Littérature contre sociologie
Peu après la parution du livre, j'avais personnellement assisté à la conférence à propos de : Les Trois cultures : Entre science et littérature, l'avènement de la sociologie donnée au Collège de France par Wolf Lepenies (avant qu'il y occupe la « chaire européenne » en 1991-1992). J'en avais gardé vivace le souvenir de l'accroche amusante :
« La cour d'honneur de la Sorbonne est dominée par deux statues, celle de Victor Hugo et celle de Louis Pasteur, un poète et un homme de science. C'est à l'extérieur sur la place de la Sorbonne, que se trouve [...] le buste d'Auguste Comte [...] érigé grâce à une souscription en 1902. La littérature ainsi que les sciences naturelles avaient leur place assurée à l'intérieur de l'université, alors que la sociologie dut en forcer l'accès » (quatrième de couverture et p. 45).
Ce qui est bien trouvé et qui correspond bien au contenu du livre sur la difficulté de la sociologie à être acceptée par le monde universitaire et le corps social dans son ensemble. En ce début de XXIe siècle, sa légitimité scientifique ne semble d'ailleurs toujours pas assurée et le livre de Wolf Lepenies peut servir à en comprendre les raisons. Son titre fait explicitement référence au fameux texte de C.P. Snow, Les Deux cultures (1959) qui traitait spécifiquement de l'opposition entre culture littéraire et culture scientifique, dont Lepenies rappellera qu'il critiquait la compromission des littéraires dans le nazisme, et plus généralement de leur ignorance des progrès scientifiques.
Wolf Lepenies commence aussi par rappeler que les sciences naturelles du siècle des Lumières étaient elles-mêmes très littéraires. Il indique que le naturaliste Buffon (1707-1788), auteur d'une Histoire naturelle en 36 volumes, considéré comme un écrivain et même comme un styliste, en a subi un discrédit de son vivant sur ce point quand la science s'est spécialisée.
Le livre de Lepenies est divisé en trois parties géographiques, « La France, L'Angleterre, L'Allemagne » (même la bibliographie, ce qui est une erreur). La chronologie des influences s'y perd un peu, puisque l'intérêt principal du livre est de montrer la permanence des oppositions entre la littérature et la sociologie. Il révélera d'ailleurs qu'elles reposent sur une sorte de malentendu, puisque la littérature, que ce soit en France, en Angleterre ou en Allemagne, revendique ce qu'il faut bien appeler une forme de sociologie. Au cours de la conférence au Collège de France, Wolf Lepenies avait précisé que la littérature servait surtout de sociologie dans les systèmes politiques en manque de liberté d'expression.
Dans la partie française, Lepenies nous rappelle que Balzac se considère comme un docteur ès sciences sociales (p. 4), Flaubert exige une impassibilité scientifique de l'auteur (p. 5), Zola considérait qu'il pratiquait la vraie science (p. 6). Même un anti-Lumières comme Bonald prône une « supériorité des sciences morales sur celles de la nature », à la recherche de « vérités anciennes et intemporelles [...] une science du christianisme [...pour] la conservation de la société grâce à la conduite des individus et la stabilisation du pouvoir politique légitime » (p. 9). Cette apologétique religieuse par Bonald sera le fondement réel et constant de la controverse.
Scientificité de la sociologie
Le véritable malaise de la sociologie consiste surtout dans une forme de complexe récurrent sur la question même de sa scientificité. C'est pour cela que « les sciences sociales s'appuient dans leur lutte pour une reconnaissance universitaire - surtout en France et en Angleterre - sur l'imitation des sciences de la nature » (pp. 6-7). Cela n'apparaît pas vraiment dans le livre de Lepenies puisqu'il se concentre essentiellement sur l'opposition aux sciences sociales de la part de littéraires et de poètes.
Même si l'étude de la société est bien antérieure, dès sa naissance, la sociologie se situait pourtant dans la continuité de la classification de toutes les sciences par Auguste Comte (1798-1857). Il avait inventé le mot sociologie, dont l'académisme universitaire avait immédiatement contesté la bâtardise (entre le « socio » latin et le « logie » grec). Et c'est cette quête de légitimité scientifique qui se manifeste dans l'apparition d'un jargon spécifique à l'époque de Durkheim par souci de professionnalisation (pp. 48-50). En Allemagne, Lepenies notera, à propos des écoles sociologiques concurrentes sous Weimar : « certains élaboraient des langages personnels que personne d'autre ne comprenait ; en règle générale, les monologues répondaient aux monologues » (p. 334). La situation n'a guère changé sur ce point. Wolf Lepenies aurait aussi dû mentionner la quantification statistique de « l'homme moyen » par Quetelet (1796-1874) pour évoquer une approche plus mathématisée qui dérangeait d'ailleurs Auguste Comte.
Le premier échec de la sociologie sur le terrain de la scientificité peut se reconnaître dans les biographies personnelles parallèles d'Auguste Comte et de John-Stuart Mill (1806-1873) sur lesquels s'attarde Wolf Lepenies. Tous les deux, après un rationalisme quasi obsessionnel, ont connu une crise mystique à partir d'amours contrariés. L'époque était au romantisme qui devait, sous ses avatars littéraires ou philosophiques, motiver l'opposition à la sociologie. La référence au positivisme comtien dominera quand même la fin de siècle et le début du suivant, mais plutôt dans le domaine des sciences naturelles et de la philosophie.
Lepenies signale très justement l'épisode de la critique d'Agathon contre L'Esprit de la nouvelle Sorbonne (pp. 45 et suivantes) et sa « germanisation » de l'université. Alfred de Tarde (fils de Gabriel Tarde dont la méthode sociologique est plus littéraire et poétique) et Henri Massis avaient pris ce pseudonyme collectif pour refuser la spécialisation et le jargon sociologique. La mode était au vitalisme (p. 57), malgré l'admiration de l'Action française pour le positivisme de Comte, du fait de son catholicisme. Car la confusion règne à l'époque. Péguy s'oppose à Durkheim (p. 62), et « Bergson [...] devait mettre la raison à l'abri des agressions des sociologues » (p. 68), mais « l'Action dite française » (cf. Péguy) attaque Bergson (p. 69). « Des socialistes comme Charles Andler et Lucien Herr [...] refusaient de reconnaître le statut de science à une discipline où se mélangeaient des statistiques, des récits de voyage, des manuels de deuxième zone et de prétendues observations auxquelles une critique serrée des sources faisait complètement défaut » (p. 73). Ce défaut persiste souvent. La situation française est marquée par la double contradiction de la préférence pour un sociologisme littéraire opposé à la sociologie scientifique et de l'attaque de la droite contre le romantisme allemand assimilé à la sociologie durkheimienne (p. 82).
C'est finalement l'Affaire Dreyfus qui réalisera l'union des antisociologues et des sociologues dreyfusards (p. 73). La Trahison des Clercs (1927) de Julien Benda contre Barrès et Maurras (p. 85) résumera assez bien le combat passéiste vieille-France de Péguy et de la droite contre la sociologie (p. 86), dont on peut voir la résurgence de nos jours avec des admirateurs des auteurs de cette époque comme Finkielkraut.
Romantisme ou Sociologie
La forme spécialement romantique de l'opposition à la sociologie que signale Wolf Lepenies est beaucoup moins apparente en France, sans doute du fait du souvenir des Lumières et du classicisme rationaliste, sans parler de l'expansion coloniale et de l'opposition à l'Angleterre puis à l'Allemagne. Lepenies avait bien noté que les littérateurs français du XIXe siècle revendiquaient un engagement scientifique pour une connaissance sociale.
Le problème connu de John Stuart Mill pour se libérer de l'utilitarisme de son père John Mill (p. 97) correspond, comme Lepenies fait bien de le souligner, à un balancement entre Bentham et Coleridge : « Au XIXe siècle, tout Anglais était soit un Benthamite, soit un Coleridgian » (p. 99). Cette opposition entre utilitarisme/positivisme et littérature correspondait à la question « est-ce vrai ? » du premier, contre celle de « qu'est-ce que cela signifie ? » du second (p. 99). Il est toujours nécessaire de rappeler les débats qui occupent les contemporains pour ne pas faire de contresens.
Lepenies précise qu'au début du XIXe siècle anglais, l'opposition science/littérature se manifeste par la confrontation entre le biologiste Thomas Henry Huxley (1825-1895) et le critique littéraire Matthew Arnold (1822-1888). Si cette opposition est récurrente et universelle, le vrai problème était aussi la simple contestation de l'anglais à l'université : les premières chaires ne furent créées qu'en 1826 (p. 170). « L'opinion publique, en Angleterre, persistait à ne considérer comme cultivées que les personnes qui avaient étudié le latin et le grec ; les autres passaient pour des spécialistes » (p. 161). Mill lui-même était contre la formation professionnelle à l'université (p. 159). À Oxford, Matthew Arnold fut premier à faire cours en anglais en 1857 (p. 154). Mais sa conception de la littérature se généralisait aux sciences (d'Euclide à Darwin), sur le mode allemand (p. 161) ou de Buffon, alors qu'Huxley avait une vision beaucoup plus restrictive. Mais on peut dire qu'Huxley reprenait l'idée comtienne de « religion de l'humanité », quand il définissait le positivisme comme « le catholicisme moins le christianisme » (p. 169). La religion servait toujours de fond à ce débat et, contre la critique biblique, Arnold interprétait la Bible de façon plus littéraire (pp. 158-159).
Dans ce contexte, on pourrait aussi réduire le débat à une simple concurrence professionnelle : « la critique littéraire et la sociologie se disputaient la prétention d'être la discipline pilote de la société industrielle [...] car ni l'anglais, ni la sociologie n'étaient des matières universitaires établies » (p. 170). Dans un cadre plus romantique, « les partisans de l'étude de l'anglais voyaient dans cet enseignement, non seulement un moyen de cultiver les émotions et les sentiments, mais en dernière analyse, rien moins qu'un 'saint-sacrement de l'esprit' » (p. 171).
L'époque était aussi à l'éducation technique des masses pour les sauver de la misère ou de la perdition morale (pp. 171-172), et la littérature pouvait se limiter à des études pour les femmes dans le but de les détourner de la médecine ou des sciences (p. 172). On pourrait aussi envisager que, contre une compréhension analytique de la société, l'alternative persiste encore aujourd'hui de former la moralité par les belles-lettres ou l'histoire, sur le mode des légendes édifiantes de la Bible ou du roman national. Lepenies indique que finalement, malgré son opposition à Comte, « Matthew Arnold devint sociologue malgré lui : sa critique littéraire était de la sociologie clandestine » (p. 170).
Le passage par John Stuart Mill permet à Lepenies de sauter de sa biographie pittoresque à celle de Beatrice Webb (p. 108), qui se présente comme franchement aussi originale. Elle formera avec son futur mari Sidney Webb un prolongement à la Fabian Society de George Bernard Shaw (p. 111) avec pour but l'édification des sciences sociales par la collecte de faits sociaux et l'étude des institutions sociales comme science. Ils posent la question de la raison/sentiment, de la science/religion, avec le modèle de Comte toujours présent (p. 130) et la même tendance au scientisme. Les Webb « ressemblaient à des machines. Leonard Woolf a décrit leur savoir universel et leur inflexible common sense. Sidney Webb, surtout, qui ne rêvait jamais - 'de même qu'il ne souffrait jamais, ni de migraine, ni de constipation' » (p. 127) mais avec le « désir, à grand-peine réprimé, de se détourner de la science et de se consacrer à la littérature » (idem). Ils seront à l'origine de la création de la London School of Economics et du magazine le New Statesman (pp. 118-119). Ils finiront par succomber à la mystique sociale par une conversion au communisme soviétique (p. 131).
Wolf Lepenies (pp. 190-191) explique ainsi qu'en apparence, il n'y avait pas de sociologie scientifique anglaise « sauf à la London School of Economics » à l'inverse de la France et de l'Allemagne, parce que la sociologie « était tout simplement un élément du common sense social » dans la critique littéraire et dans la politique, ou marginalement dans les « cultural studies » de Richard Hoggart (1918-2014) et Raymond Williams (1921-1981). Cependant, il aurait fallu mentionner l'école anglaise d'anthropologie qui est beaucoup plus influente, mais noter aussi l'opposition de Karl Popper à la sociologie, au sein même de la London School of Economics, sans doute du fait de son fameux anti-empirisme.
Dans son troisième chapitre, Wolf Lepenies montre la célébration antisociologique de la poésie par les auteurs allemands, dans la continuité de Johann Gottfried von Herder (1744-1803) qui y voyait la langue maternelle de l'espèce humaine et le poète comme supérieur à l'animal politique (p. 219). Le cercle de Stefan George (1868-1933) considérait en effet l'idéal poétique comme une « réfutation du social » (p. 222). On peut penser qu'au départ, Lepenies a certainement élaboré la thèse de son livre à partir des positions de cet auteur, paradoxalement lié aux grands auteurs de la sociologie allemande classique. C'est dans ce contexte que Lepenies signalera les tourments antisociologiques de Thomas Mann entre résistance à la scientificité et ralliement à la raison et à la République quand il perçut le déchaînement des forces irrationnelles (pp. 223-229).
Ce débat allemand se situait aussi dans la continuité de Dilthey (1833-1911) qui avait appelé à rejeter le naturalisme littéraire pour puiser « dans les profondeurs de la nature germanique [...et...] rapprocher les sciences humaines de la création poétique » (p. 212).« Le but de Dilthey était de réfuter scientifiquement l'idéologie de la science [...] sans tomber dans la [...] sentimentalité » (p. 233). Pour Hofmannsthal (1874-1929), les savants étaient des poètes ratés (p. 213). Heidegger développera aussi cette conception, même si Lepenies ne creuse pas la question sur ce philosophe. Il faudrait aussi relever que le positivisme logique de Carnap retourna le compliment en considérant les philosophes comme des musiciens ratés.
Dans cette grande époque de la sociologie allemande, Simmel (1858–1918), proche de George (p. 278), se voyait plutôt comme un philosophe et Max Weber (1864-1920) comme un économiste (p. 335). Weber, admiré par le groupe de George (p. 293-294) malgré quelques ambiguïtés (p. 287), était lui-même opposé à la création de chaires de sociologie : « la plus grande partie de ce qu'on qualifie de sociologie est de la fumisterie » (p. 244). Le souci de Weber d'expulser les jugements de valeur concernait aussi le besoin de marquer les limites de la rationalité (pp. 241-242). Max Weber voit en George un poète qui cherche un contenu sans le trouver, et non un « prophète », selon la classification du sociologue-économiste (p. 283). Le Cercle de George était ainsi le : « parangon d'une domination charismatique au sens où l'entendait Max Weber [...] avec les pleins pouvoirs » (p. 266), qu'on pourrait aussi comparer à un gourou escroc qui finit par croire ce qu'il raconte. Cela expliquerait ainsi le rejet du charisme par Weber au profit de la compétence (p. 287).
Lepenies développera longuement l'idée d'une « idéologie allemande d'hostilité à la science et [une] foi dans la poésie » (pp. 199-215), en soulignant « une singularité allemande : l'opposition entre la création poétique et la littérature » (pp. 217-230). On pourrait mentionner que cela préfigurait la haine du surréalisme pour le roman. Cette idéologie allemande aura tendance à « glorifier, avec un mélange particulier d'arrogance et de mélancolie, le romantisme contre les Lumières, l'État corporatif contre la société industrielle, le Moyen-Âge contre l'ère moderne, et à opposer la culture et la civilisation, la vie intérieure au monde du dehors, la communauté à la société, et la sphère du sentiment (Gemüt) à l'intellect, pour aboutir à l'exaltation d'une voie historique propre à l'Allemagne, et à l'idolâtrie de la 'germanité' » (p. 199). Cela n'empêchera pas Weber de douter des thèses historiques de Spengler qui se considère précisément comme un poète (p. 252).
Le conflit s'exprimera simplement à la française ou à l'allemande, selon le cas : « les Français, à ce que pensait encore Curtius en 1921, expliquaient les crises avant tout sociologiquement, c'est-à-dire par rapport à leur propre réalité sociale ; les Allemands, au contraire, se réfugiaient immédiatement dans la philosophie de l'histoire et contestaient déjà l'organisation du cosmos dès qu'il s'agissait de leurs problèmes domestiques. Tandis que les Allemands, sous l'influence de leurs sociologues, croyaient à une intelligentsia désincarnée, les Français s'organisaient et créaient à droite le Parti de l'intelligence, présidé par Maurras, tandis que la gauche fondait le Parti des intellectuels, avec pour président Anatole France » (p. 321). L'affaire Dreyfus a été déterminante dans ce débat.
On sait que la version allemande aboutira au nazisme, qui récupérera une « anthropologie philosophique », à la suite de Scheler (1874-1928) et de ses continuateurs, dont certains poursuivront leur carrière dans l'après-guerre. Il n'est pas tout à fait exact de dire, selon Rychner, que « le radicalisme de la sociologie analytique avait fait naître son antithèse : un irrationalisme nationaliste, mieux connu sous le nom de nazisme » (pp. 324-325). La sociologie était déjà différentialiste par opposition à l'universalisme trop abstrait des Lumières, comme l'avait rappelé Nisbet dans La tradition sociologique (1966/1984).
En fait, l'anthropologie philosophique nazie, inspirée par la phénoménologie selon Scheler, se voulait « une science de l'appréhension directe qui voulait connaître et agir » (p. 336) et s'intéressant à la communauté plutôt qu'à l'individu, à l'État, la vie, au poète (pp. 337-338). Cette conception était très partagée (d'où celle de Heidegger). Outre les accointances de Weber et Simmel avec le cercle de George, ou le patronage de Scheler, même Kantorowicz opposait le cosmopolitisme sociologique supposé et le nationalisme de l'historiographie poétique (pp. 271-273). Il devra s'exiler, comme beaucoup d'autres, pour ne pas subir personnellement les conséquences de ce à quoi il avait contribué. Lepenies mentionne que George Lukacs a rectifié l'interprétation : cette hostilité à la science relève d'un usage biaisé de Goethe, car Faust est appelé par le malin à mépriser la raison et la science (pp. 214-215).
Élitisme
Après l'épilogue sur « sociologie et anti-sociologie sous le nazisme » (p. 331), il manque un chapitre au livre de Wolf Lepenies qui tirerait vraiment la synthèse de ces débats internationaux autour du rejet de la sociologie par la littérature au nom d'une poésie aristocratique.
Nous avons vu que l'opposition entre Bentham et Coleridge s'appliquait à « tout Anglais instruit ». La bonne sociologie préciserait que cela ne concernait que peu de monde. Depuis Bonald, ce partage illustrait surtout les résistances anti-Lumières de la part du courant religieux et légitimiste. T.S. Eliot envisagera une Idea of a Christian Society (1939), comme éthique chrétienne dans l'esprit de Matthew Arnold, même s'il reconnut finalement le mérite de Mannheim (p. 329). La vérité du rejet romantique de la sociologie et de la science découlait des nombreux bouleversements scientifiques et techniques qui discréditaient les traditions et concurrençaient les références religieuses (Maurice Olender précisera, dans Les Langues du paradis que c'est bien la poétique biblique que Herder exaltait). La version américaine grotesque se manifestera par Le Procès du singe contre le darwinisme. Il ne faut pas oublier que tout cela se situe dans un contexte d'extension progressive de l'éducation, qui suscitait soit un militantisme, soit une résistance, comme l'avait montré l'épisode du Maître ignorant dont parlait Rancière.
Le vrai problème de la démocratie est de devoir composer avec une forme de moyenne que les romantiques jugent médiocre. Pour T.S. Eliot, « Il n'y a qu'une seule méthode, c'est d'être très intelligent » (p. 324). Il n'a pas complètement tort, mais cela caractérise toute recherche qui doit rompre avec le poids des habitudes. L'analyse des Lois de l'imitation (1890) de Gabriel Tarde distinguait précisément entre invention et imitation qui sépare l'élite et la masse (p. 53), et pour T.S. Eliot : « l'élite [...] crée la culture que les autres classes se contentent de transmettre » (p. 328). Lepenies aurait pu noter qu'Ortega y Gasset reprendra cette conception pour répondre à Spengler sur la question du nouvel ésotérisme des sciences de la nature. Le recours à la poésie ou à l'instinct masque l'incompétence des élites traditionnelles devant les succès des nouveaux développements scientifiques, de la physique en particulier, avec de pauvres excuses : « les sciences passaient pour des produits de fin d'époque : les hommes avaient perdu leur assurance quasi instinctive dans les sphères du connaître, du sentir et du vouloir, et avaient dû avoir recours aux béquilles de la réflexion » (p. 267). Comme le disait la blague très pédagogique mettant en scène, dans la tradition des dilettantes méprisants la réussite des élèves besogneux : « Bon, mais c'est facile pour eux : ils travaillent ! » Dans le film Les Cousins (1959), de Claude Chabrol, c'est le besogneux qui échoue et le dilettante qui réussit, pour sacrifier à l'idéal romantique.
Mais l'esbroufe poétique a quand même bien fonctionné dans le monde académique : « Toujours injurieux à l'égard des professeurs, Stefan George fut, sa vie durant, idolâtré par les professeurs » (p. 266). La sociologie des réseaux de relations explique sans doute le phénomène, car l'élite des « intellectuels sans attaches » de Mannheim (p. 328) n'est pas désincarnée : Weber est introduit aux USA par Talcott Parsons qui avait eu pour directeur de thèse Edgar Salin, partisan de George (p. 284) ; Alfred Weber (le frère) est directeur de thèse de Kafka (p. 289). Hitler a même failli avoir un poste de sociologue à Brunswick pour lui permettre d'avoir la nationalité allemande (p. 333). Tout ceci se passe dans un tout petit milieu.
On pourra quand même regretter que Wolf Lepenies n'ait pas davantage développé son épilogue, dans la mesure où les sociologues allemands de la dernière période ne sont pas très accessibles à l'étranger. On peut certes comprendre qu'un Allemand puisse mieux expliquer les cas français et anglais pour son public national. Mais par ailleurs, il aurait fallu aussi rapporter plus en détail les bouleversements concrets auxquels se sont opposés les littéraires dans les sciences naturelles et sociales pour mériter le bon titre de Trois cultures. D'autant que la platitude visible de certaines poésies à la traduction, qui évoquent peut-être quelque chose en allemand, a un effet de révélation sur la nature assez vaine, ou au mieux simplement allusive, de l'inspiration littéraire. Ne pas se priver de jugement esthétique est bien la question soulevée...
Jacques Bolo
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