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Référence / Sociologie - Juillet 2017

Johan Heilbron : Naissance de la sociologie (1990)

Résumé

Heilbron revisite les origines des sciences sociales modernes, depuis Montesquieu et Rousseau jusqu'à Saint-Simon et une forme de redécouverte de l'épistémologie d'Auguste Comte. Une riche exploration de l'avancée des sciences naturelles et sociales, depuis les salons, académies et sociétés savantes au XVIIIe siècle jusqu'aux prémisses des sciences humaines contemporaines au XIXe. Mais la perspective bourdieusienne (ou celle de l'académisme protestant) d'un cadre disciplinaire professionnel strict manque généralement la reconnaissance de l'autonomie théorique.

Johan Heilbron : Naissance de la sociologie, Traduit du hollandais par Paul Dirkx, éd. Agone, Marseille, 2006 (1990), 426 p.

Par une curieuse coïncidence, le livre de Johan Heilbron, Naissance de la sociologie, réédition d'un livre publié en Hollande en 1990, constitue une sorte de développement du livre de Wolf Lepenies, Les Trois cultures : Entre science et littérature, l'avènement de la sociologie (1985), dont je parlais le mois précédent. Ce dernier ajoutait la sociologie à l'opposition traditionnelle entre sciences naturelles et littérature, dont parlait le célèbre livre de Snow, Les Deux cultures (1959). Mais Wolf Lepenies se concentrait surtout sur la prétention de la littérature et de la poésie au monopole de la connaissance de l'humain face à la concurrence de la sociologie. Son ambition initiale est mieux satisfaite par le livre de Johan Heilbron qui traite beaucoup plus largement de la naissance de ces « trois cultures ». Sur ce point, c'est donc le titre de Naissance de la sociologie qui devient trop restrictif.

Le contenu du livre correspond aussi à la période qui précède le point de départ de celui de Lepenies. Heilbron étudie plutôt l'autonomisation progressive des disciplines universitaires actuelles. Il est donc normal qu'il parle de toutes les sciences de façon plus équilibrée que Lepenies, puisque les savants antérieurs au XIXe siècle étaient beaucoup moins spécialisés et même franchement littéraires, comme le mentionnait déjà Lepenies à propos du naturaliste Buffon.

On pourrait cependant reprocher à Heilbron ce choix du XVIIIe siècle comme point de départ de la sociologie. On s'intéresse à la société depuis toujours et partout, de Platon et Aristote aux législateurs et stoïciens romains, des pères de l'Église chrétienne aux philosophes arabes, indiens ou chinois. Le début de l'époque moderne, à la fin du Moyen-Âge, est la vraie origine des théories que les philosophes sélectionnés par Heilbron, Montesquieu (1689-1755) et Rousseau (1712-1778), ne faisaient que commenter. Mais Heilbron semble préférer les philosophes français : « La question [...] est de savoir comment et pourquoi ces théories de la société ont pris leur essor en France » (p. 32). Une excuse d'Heilbron pourrait consister, comme pour Lepenies, dans le fait qu'ils s'adressaient d'abord à leur public hollandais ou allemand, dans le but de parler de la sociologie française. Le livre de Lepenies concernait la France, l'Angleterre et l'Allemagne, mais celui d'Heilbron traite presque exclusivement de la France.

Le mot et la chose

Une explication de cette valorisation excessive de la sociologie française, outre la centralité effective (mais pas exclusive) de la culture française par le passé, pourrait relever de la tendance d'Heilbron à se polariser un peu trop sur les mots et à privilégier l'institutionnalisation de la discipline sociologique, qui sera plus importante en France. On sait que c'est Auguste Comte qui a forgé le mot « sociologie » (on lui avait reproché ses racines composites latine-grecque), et Heilbron accordera aussi beaucoup (trop) d'importance à la naissance des mots « société » et « social ». Ainsi, c'est seulement du point de vue de la dénomination qu'il peut dire qu'il n'existe pas de sciences politiques avant 1871 (p. 35), du fait que la « scission entre 'sciences morales' et 'sciences politiques' constitue en France une dichotomie fondamentale » (idem). C'est confondre les intitulés disciplinaires et les contenus.

À propos de Montesquieu, Heilbron relèvera aussi que « l'expression 'théorie sociale' lui était inconnue » (p. 123), en notant les usages : « jusqu'au début du XVIIIe siècle, le mot société avait deux sens. D'une part, il désignait les cercles influents [...], le mot était synonyme de 'monde' [...]. D'autre part, [...] une association ou une compagnie [...]. » (idem). « Chez Montesquieu et chez Voltaire, le terme société apparaît comme équivalent de 'nation' ou 'pays' » (p. 124) et pour le mot « social », c'est chez Rousseau qu'il apparaît pour la première fois (idem).

Par curiosité, je suis allé vérifier dans les titres des livres antérieurs du catalogue de la BNF et, si effectivement le livre de Rousseau est bien le premier où le mot « social » apparaît, ce n'est pas tout à fait le cas du mot « société ». On le trouve bien avec les deux sens mentionnés, en particulier de nombreux titres concernant la « Société de Jésus » pour les jésuites, qu'on mentionne aujourd'hui plutôt sous le terme de « Compagnie de Jésus », mais on trouve également « société humaine », « société civile » ou même « société » tout court avant 1700 :

  1. 1502, Cicéron (106-43 av. J.-C.), S'ensuyt le livre Tulles des Offices, c'est à dire des opérations humaines, vertueuses et honnestes, familiarement, clèrement et selon la vraye sentence et intencion de facteur translaté en françoys par honnorable et prudent homme David Missant, conseillier et gouverneur de la ville de Dieppe, auquel livre chascun homme pourra prendre vrays enseignemens de bien et honnestement vivre en société humaine selon vertu moralle, moyennant laquelle avecques foy pourra parvenir en la gloire éternelle de paradis qui est la fin et souverain bien où consiste félicité humaine.
  2. 1649, Hobbes, Thomas (1588-1679), Élémens philosophiques du citoyen, traicté politique où les fondemens de la société civile sont descouverts, par Thomas Hobbes, et traduits en françois par un de ses amis [S. Sorbière], Amsterdam : impr. de J. Blaeu.
  3. 1693, Abbadie, Jacques (1654-1727), Défense de la nation britannique, ou les Droits de Dieu, de la nature et de la société clairement établis, au sujet de la révolution d'Angleterre, contre l'auteur de l'« Avis important aux réfugiés », par M. Abbadie,..., A. de Hondt.
  4. 1697, Ailly, D' (16..-16.. ; chanoine de Lisieux), Sentimens et maximes sur ce qui se passe dans la société civile, Paris : L. Josse.
  5. 1687, Essais de morale et de politique ou il est traité des devoirs de l'homme considéré comme particulier et comme vivant en société, de l'origine, des societez civiles, de l'autorité des princes... divisés en deux parties, P. Valfray.
  6. 1698, Morvan de Bellegarde, Jean-Baptiste (1648-1734), Réflexions sur la politesse des moeurs, avec des maximes pour la société civile, suite des Réflexions sur le ridicule, par M. l'abbé de Bellegarde, J. Guignard.

Accessoirement, on trouve aussi le terme société dans les livres suivants en français à la Koninklijke Bibliotheek (la bibliothèque nationale de Hollande) :

  1. 1693 Abbadie, Jacq. Défense de la nation Britannique ou les droits de dieu, de la Nature et de la Société clairement établis au sujet de la révolution d'Angleterre, contre l'auteur de l'Avis important aux refugiés [P. Bayle?], chez Abraham de Hondt.
  2. 1700-1703, Nicolas Chevalier, Journal d'Amsterdam, contenant divers mémoires touchant les productions anciennes et modernes de littérature, peinture, scalpture, architecture; monumens et autres choses curieuses, dont la nature, ou les siences, les arts, le génie, l'industrie, les voyages, les soins, les travaux, et les diverses occupations des hommes enrichissent la société civile.

Autonomie disciplinaire ou laïcisation ?

Le livre d'Heilbron étudie donc surtout la transition entre un stade prédisciplinaire et disciplinaire des sciences en général et de la sociologie en particulier. Il devrait plus explicitement partir d'une histoire de l'éducation et poser d'emblée que l'université se réduisait aux facultés de droit, de médecine ou de théologie. Mais l'auteur s'inspire surtout d'Elias parlant des milieux sociaux de cette époque et de Bourdieu pour une sociologie des producteurs de connaissance (p. 20-21). Ce qui donne à son livre un tour beaucoup moins intéressé par la nature interne des cursus et des théories que par leur détermination externe ou institutionnelle : « il s'agit certes des textes et de théories [...] mais l'analyse porte aussi bien sur les auteurs de ces textes, sur leurs associés et concurrents » (p. 22).

Heilbron semble aussi appliquer rétroactivement les critères disciplinaires contemporains, en laissant souvent une impression finaliste ou anachronique. Plutôt que celle de la disciplinarisation, la question de l'autonomie par rapport à la religion (pp. 24-25) fut le vrai problème des contemporains. Heilbron traitera curieusement cette question religieuse plus loin : « Il est intéressant de se pencher sur un certain nombre de pays protestants à l'aune de la thèse de la sécularisation sans scientificisation. En effet, dans ces pays, c'est le phénomène inverse qui se produisit, à savoir une sorte de scientificisation sans sécularisation » (p. 90). Cela me paraît être une complication inutile pour dire que les scientifiques protestants travaillent au sein d'institutions académiques non laïques (c'est toujours le cas), alors que les scientifiques français ne sont pas des universitaires, mais des écrivains pratiquant le plus souvent d'autres professions.

Il explique ce phénomène de « scientificisation avec ou sans sécularisation », outre les facteurs comme leur pluralisme communautaire et le caractère oppositionnel des protestants critiquant les persécutions des scientifiques par les catholiques (p. 91), en nous disant que « la physico-théologie [...protestante...] professait l'harmonie entre la science et la foi [...] à condition [...] d'étayer des vérités bibliques » (idem). Cela a l'intérêt de nous donner le point de vue d'un pays protestant comme la Hollande. Mais cela relève un peu de l'apologétique locale de considérer qu'« orthodoxie chrétienne et vision du monde scientifique [harmonisées], étaient impensables en France et probablement dans d'autres pays catholiques » (idem). Des catholiques pratiquaient également la science, de Mersenne à Teilhard en passant par Pascal, sans parler des scientifiques laïques qui avaient tous reçu une formation religieuse ou simplement scolaire par des ecclésiastiques. On a pu constater que cette question religieuse se manifestait aussi en linguistique dans la question de l'indo-européen opposé à l'hébreu, traitée par le livre de Maurice Olender que j'ai commenté ce mois-ci. On y voit que les effets de « l'harmonie entre la science et la foi » se manifestent autant en France et dans les pays catholiques que dans les pays protestants.

Cette réalité effective signifie plutôt que la théologie scolastique des pays protestants (Angleterre, Allemagne ou Hollande) conservait la contrainte d'étayer la foi par la science. C'est bien l'inverse de l'exception française issue de Descartes, qui menait une réflexion indépendante de l'université. Pour expliquer l'absence de coupure entre la science et la religion, croire enfin que « le troisième facteur explicatif est le fait que les pasteurs peuvent fonder une famille [...] de nombreux savants anglais sont issus de famille de pasteurs » (p. 92), ressemble plutôt à une mythologie populaire locale (pour justifier une hérédité des charges) qu'à un facteur explicatif de l'absence de sécularisation, d'autant qu'elle a bien eu lieu pour ceux qu'on considère comme des scientifiques, en particulier Malthus ou Darwin, malgré leur formation de pasteur.

Salons, académies et sociétés savantes

L'analyse que fait Heilbron sur la lutte des ordres (roi, aristocratie, bourgeoisie) pour ne pas dire des classes, au moment de la Fronde, lui fait penser que « La sécularisation de la culture en France se réalisa avant tout à travers des mécanismes de cour et d'étatisation » (p. 92). Il explique ainsi la naissance des salons et des académies. Mais cela relève d'un déterminisme politique douteux, car le développement de la connaissance à l'époque est principalement dû aux progrès de l'imprimerie, précisément avec le rôle notable du protestantisme. La nouveauté de Descartes se manifestait aussi bien par le langage, mais simplement en ne parlant plus latin, d'où l'ouverture séculière aux gens de lettres et aux femmes dans les salons.

Sur sa base fragile, Heilbron s'attarde sur la dépendance de la bourgeoise envers la noblesse qui définit le bon goût (p. 49) tandis que le roi s'appuie sur la bourgeoisie administrative (p. 50) et que les nobles résistent par la culture et la science (p. 51), les salons étant ouverts aux grands bourgeois que jalousait la petite bourgeoisie (idem). Peut-être l'influence de Bourdieu est-elle également excessive dans la critique de la culture scolaire des jésuites privilégiant la dissertation et l'éloquence (pp. 55-58) avec leur classicisme tempéré : raison, bon goût, clarté comme non-complication (p. 60). Cela ressemble à un plaidoyer pour la stylistique bourdieusienne.

Ce qui est considéré comme le véritable apport d'Heilbron est d'avoir rappelé, à ceux qui l'ignoraient (en Hollande et ailleurs), que : « le contexte institutionnel était constitué d'académies et de sociétés savantes. En règle générale, l'enseignement n'y jouait aucun rôle : chaires, manuels et disciplines faisaient défaut et le public était composé de lettrés » (p. 10). Heilbron signale en particulier (p. 42) huit académies fondées entre 1835 et 1671 issues d'associations, de sociétés savantes ou d'académies privées (56 littéraires, 9 scientifiques, 6 pour les beaux-arts). Il montre qu'il s'agit d'un système de reconnaissance s'apparentant au système corporatif, avec des éléments codifiés comme le discours de réception et éloge funèbre pour l'Académie française (p. 46), laquelle gérait aussi la censure, contre Le Cid de Corneille par exemple (p. 48). Le point important est de souligner que le système était beaucoup plus formel qu'on le pense habituellement.

Mais il ne faut pas oublier ici que les auteurs français qu'on connaît de la période étaient ceux qui écrivaient en dehors de l'université. C'est d'autant plus vrai que : « les universités passaient [...] à côté de la plupart des innovations scientifiques » (p. 45). Dans ce contexte, la science reste bien en dehors de l'université. Heilbron note que l'Encyclopédie est l'oeuvre d'une société de gens de lettres indépendante (p. 58), et il lui faudrait aussi se souvenir que les dictionnaires sont des entreprises privées encore de nos jours. En fait, ce que décrit Heilbron, tout au long de son livre, correspond à la réintégration de la science à l'université française, à partir du XIXe siècle ! Pour être strict, il devrait même parler d'un mécanisme de monopolisation.

Préférer la scientificité de Kant comme modèle de la philosophie professionnelle (p. 58, note 1) me paraît encore très anticipé (et bourdieusien), puisque l'université allemande n'a été un modèle qu'à la fin du XIXe siècle. Kant pourrait plutôt être vu comme un retour à la scolastique, comme le pensait Destutt de Tracy (cf. infra). Souligner que l'esprit français exclut la pédanterie et d'érudition contrairement au modèle allemand (pp. 62, 66) : « une telle conception fait disparaître l'effort de l'apprentissage au profit du don et de l'improvisation du moment » (p. 67), au point de mentionner un problème des Français avec le raisonnement concluant (idem). C'est une idée extrêmement naïve et contradictoire. L'analogie mentionnée avec l'escrime, pratique aristocratique de l'époque, implique bien un maître d'armes et un entraînement. Elle correspond à cette stratégie discursive ou littéraire pour frapper au bon moment, avec une préparation secrète qui prétend ne rien savoir (Heilbron en donne pourtant bien un exemple, p. 64). On n'est pas obligé de se laisser berner. Il s'agit de la fausse improvisation de l'artiste qui feint la facilité ou la maladresse, comme un sketch célèbre du clown Achille Zavatta. Par opposition, je mentionnais à propos de Heidegger le modèle risible de l'hercule de foire qui affecte l'effort. Cela correspond précisément, au début du XXe siècle, à la polémique sur l'influence allemande lancée par Agathon, que rappelait Wolf Lepenies.

Apologétique académique

D'ailleurs, le modèle français de la philosophie universitaire est plutôt celui de Victor Cousin à partir du XIXe siècle, ainsi qu'Heilbron le rappellera un peu plus loin. Dans le chapitre sur « La bataille de la raison » (pp. 69-92), Heilbron étudie surtout le statut social du philosophe plutôt que sa bataille contre les dévots (p. 74) et se concentre encore beaucoup sur la terminologie. Il note que Le Journal des savants (créé en 1665) accueillait tous les « gens de lettres » (p. 77), de même que l'Encyclopédie : « dans les actes notariaux, les savants ne se décrivaient jamais comme des savants, mais employaient leur catégorie professionnelle (médecin, professeur, etc.) ou l'appellation 'homme de lettres' » (idem). Heilbron semble reprocher une absence de spécialisation qui aura lieu plus tard : « leurs écrits étaient destinés aussi bien aux pairs qu'aux bourgeois lettrés ou aux mondains frivoles » (p. 77) sur le modèle de Bourdieu qui souhaitait réserver ses écrits à ses pairs (cf. « Bourdieu sociologue de la communication »), avec un côté ci-devant aristocratique. Mais cette exigence élitaire malvenue aujourd'hui est d'autant plus anachronique à l'époque. Les pairs étaient le peu de gens cultivés et riches pour se payer les livres et les études qui permettaient de les lire, et justement, les spécialistes n'existaient tout simplement pas.

Heilbron note aussi que les philosophes français ne sont pas très expérimentaux (p. 79), ce qui n'est pas forcément exact (cf. Pascal et d'autres). C'est néanmoins intéressant de noter la différence entre la France et les Pays-Bas : « Alors que Newton devint aux Pays-Bas le grand exemple pour la recherche expérimentale, il se mit à faire office, en France, de parangon du courant fortement inspiré des mathématiques » (p. 82). On peut concéder que la pratique des philosophes français correspond à ce que les Anglo-saxons appellent trop avantageusement des « expériences de pensée ». L'explication à ce goût des généralités me paraît résider dans les nouvelles données à intégrer, comme la croissance du nombre des récits de voyage : XVIe = 450, XVIIe = 1560, XVIIIe = 3500 (indiquée p. 80). L'obligation stylistique des hommes de lettres à pratiquer plusieurs genres (p. 77) correspond à une ouverture que n'avait pas la scolastique universitaire sclérosée. Sans doute les pays protestants s'en sont-ils mieux tirés, au prix de circonlocutions théologico-philosophiques qu'Heilbron et l'école de Bourdieu considèrent comme de la science.

Heilbron met aussi bizarrement le terme « philosophe » entre guillemets. Le philosophe correspondait déjà à l'intellectuel engagé, comme on le sait bien en France, mais il faut sans doute le préciser pour un public étranger. Les guillemets sont inutiles et anachroniques : il est parfaitement normal que le mot change de sens, justement par spécialisation (au début, la philosophie était tout), et le premier sens n'a évidemment pas à être soumis au dernier (Voltaire n'a pas à être heideggérien). De toute façon, tout le monde est parfaitement au courant de cette évolution du terme. C'est aussi simplement une question d'usage, comme celui qu'Heilbron ignore en parlant toujours de « Holbach » au lieu de « d'Holbach », alors qu'il dit bien « d'Alembert » (p. 81). Le texte semble s'étonner aussi de choses tout à fait normales : « le journaliste Linguet [...] sa théorie des loix [sic] » (p. 140) alors que : 1) l'orthographe n'était pas fixée, 2) on trouve « loix » chez de nombreux autres auteurs (dont certains livres que Heilbron cite, comme Buffon ou l'Anti-contrat social de Bauclair). Dans ce passage qui parle justement de « l'exclusion des circuits légitimes et des carrières régulières » (p. 140), Heilbron se polarise bien trop sur le critère universitaire professionnel, peut-être valide alors en Hollande, mais vraiment trop restrictif. Les phénomènes de cour français correspondent aussi à un phénomène de concentration et d'innovation concurrentielle, par opposition au provincialisme protestant, qui a l'avantage de la régionalisation académique, mais sans doute un plus grand conformisme corporatif.

Tout à son souci de rendre compte de la professionnalisation universitaire, Heilbron semble considérer, très théoriquement que la science du XVIIIe dépend trop d'amateurs, de vulgarisateurs ou d'amuseur de salons (p. 83) alors que ce sont les amateurs qui étaient les scientifiques d'alors, un peu comme les geeks aujourd'hui dans l'informatique. Il note aussi une forte proportion d'ecclésiastiques parmi les écrivains, moins parmi les savants et qu'« il semble donc y avoir une corrélation assez nette entre un intérêt décroissant pour tout ce qui touche à la foi et un intérêt pour la science » (p. 86). Outre le fait que tous les intellectuels passaient par l'éducation religieuse, ce qui correspondait au cursus de pasteur dans les pays protestants, le statut d'universitaire, hors médecine et droit, correspondait bien à la théologie. Ce qui explique le rôle des théories morales comme ancêtres de la sociologie (p. 93).

Il est ainsi possible qu'Heilbron ne mesure pas bien la différence entre les pays protestants et catholiques, car la statistique qu'il donne sur l'importance quantitative des intellectuels religieux contredit bien ses précédentes allégations à ce sujet : « de tous les 'auteurs', c'est-à-dire de tous ceux qui avaient écrit au moins un livre, une majorité appartenait encore au clergé au début du XVIIIe siècle. À la fin du siècle, cette proportion avait été réduite de moitié et, peu avant la révolution, elle ne représentait plus que 20 % » (p. 87). Il faudrait plutôt considérer l'importance culturelle des sujets religieux, importance que l'on minore encore de nos jours, d'où les incompréhensions devant les fondamentalismes de la part des sociologues. Et cette importance de la religion explique la réaction au cours de la Restauration qu'Heilbron traitera plus loin.

Sur la question de la rigueur académique opposée à la légèreté mondaine, il n'est pas sûr du tout non plus que : « l'érudition historiographique et littéraire [gardait] également, dans la constellation française, son statut de genre inférieur » par rapport à la littérature (pp. 89-90), de même que les sciences morales et économiques : « ces disciplines [étant] classées dans la 'philosophie pratique' » (p. 93). Cela me paraît contradictoire avec la question de la professionnalisation universitaire qui concernerait alors aussi les mémorialistes et les moralistes. Cela semble concerner plutôt le succès mondain des auteurs. Outre le statut social personnel, il faudrait des critères plus précis pour évaluer le prestige d'un genre en son temps. Le talent littéraire et la science proprement dite, ou chaque oeuvre particulière, sont parfaitement autonomes.

On restait cependant (p. 88) sur un nombre assez limité de publications (1720 = 1000, 1770 = 3500) et d'auteurs (1757 = 1200, 1767 = 2400, 1789 = 3000) qui exprime l'étroitesse du public cultivé (en 2017, on publie 100 fois plus de livres que le chiffre initial, avec une population française qui a seulement doublé). Heilbron note aussi que les rédacteurs de l'Encyclopédie se composaient de : clergé = 5 %, nobles = 20 %, tiers état = 75 %, chiffre qu'il commente ainsi : « le renouveau apporté par les Lumières n'était donc pas la simple 'expression' d'une 'bourgeoisie ascendante', comme on l'a si souvent prétendu. Il s'agissait d'abord du triomphe d'une culture séculière sur les institutions ecclésiales et universitaires. Et dans ce processus, la noblesse tint un rôle exceptionnellement important. » (p. 89). Mais ces proportions paraissent parfaitement normales pour l'époque en fonction de l'éducation. Comme il souligne aussi que « personne ne pouvait vivre de ses écrits » (p. 89), il ne faut donc pas s'étonner que tous les auteurs aient donc une autre profession que chercheur à l'université ! Ce qui signifie aussi que les contemporains publiaient donc pour la gloire (le statut qu'elle donne) et le goût la science.

Moralistique

Heilbron s'intéresse plus justement au contenu philosophique en disant que « l'établissement de principes 'naturels' et universels était ainsi le but suprême de cette activité intellectuelle » (p. 95) ou en notant que les juristes français sont conservateurs contrairement aux Hollandais et Allemands (p. 96). Mais cela me paraissait moins relever d'un « dépérissement intellectuel de la magistrature » (p. 97) que de la montée de la monarchie absolue. Heilbron indique pertinemment que : « Les statuts de l'Académie française stipulent [...] que les 'questions morales et politiques' ne devaient être traitées qu'en harmonie avec l'autorité du roi, du gouvernement et des lois de la monarchie » (p. 97). Il rappelle aussi l'interdiction du Club de l'entresol, en 1731, comme projet avorté d'une Académie des sciences morales et politiques, tout comme, en 1774, l'idée inverse d'un projet d'« Académie de droit public pour faire pièce à la multiplication des critiques contre les autorités » (pp. 97-98). Tout cela ne facilitait pas la liberté de la recherche qu'Heilbron semble souhaiter institutionnelle.

D'où l'« essor de la moralistique » comme « pratique française de la morale hors du droit » (p. 98) et de critique des passions, moeurs, caractères (p. 99). Heilbron devrait admettre davantage qu'il s'agit d'une forme explicite de pré-sociologie (dans le cadre d'un style littéraire) au lieu d'inventer d'autres mots, surtout si on considère le vrai contexte relativiste des grandes découvertes des civilisations exotiques. C'est manifeste quand il note : « l'une des caractéristiques de la littérature des moralistes est que ceux-ci renonçaient à donner des leçons de morale. [...] Ils décrivaient et analysaient la réalité humaine » (p. 101). Heilbron l'interprète plutôt dans le cadre bourdieusien précédent : « On évita tout ce qui aurait pu être perçu comme pédant : les citations, les raisonnements étendus, les considérations théoriques, les notions abstraites et toute argumentation peu ou prou méthodique. Le résultat fut un genre dans lequel des observations percutantes et de brèves esquisses et descriptions alternent avec des saillies. On l'appellerait à tort 'philosophie morale', en lieu et place de quoi il conviendrait de parler de 'moralistique' » (pp. 101-102). Le style et la contrainte littéraires lui masquent un peu le contenu.

Du fait que la question de la nature humaine se fonde bien sur l'observation des comportements, on est bien dans un modèle d'homme-machine sociologique. On peut reconnaître le modèle de l'automate, présent à l'époque : « la question 'pourquoi l'homme agit-il comme il agit ?' en sous-tendait une autre : 'quelle est la manière la plus indiquée de réagir dans des circonstances précises [...] en termes de ressorts et d'effets' » (p. 102). Le problème était bien l'opposition de la raison moderne aux passions de l'ancienne philosophie encadrée par la religion : « pareille anthropologie ne voyait plus dans l'homme une proie veule et imprévisible des passions, mais un être qui recherchait de manière relativement conséquente son propre avantage » (p. 103). Un moralisme désabusé comme celui de La Rochefoucauld incarne l'étape intermédiaire (p. 104). Bizarrement, l'exigence anachronique d'Heilbron : « aucun des auteurs concernés n'opère de distinction de principe entre les actions individuelles et leur contexte social » (p. 105) produit une sorte de révélation, car : « pour les nobles, il était à peu près évident que les comportements étaient des phénomènes sociaux » (p. 105). La réduction aux rapports de classe pour supplanter le modèle individualiste naissant indique-t-elle que le déterminisme « social » n'est qu'une régression aristocratique ? Heilbron oublie-t-il ce qu'il avait dit de ce terme (cf. supra : « synonyme de 'monde' ») quand il déclare : « ce n'est pas pour rien qu'on parle de 'société' » (p. 105). Finalement, on se dit que le « capital social » de Bourdieu se réduit au carnet d'adresses. Est-ce pour montrer son capital académique qu'Heilbron donne en Allemand le titre du Fondement de la métaphysique des moeurs de Kant ? Ce pédantisme décidément bien germanophile n'apporte rien et n'est pas dans les usages (si les normes sociales et académiques sont bien le sujet ?).

Reconnaître que la philosophie de cette époque pose la question de l'homme en termes de « nature » subit évidemment les contraintes des ambiguïtés du terme dans son usage philosophique. Si « l'homme n'est malheureux que parce qu'il méconnaît sa vraie nature » (p. 113), en fait, cette connaissance se réduit bien tout simplement à l'idée de science.

Montesquieu et Rousseau

Heilbron considère Montesquieu comme un fondateur de la sociologie. Peut-être reprend-il simplement en cela Aron (Les Étapes de la pensée sociologique) ou Durkheim (Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie), encore qu'il suive encore un peu trop Bourdieu à propos de la supériorité de prestige de la littérature sur la vocation de juriste dans les revirements de Montesquieu (p. 121). On pourrait admettre une plus grande autonomie du contenu. La thèse d'Heilbron sur la spécialisation disciplinaire correspond davantage ici à la simple question des choix de carrière.

À propos de Montesquieu, Heilbron parle d'« intégrer des théories politico-juridiques et des conceptions issues de la 'moralistique'. On pourrait dire aussi [...] insertions de micro-analyses dans des macro-théories » (p. 114). Il devrait donc évoquer plutôt l'individualisme méthodologique, pour ne pas confondre l'idée de l'homme individuel des Lumières avec le collectif romantique postérieur. Il serait alors obligé de mentionner Boudon contre Bourdieu. Car il n'est pas sûr du tout qu'on puisse considérer l'« Esprit des lois [...] comme une recherche des conditions de possibilité de structures politiques et juridiques » (p. 116). Ces « conditions de possibilité » (transcendantalisme) relèvent du kantisme bourdieusien. Du fait de la prise en compte, par Montesquieu, des facteurs comme « le climat, les usages, la législation » (idem), il s'agirait plutôt de contraintes et de facteurs explicatifs, si on parle de sociologie. Mais il est vrai que la citation de Bourdieu en exergue du livre : « Le progrès de la connaissance, dans le cas de la science sociale, suppose un progrès dans la connaissance des conditions de la connaissance » (p. 7) réduisait d'emblée la sociologie à la philosophie.

Bizarrement, Heilbron affirme (deux fois) que « Montesquieu fut partisan de la thèse nobiliaire [...] néanmoins, il n'existe pas de lien direct entre L'Esprit des lois et la position de magistrat et de noble de son auteur » (p. 116), et « il n'est toutefois pas permis d'y voir l'expression ou le reflet d'intérêts de l'aristocratie foncière ou de la magistrature » (p. 120) alors que c'est plutôt l'opinion commune, voire la source de l'idée d'idéologie (comme « défense des intérêts de classe ») des marxistes français. Il en est de même de son contemporain, le mémorialiste Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675-1755). La contradiction repose sur le fait que ce phénomène n'est pas une sorte d'arrière-pensée : les nobles se voyaient bien comme des contre-pouvoirs, ce qui est raisonnable dans le contexte, et cela constitue explicitement la théorie de Montesquieu. C'est peut-être ce qu'Heilbron voulait dire ? Il est sans doute victime de l'idée d'inconscience des déterminismes, trop présente chez Bourdieu, précisément antinomique avec cette théorisation par les acteurs eux-mêmes.

Une autre ambiguïté est possible. La place accordée à Montesquieu ici découlerait-elle de sa thèse de ses Considérations sur la grandeur de l'esprit des Romains (1734), selon laquelle « le 'caractère général' d'une nation est transmis à chaque individu par le biais d'une 'éducation générale' [...] combinaison des fameuses causes physiques et morales » (p. 121) ? Il ne faudrait pas confondre un déterminisme inconscient avec l'idée de causalité matérielle et « sociale » (p. 126), car l'interprétation culturaliste postérieure a aussi été influencée par le romantisme allemand. Nisbet voyait d'ailleurs la naissance de la sociologie dans la limitation nationaliste de l'universalisme de Lumières par Maistre et Bonald (ou Burke), dont la reprise fréquente par Heilbron induirait cette interprétation. Le vrai début des sciences humaines dépend plutôt de l'idée de causalité matérielle et de démonstration par ces causes « sociales » (p. 126), qu'on peut attribuer à Montesquieu, sous réserve d'éviter les confusions. Quoique ce soit probablement limité au domaine français.

J'ai déjà mentionné la question lexicale sur les termes « société » et « social », qui pourrait découler des égarements du romantisme sur l'identification de la culture à la langue. Spécialement, pour Rousseau, on ne peut pas non plus en faire un fondateur de la sociologie seulement parce qu'il emploie le terme « social » ! D'autant moins qu'Heilbron rappelle justement que « le concept de société n'avait [...] pas chez lui de connotation positive » (p. 126). Car même si le contrat social a lieu entre les membres de la société et non avec le roi (p. 127), il s'agit quand même de théorie politique, selon la classification habituelle, contre l'idée étrange d'Heilbron qu'« il n'était donc plus permis de ranger ses écrits dans la philosophie morale, ni dans la théorie politique. Avec Montesquieu, il fut bien l'un des premiers et l'un des principaux représentants de la théorie sociale » (p. 128). Cela me paraît être un simple jeu verbal.

Il n'est pas exact de créditer Rousseau (ou Montesquieu) du fait que : « la redéfinition des phénomènes politiques et moraux en tant que phénomènes 'sociaux' conduisit à un mode de pensée nouveau, plus général et plus abstrait » (p. 132). Il est bien plus probable qu'on peut réduire leurs théories à un commentaire de Pufendorf et Grotius, qui avaient été traduits par Jean Barbeyrac seulement en 1706-1707 et 1724, comme l'indique Heilbron (p. 138). Les philosophes français du XVIIIe profitaient du relâchement des restrictions précédentes envers la réflexion en sciences politiques par la monarchie absolue. L'idée de droit naturel qu'Heilbron évoque (pp. 136-137) comme essence sociale, contre le droit divin, chez le Hollandais Hugo Grotius (1583-1645) précède les Lumières et Rousseau d'un bon siècle. Heilbron pourrait d'ailleurs mentionner aussi la première révolution anglaise et la Magna Carta (1215-1297). De même, il signale bien que Marc Waddicor considère que Montesquieu est dans la continuité du droit naturel (p. 139) et la tradition juridique nationale (p. 138) plutôt qu'être un des premiers à faire des sciences sociales. Les lettres persanes (1721) relèvent davantage de la sociologie (littéraire), mais ce n'est pas assez sérieux pour les sociologues professionnalisés. Heilbron devrait plutôt conclure que Du Contrat social (1762) de Rousseau, dans cette lignée du droit naturel, traite davantage du contrat que du social. Toujours une affaire de mots, mais ce n'est pas le bon !

Heilbron est peut-être un peu trop dans la mode constructiviste actuelle quand il dit que « Rousseau [...] s'élève contre l'habitude d'appeler 'naturel' des phénomènes qui étaient en réalité 'sociaux' ; il donna une autre définition de ce qui était naturel, puis se demanda quelle forme de société était la moins éloignée de la nature » (p. 138). On déjà a vu la filiation avec les théories précédentes, comme le confirme Heilbron immédiatement : « L'état de nature qu'il postulait et le contrat social avaient toutes les caractéristiques des constructions intellectuelles du droit naturel » (p. 138). Il est beaucoup plus probable que la question de la nature, chez Rousseau, est un jeu sur les mots origine/essence qui a créé beaucoup de confusions philosophiques postérieures. D'ailleurs, Heilbron oppose le travail des philosophes français, qui « tenaient au primat des constructions rationnelles » (p. 141), à l'empirisme de Hume comme « tentative d'application de la méthode expérimentale à des questions morales » quand ce philosophe constatait le conventionnalisme de l'élaboration des règles juridiques (p. 143). Cette prise en compte humienne de l'expérience humaine correspond davantage à la sociologie. L'état de nature de Rousseau reste une construction théorique, un « raisonnement hypothétique et conditionnel » (p. 147) qui reprend aussi simplement le jésuite Molina pour le « bon sauvage », et le principe artificiel des constructions utopiques de cette époque. Toute cette argumentation auto-contradictoire d'Heilbron est inexplicable, sinon comme tentative bizarrement culturaliste de vouloir trouver en France les origines de la sociologie.

Concernant le sujet de la professionnalisation, vu son succès littéraire, Rousseau n'est pas non plus le modèle des intellectuels chômeurs (p. 140), que serait plutôt François Villon (1431-1463). Heilbron venait de parler des « théories sociales [qui] ne furent pas, comme des critiques conservateurs l'ont prétendu depuis Burke, l'oeuvre d'intellectuels déracinés qui faisaient de la politique sous le couvert de principes qui étaient sans rapport à la réalité » (p. 131). Cette allusion est encore une anticipation de « l'intellectuel sans attache » de Mannheim (ce dernier concernant davantage la neutralité axiologique de Max Weber, qui admet l'objectivité, contre l'idée de défense idéologique de ses intérêts de classe). Le statut social de Rousseau reste dans le cadre dix-huitiémiste de dépendre du mécénat. La professionnalisation des écrivains, à peine postérieure, relève plutôt de l'instauration du droit d'auteur avec Beaumarchais (1732-1799).

« Scientificisation »

Cette professionnalisation des sciences en général et des sciences sociales en particulier correspond à ce passage de l'étape des académies et des salons à celle de l'université et au soutien de l'État centralisé se substituant aux mécènes. Heilbron souligne, avec le ministère de Turgot, le rôle de l'État dans l'essor scientifique (p. 153) et plus banalement la mathématisation des sciences sociales comme critère de scientificité. Heilbron insistera plusieurs fois sur Condorcet avec les « mathématiques sociales » de son fameux paradoxe sur les élections, quoique Heilbron précise lui-même que le texte avait été négligé jusqu'à très récemment (p. 154).

Toujours davantage inspiré par Rousseau, Heilbron note une inflation du social et de l'intérêt commun après la Révolution (p. 155), mais la question persiste de la différence entre la science politique et la sociologie. Heilbron prétend aussi à l'existence d'une substitution de la nation à l'universel (p. 156). Ce malentendu est sans doute lié à son utilisation de la référence à Bonald. À l'époque révolutionnaire, la nation signifiait plutôt le « peuple souverain », avec la restriction que le jacobinisme peut justifier une confusion avec les conceptions despotiques des anti-Lumières comme Bonald. Rappeler que « les poids et les mesures furent standardisés » (p. 156) est d'ailleurs un exemple de l'ambition universaliste notoire de la Révolution française ! Et la bévue : « c'est à cette époque que la dévotion sans pareille d'un soldat français de l'Empire, Nicolas Chauvin, fit entrer le 'chauvinisme' dans la langue française » est une mauvaise plaisanterie qui fusionne déjà cavalièrement la Révolution et l'Empire sur ce point, mais qui utilise surtout un personnage de fiction datant de 1821 (l'éditeur français aurait dû corriger cette erreur, qui mélange encore les mots et les choses). L'universel reste quand même de toute façon la marque de fabrique de la période et du récit national français en général. Une critique de son aspect partiellement illusoire est présente dans une citation d'Engels mentionnée dans le livre d'Achcar que j'ai récemment commenté !

L'explosion du nombre d'intellectuels et d'artistes dans le contexte des Lumières peut permettre de lire la Révolution comme la fin du monopole corporatif des académies (pp. 167-168) et, avant la normalisation de l'Empire, comme une lutte d'influence entre les intellectuels : certains futurs révolutionnaires (Brissot, Marat) avaient été considérés par Voltaire comme des « rebuts de la littérature » (p. 170). Pendant la Révolution française, on avait assisté à la fin des salons et à la montée du journalisme grâce à la fin de la censure (p. 173). La question de l'utilité de la littérature se posait pour les révolutionnaires, avec « Mme de Staël [...]  un des premiers auteurs à insister sur la littérature comme phénomène social » (p. 174) ou Bonald, qui considère que « la littérature est l'expression de la société où elle est produite » (idem). Mais les sciences étaient considérées comme plus utiles (p. 176). Polytechnique et l'ENS (1794) sont créées, ou l'Institut de France (1795) avec trois classes : 1) Sciences mathématiques et physiques, 2) Sciences morales et politiques, 3) Lettres et beaux-arts. La deuxième reconnaissant enfin les sciences sociales. Il faudrait admettre plus clairement que c'est bien la poursuite d'une démarche préalable : École des Ponts et Chaussées (1755), École des Mines (1783). Mais on doit entériner surtout qu'il s'agissait bien de créations en dehors de l'université, ce qui est décidément la marque de fabrique du système académique français !

C'est vrai que la Révolution ou l'Empire est l'époque où la mise en place du système actuel se poursuit. La campagne d'Égypte de Bonaparte (élu lui-même à l'Institut) en 1798 embarque 142 savants (p. 178). En 1802, création des lycées à la place des écoles centrales. Mais avec l'Empire, Heilbron signale la baisse de l'influence des savants au profit des littéraires, des notables et des militaires, retour du latin, suppression de la classe des sciences politiques et sociales à l'institut, remplacée par Lettres, Histoire, et Beaux-arts (p. 179). Les scientifiques deviennent des aristocrates d'empire. Bertholet cumule les fonctions en faisant de la politique : 2.000 F en 1785, 67.000 en 1812 (100 fois le salaire d'un ouvrier) : un petit nombre de patrons sont très puissants en science (p. 189).

Heilbron précise le développement de la spécialisation des sciences pour leur donner leur forme institutionnelle moderne au tournant du XIXe siècle : la mathématisation de la physique de 1780 à 1795 (p. 191) ; l'histoire naturelle avec Buffon et ses classifications, d'abord médecin s'intéressant aux plantes, du Jardin du roi au Jardin des plantes en 1793 (p. 192) ; Cuvier et l'idée d'immutabilité des espèces et surtout celle d'organisation interne : « l'organisme était devenu plus ou moins synonyme de vie » auquel s'oppose Lamarck avec l'évolutionnisme (1802-1809), le transformisme, la complexité croissante (p. 194) ; et Heilbron note les retards de la faculté de médecine, conservatrice, théorique et obsolète (pp. 195-196). Elle subira la concurrence des chirurgiens avec la création de leur académie en 1731, séparée des barbiers en 1743, qui développeront le vitalisme avec Barthez à Montpellier contre le mécanisme de Descartes et Newton à la suite du médecin et chimiste allemand Georg Ernst Stahl (pp. 197-198). La Révolution développera la santé publique, l'épidémiologie, l'hygiène, dans les écoles de santé en 1794-1795, décrétera la suppression des corporations et la fermeture de la faculté de médecine en 1792 (p. 199). Les Écoles de santé développeront la recherche clinique inspirée des chirurgiens (p. 200). L'époque connaîtra une expansion des publications médicales (50 % des sciences) et la naissance de nombreuses revues scientifiques (p. 202). Le mot biologie (Lamarck/Treviranus) remplace zoonomie, zoologie générale : « le mot et l'idée attestent la percée d'un nouveau type de science » (p. 203). La raison est remplacée par les sciences (p. 204). On voit encore que la terminologie sert souvent de critère à Heilbron

Les trois cultures

On peut dire que Heilbron complète ensuite Les Trois cultures de Wolf Lepenies en restituant la vraie origine de l'opposition aux sciences naturelles et sociales de la part des littéraires. Après avoir noté la faiblesse de la littérature pendant la période révolutionnaire (p. 208), il rappelle la révolution poétique qui a marqué le début du XIXe siècle (p. 209), fondée entre autres sur la sentimentalité et la nostalgie des émigrés contrastant avec l'indifférence religieuse des nobles avant la Révolution (p. 210). Dès 1800, la réaction contre-révolutionnaire dans les revues Mercure de France, Journal des débats (p. 211) rejoint le plaidoyer de Mme de Staël pour la littérature et l'éloquence, malgré sa défense des Lumières et de la Révolution. Pour Fontanes, le charme réside dans le mystère contre l'idée de progrès en art (p. 212), intitulé de dissertation qui fera carrière par la suite. Mais surtout, un siècle avant Stefan George, dont parlait Lepenies, Lamartine refuse la science au nom de la poésie (p. 214) et s'élève contre le matérialisme (p. 216) : « depuis ce temps, j'abhorre le chiffre, cette négation de toute pensée » (p. 217). Il en est de même de Flaubert (idem). Des scientifiques comme Cuvier ou Biot répliquent, contre l'extravagance et pour le classicisme (p. 218), Biot citant Boileau : « rien n'est beau que le vrai » contre les innovations littéraires. Benjamin Constant utilise l'expression « l'art pour l'art » pour décrire ce moment (p. 219).

Le chapitre sur Bonald et Maistre présente le paradoxe de reprendre la thèse de Bonald qui fait la sociologie des scientifiques comme des déclassés et qui prônait les sciences morales et la littérature comme la solution à la décadence (p. 220). Heilbron signale que « Joseph de Maistre fut, toute sa vie durant, obsédé par le pouvoir de la science » dans une hiérarchie où la science est subalterne (p. 222). Heilbron pourrait noter que ce fantasme a été adopté par la philosophie postérieure (précisément jusqu'à l'époque dont parle Bourdieu). Maistre considérant la Révolution comme une expiation contre l'individualisme et le pluralisme (p. 225).

Ces questionnements et polémiques posent l'alternative d'une scientificisation comme mathématisation (après Turgot) ou comme clinique, sous l'égide de Cabanis, médecin lui-même (p. 229) avec les débuts de la statistique administrative et scientifique (p. 236) et leur rejet par Comte et Mill (p. 239). « En 1801, fut fondé, pour la première fois, un Bureau des statistiques [...]. Puis le Bureau fut supprimé et les données récoltées redevinrent des secrets d'État. [...] En 1817, la ville de Paris mit en place ses propres services statistiques et, en 1833, vit le jour la Statistique générale de France, qui fut chargée, pendant plus d'un siècle, de produire des statistiques officielles. [...] Poisson ou Fourier disposaient d'un nombre beaucoup plus élevé de données que leurs prédécesseurs. » (pp. 239-240). Le Belge Quetelet, plus théorique, ramène tout à l'« homme moyen » et à la fin du siècle, Galton et Pearson ne s'occupent plus de moyenne, mais de dispersion (pp. 240-241).

Mais le tournant du XIXe est effectivement décisif : les « idéologues » (Cabanis, Volney, Garat, Destutt de Tracy, Daumon, Degérando) représentent la « science des idées » en vogue et sont peu intéressés aux statistiques (p. 242). Cabanis, médecin inspiré par la tendance physiologique, publie Rapport du physique et de moral dans l'homme en 1802. Pour lui : « La physiologie était appelée à remplacer valablement certaines notions non scientifiques relatives à l'âme et à la psychologie non systématique des moralistes » (p. 246). « Destutt considérait l'oeuvre de Kant comme une rechute dans la vieille métaphysique [...et la] preuve qu'il existait encore de nombreuses sectes outre-Rhin » (idem). Les idéologues n'étaient pas mécanistes, leur vitalisme était fondé sur l'organisation (p. 252). On constate qu'ils se situaient dans la continuité de La Mettrie (voir mon résumé récent). Lui-même médecin, il insistait aussi sur l'organisation. « Les milieux médicaux suivaient avec beaucoup d'intérêt les travaux de Cabanis », dont Philippe Pinel (p. 253) qui fondera la psychiatrie moderne. La « société des observateurs de l'homme (1799-1805), [...] organisait des concours [...] sur l'influence des différents métiers sur le caractère [...], le développement des facultés intellectuelles et morales des enfants » (p. 253).

C'est à cette époque que se situaient bien les prémisses des sciences sociales contemporaines : « l'idéologue Degérando rédigea des consignes détaillées sur l'observation des moeurs des populations indigènes [...contre] les défauts les plus fréquents des récits de voyage... » (p. 254). Il aurait fallu approfondir davantage les contributions spécifiques des idéologues, qui pâtissent beaucoup trop de la mauvaise réputation que le marxisme impute au terme idéologie, en reprenant injustement l'accusation napoléonienne à leur égard. Heilbron note clairement le revirement de Napoléon, qui décevra l'espoir des scientifiques envers son intérêt initial pour les sciences au moment de l'expédition d'Égypte, ainsi que son retour au conservatisme académique (cf. p. 179, supra).

Saint-Simon et Comte

Heilbron met l'accent sur les statuts marginaux du philosophe et économiste Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825), cousin du mémorialiste, ainsi que sur l'originalité du philosophe positiviste Auguste Comte (1798-1857), qui lui semblent perpétuer le XVIIIe (tout en fondant, quoiqu'il en dise, la modernité). Vue de Hollande, leurs trajectoires atypiques peut effectivement susciter une certaine curiosité. Dans ce contexte proche des idéologues, Jean-Baptiste Say et Saint-Simon insistent sur l'organisation sociale « pour souligner que l'ordre social était un phénomène spontané » (p. 255). Le Traité d'économie politique de Say, étant plus empirique que les physiocrates qui restaient plus moralistes (p. 256). Saint-Simon a l'idée d'une « science générale » (p. 257) et de donner le pouvoir aux savants et aux producteurs (p. 258), ce qui produira bien la postérité de la tradition technocratique (ou marxiste) française.

Cette absence de carrière académique semble primordiale à Heilbron qui considère que Saint-Simon est un bon spéculateur financier, mais n'est pas un bon spéculateur d'idées (pp. 260-261). Du fait de la répression impériale et corporative des littéraires et historiens contre les sciences morales et politiques, Saint-Simon se situait alors à contre-courant (p. 262). Au même moment, a lieu un tournant subjectiviste et spiritualiste des idéologues, de Maine de Biran en 1807, et de Degérando et Victor Cousin, avec l'introspection comme méthode philosophique (p. 263). La scientificisation commencée avant la Révolution se poursuit après Lavoisier et Condorcet (décédés en 1794), par la création de chaires et les « grands succès scientifiques » de Laplace, Lagrange (p. 264). Mais parallèlement, des théories sociales antiscientifiques naîtront avec Bonald et Maistre (p. 266) qui prendront de l'importance après la chute de Napoléon en 1815 et la restauration monarchique et religieuse.

L'approche d'Heilbron concernant cette professionnalisation universitaire lui fait dire à propos d'Auguste Comte (1798-1857) que « ses écrits sont parmi les plus originaux de l'époque, mais ils virent le jour en dehors des groupes et des institutions légitimes » (p. 271), ou qu'il est considéré comme un réformateur socio-religieux ou un théoricien, bien qu'il s'intéresse surtout à la science et que son positivisme ne soit pas original (pp. 273-274) : « son principal mérite fut sans doute de rassembler et de systématiser les savoirs existants » (p. 275).

Heilbron conteste les interprétations habituelles en valorisant plutôt l'apport de Comte à une « épistémologie historique et différentielle par opposition à l'idée d'existence d'un critère de vérité éternel et universel [...]. Comte aborda la production du savoir comme un phénomène profondément historique [...]. La seconde opération [...] était plus originale. Comte traita en effet les sciences de manière différenciées selon les spécificités de l'objet de chacune d'elles » (p. 279). Il s'opposait à l'unité de l'esprit humain des conceptions précédentes et au réductionnisme mathématique, physique ou biologique (p. 277). Comte définit les sciences par leur niveau de complexité (p. 279) d'où son Cours de philosophie positive contre la « prétention au monopole du savoir et [...] l'illusion de méthode universelle » (p. 281). « Comte était avant tout un systématicien. Peu d'intérêt pour la recherche concrète. La passion de la recherche et le désir de découvrir quelque chose de nouveau jouaient dans sa vie un rôle mineur » (p. 284).

Sociologie des carrières académiques

Suivant le modèle comtien, Heilbron rapporte bien les théories à leur contexte. L'Empire avait renforcé la censure. Mis au pilon en 1810 par Napoléon, mais réédité en 1814, De l'Allemagne, de Mme de Staël, lança le romantisme français (p. 290). Après l'Empire, la restauration monarchique illustre ce que les sociologues Lemaine et Matalon ont appelé « La lutte pour la vie dans la cité scientifique » : David, Monge, Cournot, Siéyes, Grégoire, furent destitués sous Louis XVIII (p. 290). « Dans l'enseignement, on nomma à nouveau d'innombrables prêtres et, à défaut, des catholiques dévots » (p. 288). On assista à la restauration des lettres (1816) contre les sciences. Les écrivains légitimistes (Chateaubriand, Lemaître, Musset, Vigny), ou des intellectuels et universitaires spiritualistes et antimatérialistes (Staël, Constant, Laromiguière, Maine de Biran, Cousin), occupèrent le devant de la scène (p. 291). Victor Cousin enseigne à l'ENS à partir de 1815, à 24 ans, mais ses cours sont interdits en 1820. L'évêque de Frayssinous ferme l'École normale. Cousin reprendra ses cours sous la monarchie de juillet et c'est lui qui structurera la philosophie française postérieure (p. 294).

Mais les temps sont durs pour les carrières académiques et les professions libérales, « après 1814, le nombre de candidats excédait de loin le nombre des postes » (p. 296). « Des voix s'élevèrent qui prônaient l'expansion coloniale [...]. C'est dans ce contexte que, entre 1815 et 1824, des irrégularités se produisirent dans des dizaines d'écoles et d'universités » (p. 297) accroissant le mécontentement. La conspiration de la Charbonnerie, qui cherchait à faire tomber le gouvernement, enrôla jusqu'à trente mille personnes (idem). « Le journalisme [sera] une des solutions de rechange. En 1825, la France comptait plus de deux mille journaux et revues » (p. 298). Depuis Waterloo, le système politique censitaire était dominé par les ultras jusqu'en 1830. Après la victoire de l'opposition cette année-là, la chambre fut dissoute, d'où la révolution de 1830 (pp. 288-289). En 1832, on créa enfin une Académie des sciences morales et politiques (p. 271) qui semble être ce que la science sociale méritait.

Néanmoins, on peut se demander si le but d'Heilbron n'était pas dès le début de parler du cas pittoresque d'Auguste Comte comme fondateur (terminologique surtout) de la sociologie, tout en masquant cet intérêt - Comte n'étant plus en odeur de sainteté sociologique - par les thèses précédentes si discutables sur Montesquieu et Rousseau. Comte fut d'abord « victime de la fermeture de l'École polytechnique » (p. 299) en 1816, où il avait participé à une contestation. L'époque était au népotisme, qui lui fera dire (lettre à Eichtal, 1825) : « Je vois, quoiqu'un peu tard, que la simple manifestation de capacité n'est pas suffisante » (p. 293). Il vécut aussi en donnant des cours de maths pendant 16 ans (p. 297). Il avait eu le projet de partir aux États-Unis, mais le Congrès reporta la création de l'École polytechnique. « Durant l'été 1817, Comte entra au service de Saint-Simon qui lui demanda de se consacrer à l'économie politique » (p. 302), ils se séparèrent en 1822 (p. 315).

La période 1816-1826, verra chez Comte la genèse de ses idées, avec une dynamique plus ou moins aléatoire (p. 304). L'influence de Saint-Simon avait contribué à lui donner l'ambition scientifique d'une étude positive de la politique et d'une science sociale pour inspirer une bonne politique (p. 305), outre l'idée « d'une théorie des mathématiques qui rendit aussi compte des limites des modèles mathématiques » à laquelle il ne donna pas suite (idem). Son épistémologie s'affirme : il juge l'introspection de Victor Cousin non scientifique : « les phénomènes psychologiques étaient selon lui irréductibles à la physiologie ou à la sociologie » (p. 300), refus des généralités philosophiques et du réductionnisme (pp. 307-308), l'esprit humain progresse par stades : « état théologique, état métaphysique », avec l'« état positif » comme stade ultime (pp. 311-312), mais les progrès des sciences sont inégaux (p. 316). En 1826, il entreprend un cycle de conférences de son « Cours de philosophie positive », mais tombe en dépression rapidement, il reprend ses cours en 1829, qui seront publiés de 1833 à 1842 (pp. 320-321). En 1830, Guizot, devenu ministre, avait refusé de créer une chaire d'histoire des sciences pour lui (p. 300), mais « en 1832, il fut nommé répétiteur à Polytechnique avant de devenir aussi examinateur d'admission quelques années plus tard [...mais] finit par perdre ses modestes fonctions » (p. 299).

Heilbron considère que l'épistémologie de Comte n'est pas nouvelle, mais que son but est la généralisation aux sciences humaines, sur le modèle de Newton : « une explication scientifique ne nécessite pas de se poser la question de l'origine ou de l'essence ni même de la cause des phénomènes. Il suffit d'en connaître les lois » (p. 322). Ce qui décrit la science a posteriori plutôt que la recherche. Heilbron constate en effet qu'il n'y a pas de recherche expérimentale chez Comte qui a surtout un « intérêt épistémologique et didactique » (p. 327). Il définit les domaines par degré de complexité, des mathématiques à la sociologie (p. 325). Comte fait dépendre les maths pures des maths concrètes, car il parlait d'une « usurpation du principe analytique et [...] de métaphysique » de la part des mathématiques pures (p. 329).

Hors cadre disciplinaire universitaire

L'attitude d'Heilbron envers Comte est ambiguë, en considérant qu'il y a peu d'études sur l'épistémologie scientifique de Comte (p. 328). C'est sans doute vrai pour la période récente, car il était plutôt un classique auparavant. Heilbron note d'ailleurs (pp. 338-339) que les biologistes étaient assez partisans de l'autonomisation de la biologie prônée par Comte, sa sociologie étant conçue comme un développement de l'ordre à connotation biologique (p. 342). Heilbron analyse surtout la carrière de Comte en termes de capital social inférieur, du « fait qu'il n'avait pas d'autre ressource que ses compétences scientifiques [...] et ses incapacités le préservant d'autres investissements » (p. 347). Ce qui est exagéré : il y a toujours eu beaucoup de diplômés qui ne trouvent pas de postes à leur niveau, comme Heilbron l'avait d'ailleurs noté plus haut au cours de la période de la Restauration. J'ai déjà eu l'occasion de poser la question de savoir si le « capital social » de Bourdieu ne signifiait pas seulement le carnet d'adresses et le piston !

Pour justifier cette approche professionnelle, Heilbron considère que « la théorie de Comte avait un grave défaut : elle se limitait aux divers objets de la connaissance scientifique et ne tenait pas compte du fait que l'étude de ces objets suppose des sujets actifs [...]. La science était pour lui essentiellement une affaire d'esprit humain, dont il considérait le développement comme un processus moins social que naturel. C'est ce qui le condamnait à ne donner de l'avènement de certaines théories scientifiques qu'une explication en termes de niveaux de complexité  » (p. 348). Mais Heilbron concède immédiatement, manifestant en cela une grande lucidité : « cela dit, les théoriciens contemporains ont tendance à tomber dans l'erreur inverse » (p. 349). Sur le principe comtien de l'autonomie épistémologique des disciplines, on peut admettre qu'il existe une différence entre la théorie de la connaissance et la sociologie des sciences. Mais évidemment, si l'expression « sujet actif » signifie aussi carriérisme, on parle d'autre chose que de la recherche concrète qui, comme on l'a vu, correspond à une dynamique plus ou moins rationnelle dans la genèse des idées (cf. supra, p. 304), autant pour Comte que pour tout autre chercheur. L'attribution finale d'un poste peut aussi ne pas correspondre aux compétences selon le principe gaullien célèbre : « des chercheurs qui cherchent, on en trouve. Des chercheurs qui trouvent, on en cherche ».

Heilbron interprète pourtant encore la crise mystique d'Auguste Comte de 1838 en termes socio-professionnels : « la deuxième carrière était donc étroitement liée à l'échec de la première » (p. 350). Mais si la passion de Comte pour Clotilde de Vaux le conduit à reconsidérer le rôle de la musique ou de la littérature, et d'ébaucher son projet d'une Synthèse subjective en 1856, qu'interrompra son décès en 1857 (p. 350), on devrait plutôt en faire une lecture spécifique, selon le principe d'autonomie disciplinaire. On ne peut pas tout réduire à une sociologie de la profession de chercheur, éventuellement comme simple surcodage du népotisme (mais l'époque de Comte s'y prêtait). Ce réductionnisme social de sa crise mystique rate non seulement la démarche psychologique individuelle assumée finalement par Comte avec sa synthèse subjective, mais plutôt la preuve que le positivisme comme nouvelle synthèse épistémologique est difficile à tenir par rapport au cadre religieux général, y compris de la part du fondateur de la rupture lui-même. Cette question religieuse court d'ailleurs tout au long du livre d'Heilbron : que ce soit 1) la question des Lumières et de l'Encyclopédie : « les arts et les sciences [...] devaient pouvoir être pratiquées indépendamment de doctrines ou de convictions religieuses » (pp. 75-76) ; 2) la formation religieuse des auteurs ou les nombreux livres religieux (pp. 86-87) ; 3) l'opposition entre pays protestants et catholiques (pp. 90-92) ; 4) le rôle des théories morales (pp. 95, 99, 101-102), la mystique romantique sous la Restauration (pp. 210-213) ; 5) jusqu'au fait pour Heilbron de résister à l'idée que Comte fut effectivement un réformateur socio-religieux parce qu'il s'intéressa surtout à la science (pp. 272-273). Il faudrait reconnaître davantage que la loi des trois états de Comte avait bien cette valeur sécularisante dans le contexte de son temps et la période qui a suivi. C'est bien ainsi qu'elle a été perçue en son temps. Il faut accorder plus d'importance à la conscience des contemporains.

Bizarrement, Heilbron semble prétendre que la marginalité académique de Comte aboutit à une éclipse de sa pensée : « son oeuvre ne devint pas une partie de la vie intellectuelle » (p. 351), alors que le positivisme fut l'idéologie dominante de la fin du siècle et du premier tiers au moins du suivant. Tout au plus peut-on dire que Comte n'en profita pas personnellement. Certes, ses épigones directs ont-ils été marginaux (pp. 351-352), mais c'est très relatif. Comme aurait pu dire Comte lui-même : « tout est relatif, voilà la seule chose absolue » (p. 227). D'abord tout ceci se passe dans le tout petit milieu de l'élite éduquée de son temps, où les marginaux sont seulement ceux qui ne profitent pas des honneurs officiels (il y avait à l'époque des mécanismes de libéralités aristocratiques pour compenser cette situation). L'existence d'une revue positiviste et de fidèles est bien enregistrée par Heilbron : le grand Littré fut toujours un positiviste orthodoxe (p. 353), comme le fait que Comte avait eu une réception favorable en Angleterre avec John-Stuart Mill (p. 356) et le rejet du positivisme en Allemagne par le courant herméneutique (pp. 360-361) est judicieusement expliqué par une ignorance de ce pluralisme méthodologique de Comte (p. 362) qui plaît bien à Heilbron. Il note aussi une bonne réputation de Comte chez les médecins (p. 362). Finalement, comme l'indique Heilbron, Boutroux le réintroduit en 1874 en distinguant les niveaux de liberté des sciences, puis l'épistémologie historique et durkheimienne se met en place en s'y référant, avec Paul Tamery, Abel Rey, Léon Brunschvicg, Bachelard, Canguilhem (p. 364). Bref, tout le monde est comtien. Ce que l'on savait parfaitement, comme on connaît son influence au Brésil, avec son drapeau contenant la devise comtienne « Ordre et Progrès ». Lepenies mentionnait aussi Barrès, et le rejet allemand dont il parlait montrait bien l'influence du positivisme à laquelle les poètes résistaient.

Toutes les restrictions incompréhensibles d'Heilbron reposent sur son postulat de départ de distinguer les phases disciplinaires et prédisciplinaires (p. 370) incarnées dans des filières académiques autonomes. Il considère comme preuve de l'éclipse du positivisme le fait que « personne n'était en poste dans une faculté de lettres » (p. 355). Il admet quand même Boutroux en 1874, mais comme il n'y avait pas de thèse de sociologie avant 1877, la problématique est un peu illusoire. Heilbron avait d'ailleurs noté le maintien assez long des termes de « sciences morales », et que de 1920 à 1958, l'intitulé était celui de « 'certificat de morale et sociologie' » pour les étudiants en philosophie (p. 34). C'était donc valable pour le diplôme de Bourdieu lui-même !

Le problème est sans doute lié à la trop grande importance accordée aux mots ou aux intitulés académiques plutôt qu'aux idées, auxquelles il faudrait reconnaître plus d'autonomie. Comte lui-même n'était pas sociologue, mais seulement l'inventeur du mot sociologie, puisqu'il souhaitait une chaire d'histoire des sciences que Guizot refusa de créer. Il est également injustifié de contester la nature essentiellement académique de l'activité de Comte, dans la mesure où sa marginalité a concrètement débuté par la fermeture de Polytechnique comme une répression politique contre ce nid de républicains et de bonapartistes. Son travail de professeur de mathématique ou ses Cours de philosophie positive se situent bien dans un cadre académique privé, hormis son passage de lecteur à Polytechnique. Un équivalent à son influence théorique serait celle de Marx, qui fut lui-même essentiellement journaliste, bien que titulaire d'un doctorat dont il n'a également pas pu exercer les prérogatives académiques pour des raisons de répression politique en Allemagne. On peut d'ailleurs noter que c'est uniquement l'influence de Marx qui a concurrencé celle de Comte dans l'université, mais beaucoup plus tardivement, sans doute seulement à partir des années 1950, en particulier avec Bourdieu.

On peut donc constater que le critère disciplinaire strictement corporatif ne fonctionne pas. La sociologie existe logiquement depuis longtemps sans avoir besoin d'exister de façon spécifique dans l'université. C'était d'ailleurs la conclusion de Lepenies, en particulier pour l'Angleterre. J'ai eu l'occasion de dire ailleurs que la sociologie était la solution aux anciens problèmes de l'opposition épistémologique structurant la connaissance de la société, entre le côté empirique de l'histoire et l'approche théorique de la philosophie (elle-même correspondant au « stade métaphysique » de Comte). La conclusion surprenante du livre d'Heilbron est d'ailleurs constituée d'un revirement qui semble exalter un renouveau pluridisciplinaire pour surmonter les limites de la disciplinarisation (p. 377) qu'il présentait tout au long de son livre comme l'objectif ultime d'une construction scientifique laborieuse. Cette lucidité tardive (outre la mode de ce terme à l'époque) peut correspondre à une prise de conscience incomplète de ce que je propose comme rôle synthétique de la sociologie pour résoudre l'opposition histoire/philosophie, d'ailleurs dans la lignée assumée de Comte. Toute l'histoire de la discipline jusqu'au années 1950 se réduisant effectivement à une perte de temps, précisément du fait de l'inertie disciplinaire de l'université. C'est ce que la sociologie des sciences se doit de constater.

Jacques Bolo

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