les valeurs, correspond bien à l'idéologie du moment des acteurs. On s'en apperçoit quand il s'interroge : « pourquoi Weber emploie-t-il le mot rationalité plutôt que conformité » (p. 98). Son propos fondamental est de refuser l'explication par l'irrationalité, éventuellement diffusée par le cadre de l'inconscient freudien. Pour Boudon, les raisonnements faux sont bien des raisonnements : « les croyances sont soutenues par des raisonnements faux [...], c'est contradictoire avec la théorie [...] des causes irrationnelles » (pp. 119-120). Il croit trouver une solution dans le cadre kantien de la critique des postulats plutôt que dans la négation de la capacité logique de la mentalité primitive. Mais c'est aussi parfois ce que veulent dire ceux qui parlent d'irrationalité, et c'est bien de faiblesse logique dont parle Boudon quand il préfère les mathématiques au langage naturel.
Quand Boudon dit que « Weber et Durkheim [...] ont effectivement réussi à expliquer les croyances religieuses » (p. 185), il devrait se rappeler qu'il s'était aussi posé la question de « déterminer les raisons pour lesquelles les explications de Weber, Durkheim ou de Tocqueville notamment donnent une forte impression de solidité » (p. 124). Il peut s'agir d'un simple effet de l'histoire intellectuelle personnelle ou collective qui fait apprécier telle ou telle explication. Selon Boudon (p. 93), Weber donne trois solutions historiques à la théodicée (problème du mal) : 1) manichéisme (influence Dieu/Diable) ; 2) Inde (réincarnation) ; 3) calvinisme, Saint-Augustin, livre de Job (Dieu est bon, le mal est dans l'homme), auxquelles on pourrait ajouter 4) Spinoza, Darwin (« chacun pour soi et Dieu pour tous »). Il s'agit ici d'un mélange d'analyse logique, historique et intellectuelle qui peut convaincre les croyants qui sont travaillés par ces questions. Boudon devrait reconnaître aussi que Weber produit une typologie à la façon de Gurvitch, qu'il n'appréciait pas.
La rationalité peut relever d'une simple hypothèse historique comme quand Weber encore explique le christianisme (monothéisme) comme phénomène urbain, contrairement aux paysans polythéistes : « le mot 'paganus' qui signifiait à l'origine 'paysan' a été choisi pour désigner les païens » (p. 186). On peut noter que la connaissance de l'étymologie permet l'étude du monde romain et chrétien initial. Encore ne faut-il pas confondre onomasiologie (du sens vers le mot) et sémasiologie (du mot vers le sens) comme ont tendance à le faire certains philosophes, linguistes et anthropologues en donnant une hégémonie cognitive au langage. L'explication proprement dite de Weber consiste à dire que contrairement aux élites ou soldats romains adoptant le monothéisme centralisé et organisé (culte de Mitrah) qui correspond à leurs pratiques régaliennes, les paysans romains sont rétifs au monothéisme du fait des contingences météorologiques (idem et aussi p. 95). Outre que ce genre d'explications relève d'une érudition classique un peu mondaine, peut-être qu'un Allemand de l'époque de Weber n'est pas assez sensible au fait que les paysans sont aussi des soldats dans le monde romain (contrairement à l'idéologie aristocratique junker [nobliaux allemands]) ni à celui que la guerre aussi est contingente (contrairement au principe « Gott Mit uns » [« Dieu est avec nous »]).
Notons que l'explication wébérienne elle-même a une explication plus contextuelle quand on sait que la philosophie allemande cherchait à expliquer l'adoption du monothéisme par les Indo-européens (voir Maurice Olender : Les Langues du Paradis). Mais le vrai problème est que parler de « rationalité axiologique », non instrumentale, selon Weber, peut régresser à l'apologétique académique de la religion (en histoire des sciences, on pourrait parler de « créer des épicycles » pour justifier le géocentrisme). Car, au tournant du XXe siècle, la philosophie spiritualiste restait la servante de la théologie contre le positivisme. Boudon n'en tient pas compte quand il cautionne ce qu'il appelle des explications : Durkheim était trop diplomate envers les religions en disant que « la croyance en l'âme est universelle parce que l'âme existe » (p. 188). Sur le même mode mentaliste (contre le béhaviorisme), la sociologie compréhensive de Luckmann dira un peu plus tard que « l'homme a une transcendance au sens où il est capable d'intention et de projets » (idem). Comme l'avait rappelé Johan Heilbron dans Naissance de la sociologie, la situation était différente entre la France réputée laïque (mais si peu chez Durkheim) et le reste de l'Europe. Boudon note lui-même qu'il n'y a pas de séparation de l'Église et de l'État en Suède, dont l'irréligion luthérienne à 95 % me paraît plus relever de l'irrationalité que des explications de Smith ou Tocqueville évoquées par Boudon (p. 191).
Relativisme et Postulats
Le paradoxe chez Boudon est de refuser le relativisme quand il admet la pluralité des valeurs pour les acteurs. Sur le plan historique, Boudon pense peut-être que chaque époque est à son optimum ou qu'elle veut dire au fond la même chose que ce qu'on dira mieux plus tard. Son problème de quête de légitimité scientifique de la sociologie me paraît justement relever du relativisme. Celle de l'après-guerre oscillait entre un complexe envers la philosophie (surtout Bourdieu) et un complexe envers les mathématiques (surtout Boudon ou le structuralisme).
Quand Durkheim dit qu'une croyance collective ne se maintient « que si elle est vraie », Boudon l'interprète en disant qu'elle se maintient si elle est « perçue comme fondée » (p. 103), tout en gratifiant Durkheim de cette intuition. La position de Boudon est bien du relativisme par opposition à l'apologétique religieuse de Durkheim. Il me semble que la problématique contre le relativisme est simplement biaisée par l'opposition de Boudon à ses adversaires politiques : « en dehors de l'éducation, un autre phénomène m'a intéressé, sans doute parce qu'il m'a profondément irrité, c'est l'apparition du relativisme. Le 'relativisme cognitif' dans ses formes extrêmes veut que la science ne produise pas des explications du monde plus solides que produisent les mythologies. Il met les contes de fées sur le même pied que les théories scientifiques » (p. 228). C'est un peu exagéré. La réalité était plutôt que l'étude anthropologique des mythes était à la mode dans les années 1960-1980 (comme vers 1900). Dans ce contexte, il y avait toutes sortes de théories « hyperboliques », pour ne pas dire farfelues.
De fait, selon Boudon, la « critique du relativisme » correspond plutôt à une analyse des erreurs : « j'ai décidé de transcrire mon irritation sous la forme d'une question, de la 'sublimer' : comment expliquer que les gens croient aussi facilement aux idées fausses » (p. 228). L'histoire des sciences est bien la correction des erreurs antérieures, mais entre les différents systèmes, il faut être capable de convaincre ceux qui ne sont pas du même avis. On sait qu'Heisenberg disait qu'on ne convainc pas ses opposants, mais qu'ils sont remplacés par d'autres générations (cf. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques). Cela réduit un peu la rationalité à la justification par de « bonnes raisons ».
Le paradoxe relativiste apparaît quand Boudon lui-même parle d'une « remarque géniale de Kant [...] : il n'y a pas de critères généraux du vrai » (p. 206), qui me paraît être une bonne définition du relativisme sur le mode « à chacun sa vérité » de Pirandello ou « chacun a ses raisons » de La règle du jeu de Renoir. D'autant que l'intérêt de Boudon pour Tocqueville renvoie aussi au classique relativisme culturel : « la toute première phrase de L'Ancien régime et la Révolution [...] : 'Ceci n'est pas un livre d'histoire'. [...C'est] plutôt un livre de sociologie comparative » (p. 115). Relativisme, puisque « sociologie comparative » est presque un pléonasme. L'intérêt notoire de Tocqueville réside dans la comparaison de deux sociétés. Celles-ci sont assez bien connues, contrairement aux travaux anthropologiques traditionnels qui ont l'inconvénient de rechercher des sociétés où le lecteur n'a aucun repère (ce qui peut relever du dicton « a beau mentir qui vient de loin »). D'ailleurs, l'anthropologie finit par oublier toute idée de comparaison, voire d'anthropologie, pour magnifier les identités culturelles. Il reste que la sociologie est bien l'étude des différences, par opposition à l'universalisme a priori des Lumières, comme l'avait souligné Nisbet dans son livre La Tradition sociologique (édité dans la collection dirigée par Raymond Boudon et François Bourricaud aux PUF).
D'ailleurs, Boudon indique lui-même que Léo Strauss, Bryan S. Turner, Erich Voegelin ou Allan Bloom font de Weber un relativiste parce qu'il admet que la science repose sur des postulats non fondés (p. 154). Ce relativisme est bien un inconvénient de la recherche kantienne (régressive) des postulats. C'est pourtant la solution que trouve Boudon pour expliquer les erreurs : la théorie du cercle vicieux de la pauvreté de Nurkse est considérée comme fondée sur des « hypothèses implicites » fausses (p. 199). Cette approche est revendiquée par Raymond Boudon comme la clef de sa méthode : « dans L'Art de se persuader, j'avais exclusivement appliqué ce modèle à des idées descriptives ['modèle Simmel' des arguments valides, mais fondés sur des hypothèses fragiles]. Dans Le Juste et Le Vrai, j'ai tenté de montrer qu'il s'appliquait [...] aussi aux idées prescriptives [...], normatives ou axiologiques » (p. 204).
Sa défense de Weber s'applique aussi à Montaigne et Pascal présentés comme non-relativistes contrairement à ce que dit l'ethnologue Geertz (p. 180). Mais le fait que Montaigne soit relativiste seulement pour empêcher les guerres de religion est pour le coup une « bonne raison », et le fait que ce soit à un libertin relativiste que Pascal s'adresse montre bien l'existence de deux conceptions différentes. Cela ne veut pas dire que Pascal, celui qui parle, a raison (comme dans le cas de Platon contre les sophistes). Le relativisme décrit cette réalité dont il faut bien rendre compte. C'est « à chacun ses raisons » et non « à chacun sa vérité », qui n'est qu'une façon de parler. Un des problèmes serait simplement la confusion entre « avoir raison » et « avoir ses raisons », ce qui n'est pas la même chose.
Cette critique du relativisme par Boudon me paraît être une concession à l'air du temps du début du millénaire. Le contraire du relativisme n'est pas l'universalisme, mais le dogmatisme. Au début du livre, Boudon parle de l'apparition de l'universel, récupéré par le christianisme et le socialisme selon le contexte, en les opposant au hiérarchique : « Socrate a trop tôt cherché, nous dit Simmel, à affirmer l'idée que les lois de la Cité peuvent être critiquées au nom de principes universels. Il le paya de sa vie » (p. 58). C'est un biais philosophique traditionnel de prétendre cela, même si c'est un peu vrai (parce qu'on s'arrange toujours avec les auteurs classiques). La philosophie de Platon, mettant en scène Socrate, n'était pas égalitariste : son modèle était la dictature spartiate très hiérarchisée et non la démocratie athénienne (elle-même imparfaite). La question évoquée correspond en fait au biais ethnocentrique qui fait penser les lois de la cité comme universelles, alors que le relativisme les fait précisément percevoir comme relatives. C'est cela et seulement cela qui permet de les critiquer et de s'élever à l'universel. La philosophie traditionnelle aussi avait un peu trop tendance à se croire universelle d'emblée, avec ses généralisations souvent abusives et « hyperboliques ».
Chose amusante, Boudon évoque aussi un autre mythe académique de son temps, pour illustrer sa thèse des différents types de rationalités, contre la seule rationalité instrumentale : « observez les spectateurs qui sortent d'une représentation d'Antigone : tous ont pris parti pour Antigone contre Créon. Le fait que tous partagent la même opinion doit avoir une explication. Ils ont certainement de bonnes raisons » (p. 74). Outre qu'ils ont été instrumentalisés par l'auteur, cela relève de la confusion actuelle (sur la laïcité) qui ne reconnaît pas que l'explication de la pièce est l'exact contraire de la signification donnée par Boudon à l'épisode de Socrate. En fait, Antigone s'oppose à la loi au nom de la religion traditionnelle qui est la loi de la cité contre l'arbitraire du tyran, qui représente plutôt les conceptions postérieures de la souveraineté. Ici aussi, on peut récupérer la position d'Antigone en lui faisant justifier la révolte contre des lois injustes, considérées comme relatives, au nom de valeurs supérieures, supposées universelles. Mais c'est plutôt un contresens. Le tyran lui-même représente plutôt l'Etat moderne, en gestation à l'époque.
Boudon va jusqu'à prétendre qu'il n'y a pas de fortes différences sur les valeurs dans le temps, contrairement aux écarts entre l'élite médiatique et l'opinion publique (pp. 208-215). Cela revient à nier l'histoire et le changement (depuis la Grèce antique). Pourtant, Boudon venait d'argumenter pour l'universalisme en disant naïvement : « Pourquoi sommes-nous indignés par des pratiques comme celle de l'excision ? [...] Pourquoi ne l'acceptons-nous pas comme une coutume ? » (p. 180), même s'il en explique immédiatement le principe de rite de passage, mais pour le récuser du fait de sa cruauté. C'est pourtant un fait sociologique que des sociétés acceptent ce genre de pratiques, comme l'esclavage, les sacrifices humains, etc. C'est juste la preuve de l'évolution des moeurs.
La confusion de Boudon sur le relativisme vient sans doute du fait que le contexte du début de XXIe siècle est biaisé par la perte de légitimité de la notion de progrès qui prévalait auparavant. C'est la conséquence des deux guerres mondiales (et leurs avatars fascistes/nazis ou staliniens) et de la bombe atomique, qui ont douché l'optimisme antérieur. Du coup, on revendique les bienfaits du progrès en les considérant comme culturellement innés, ce qui ne veut rien dire. On exalte l'égalité des sexes occidentale, alors que les femmes n'avaient pas le droit de vote il y a soixante-dix ans en France et qu'elles continuent évidemment à contester leurs inégalités. Ce n'est donc pas à cause du succès public du relativisme culturaliste des intellectuels que tout fout le camp. Il relève plus d'une forme d'orientalisme écologique new-age qui maintient le mythe exotique du bon sauvage, gratifiant les traditions exotiques d'une plus grande authenticité, souvent pour des motifs bassement touristiques d'ailleurs (folklore des terroirs français compris). Il faut être capable de faire une sociologie plus fine du monde contemporain si on veut traiter la question du relativisme au lieu de régresser à des généralités philosophiques qui oublient les réalités.
Conclusion
Raymond Boudon classifie assez correctement la sociologie en « quatre objectifs : caméralité [experts d'État], expressif, cognitif, critique » (p. 126), d'ailleurs sur le mode des classifications de Gurvitch. Mais il est un peu sur la défensive et se sent minoré en tant que porte-parole du courant « cognitif » qu'il semble juger comme seul scientifique. On pourrait au contraire envisager que les acteurs, en temps réel, essaient d'élaborer des conceptualisations qui s'avèrent discordantes. L'histoire ou la philosophie travaillent plus confortablement dans l'après-coup empirique ou théorique.
Cela pourrait expliquer la solution pluridisciplinaire où Boudon envisage de « regrouper les [...] sciences sociales en une science sociale » sachant que l'« innovation dans les sciences sociales [...] se situait souvent aux jointures entre les disciplines » selon Mattéi Dogan et Robert Pahre (pp. 134-135). Mais la pluridisciplinarité est une sorte de légende urbaine dans l'université où la spécialisation est la contrainte absolue, avec les conséquences que Boudon déplore, par des remarques en plein dans l'actualité :
« Que les philosophes, les économistes, les psychologues ou les sociologues moyens ignorent à peu près tout de ce qui se fait chez le voisin entraîne un puissant effet de stérilisation et un repli corporatiste de caractère autiste. Ayant été dépossédés d'une grande partie de leur territoire par les sciences humaines, bien des philosophes ne font plus que peser des oeufs de mouche sur des balances de toile d'araignée, comme aurait dit Voltaire, ou disserter sur des thèmes d'actualité ; soucieux d'occuper un terrain que personne ne puisse leur contester, bien des sociologues se contentent d'observer à la loupe le comportement des vacanciers sur les plages, tandis que d'autres préfèrent gloser sur l'avenir des sociétés post-postmodernes ou sur les « sujets de société » du moment, ou encore pratiquent une sorte de journalisme au rabais qui n'a les moyens ni d'investigation ni de communication des journalistes en titre ; bien des économistes ne font plus que perfectionner des équations dont le cadet de leurs soucis est de savoir si elles ont le moindre rapport avec le réel. Beaucoup de philosophes ignorent tout des sciences sociales, qu'ils s'estiment pourtant autorisés à regarder de haut ; tandis que la plupart des sociologues ignorent tout de la philosophie, qu'ils jugent dépassée. En disant que l'avenir est à l'abaissement dans le long terme des frontières, à la création d'un « espace Schengen » de libre circulation entre les disciplines composant les « sciences humaines », je prends peu de risque : dans ce long terme-là, nous serons sans doute morts, vous comme moi. Ce sentiment diffus de crise, lequel est plus ou moins prononcé selon les disciplines, explique que, comme on le constate facilement aujourd'hui un peu partout, les espoirs de l'observateur extérieur, du politique ou du bailleur de fonds ont une certaine tendance à se déporter vers les parties des sciences humaines qui sont directement entre les mains des sciences de la nature, comme les « sciences cognitives », qui étudient notamment les événements cérébraux correspondant aux processus cognitifs » (pp. 135-136).
On constate que, selon Boudon qui ne prévoyait pas d'en voir la fin, l'état déplorable des sciences humaines ne concerne pas que la sociologie et que les sciences cognitives ne lui paraissent pas forcément la solution. Il déplore aussi les problèmes organisationnels de l'université (centralisation, politisation et vedettariat) et le manque « d'explication de texte des grands auteurs et des travaux de recherche solides » provoquant une faiblesse des compétences (pp. 230-233). Mais il était peut-être trop optimiste quand il pensait que « le holisme ne subsiste plus gère en sociologie que sous sa forme « naïve ». Ses formes élaborées (marxisme, structuraliste) ont pratiquement disparu. » (p. 174). Il faudrait étudier plus finement les nouvelles formes que prennent les légendes savantes et populaires pour ne pas rester sur l'impression d'inachèvement que Boudon manifestait lui-même quand il disait : « j'ai l'impression, quand je termine un livre, que des questions restent ouvertes, que des problèmes ne sont pas résolus de façon satisfaisante » (p. 236). On ne saurait mieux dire.
Jacques Bolo
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