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Histoire / Politique - Mars 2017

Robert Paxton contre Donald Trump

Résumé

L'historien Robert Paxton nuance le fascisme en ploutocratie. Pas si faux, au fond.

Le Monde du 6 mars 2017 publie une tribune : « Le régime de Trump est une ploutocratie » de l'historien américain Robert O. Paxton (professeur émérite d'histoire à l'université Columbia de New York), pour contester l'étiquette de fasciste qu'on colle au nouveau président américain. Paxton dit lui-même que :

« La tentation est forte de qualifier de ''fasciste'' le nouveau président américain. Le ton agressif employé par Donald Trump, sa hargne, sa mâchoire crispée évoquent Mussolini. Ses arrivées théâtrales en avion (stratégie électorale inventée par Hitler) et ses harangues devant une foule qui scande des slogans simplistes (''USA ! USA !'', ''Mettez-la en taule'', à propos d'Hillary Clinton, dépeinte comme une candidate corrompue) rappellent les meetings nazis du début des années 1930. Trump reprend plusieurs motifs typiquement fascistes : déploration du déclin national, imputé aux étrangers et aux minorités ; mépris des règles juridiques ; caution implicite de la violence à l'encontre des opposants ; rejet de tout ce qui est international, que ce soit le commerce, les institutions ou les traités en place. »

On pourrait admettre au contraire que l'analogie fonctionne plutôt bien. Mais, puisqu'on parle de ploutocratie, on peut plutôt dire qu'on ne prête qu'aux riches ! Ici, le problème évident, sauf peut-être pour les Américains, c'est que tout le monde considère que l'Amérique a toujours été une ploutocratie. L'élection de Trump relève donc des progrès de l'écologie qui exige que les étiquettes décrivent exactement la composition des produits.

Le débat sur le qualificatif de fasciste devrait pourtant titiller l'historien Paxton qui avait apporté sa contribution importante à l'étude de La France de Vichy. Les historiens français contestent souvent l'attribution du terme « fasciste » à ce régime, en particulier contre les travaux de l'historien Zeev Sternhell, dont j'ai déjà fait quelques comptes-rendus. Le problème de l'approche historienne est l'absence de capacité de s'abstraire des formes initiales pour préférer la reproduction du discours des acteurs concernés ou celui qu'on a tenu sur eux à leur époque. Il en résulte évidemment une terminologie changeante pour des réalités identiques ou au contraire des termes semblables pour désigner des réalités différentes. Au minimum, se pose le problème de la simple traduction, dont la mode actuelle est à la conservation de la version originale sous le prétexte d'intraduisibilité. On peut remarquer que c'était précisément la doctrine fasciste qui identifiait langue et culture en niant l'universalisme abstrait.

Dire que « l'étiquette ''fasciste'' masque un objectif central de Trump et de la majorité républicaine au Congrès, à savoir le démantèlement de la législation américaine qui assure la protection des travailleurs et de l'environnement » est un pauvre réductionnisme syndical avec des relents complotistes gauchos rétros, bien dans l'air du temps. Car on ne peut guère faire le reproche à Trump de masquer ses intentions.

Évoquer le précédent : « en Italie et en Allemagne, les dirigeants modérés et conservateurs résolurent de coopter le fascisme plutôt que de le refouler. Ils craignaient qu'une répression n'ouvre la voie au socialisme » oublie de préciser l'ambiance de guerre civile de l'Après-guerre, spécialement en Allemagne, après la défaite de 14-18, rappelant la situation en Irak après les guerres du Golfe. Ce sont aussi des socialistes comme Mussolini qui ont créé le fascisme avec une thématique antilibérale et anti-social-démocrate (comme celle d'aujourd'hui). Ensuite, la doctrine « classe contre classe » du Komintern identifiait les libéraux et les sociaux-démocrates aux fascistes (VIe Congrès de l'Internationale Communiste de 1928).

Que le fascisme soit étatique, alors que Trump est pro-business, est une critique plus sérieuse, quoiqu'un peu trop académique. Trump est bien nationaliste plutôt que libéral, puisqu'il est protectionniste et isolationniste. Et le racisme de ses partisans, dont certains explicitement nazis (une paille !), peut expliquer l'étiquette de fasciste. Le problème d'identification du système politique réel relève aussi de la question de savoir en quoi le programme fasciste-nazi est aussi social qu'il prétend l'être. Comme sa solution d'une économie de guerre a produit les effets historiques connus, on peut considérer que le processus est bien celui d'une économie planifiée. La plus libérale « destruction créatrice » de l'Allemagne n'était pas le but. Or, les États-Unis sont notoirement organisés sur le mode d'un « complexe militaro-industriel », comme on disait dans le temps, avec un libéralisme très relatif puisque soumis aux commandes d'État. Pour la distinction entre étatisme communiste et capitaliste, on est plutôt dans la configuration, tout aussi relative sur le plan purement économique, entre la Corée du nord, pour l'étatisation stricte, et la Corée du sud, pour les chaebols privés.

En fait, la déréglementation de Trump correspond plutôt à une défense étatique des entreprises contre les citoyens et les contre-pouvoirs de la société civile, comme c'était le cas dans les anciens pays de l'Est. Ici, il s'agit par exemple de la « disparition des agences fédérales qui, jusqu'à présent, contrôlaient l'eau, l'air et la protection d'espèces menacées » que mentionne Paxton. C'est bien la définition d'une forme de corporatisme patronal, comme il le décrit aussi très bien à propos du nazisme : « À terme, les patrons allaient être largement récompensés par le démantèlement des syndicats indépendants, par l'interdiction des grèves et par de lucratifs contrats de travaux publics et de réarmement ».

Par contre, pour les soutiens de Trump opposés à l'évolution des moeurs, Paxton reconnaît que « dans le même esprit, les nazis dénonçaient les expérimentations sociales et culturelles de la République de Weimar » en s'appuyant sur les petits-blancs dans un cas et sur les petits-bourgeois de l'autre. Le point commun du racisme dans les deux cas correspond à la représentation de la société fondée sur une sorte de hiérarchie de castes. Paxton reconnaît aussi qu'Obama « était en quelque sorte le Léon Blum américain » dans la détestation de ceux qui estimaient avoir plus de droits qu'eux deux pour des raisons identitaires.

Ceux qui sont qualifiés d'opportunistes peuvent aussi rappeler la thèse de Jan Tomasz Gross sur les Polonais et le nazisme, qui parle d'un banal moyen de s'approprier les biens des juifs. Il faudrait cependant souligner que les opportunistes existent dans tous les systèmes politiques. On pourrait aussi faire remarquer à Paxton que le rejet des nouveaux riches est une régression aristocratique de la part de ceux qui, comme l'élite des professeurs d'université, s'estiment au-dessus de ceux qui font leur trou hors des cadres institutionnels et administratifs. C'est un biais historien notoire, du fait des généalogies monarchiques, d'instiller insidieusement une idéologie légitimiste.

Paxton a raison de considérer que les soutiens de Trump peuvent se sentir cautionnés pour donner libre cours à leurs préjugés. Mais citer le cas de « Henry Rousso [...] à l'aéroport de Houston, au Texas [le 22 février, cet historien a été ''détenu par erreur'' pendant dix heures à l'aéroport de Houston et a failli être renvoyé en France] », est une facilité si on ne précise pas qu'il n'avait pas réellement le bon visa pour faire une conférence à l'université. Outre les circonstances conjoncturelles sur l'exclusion des ressortissants de certains pays arabes, Rousso est né en Égypte, il s'agit plutôt du côté formaliste tatillon de l'application américaine de la loi, par opposition au laxisme français. Le réel problème est plutôt la validité générale même des lois démocratiquement votées ou des décrets pris par un président démocratiquement élu. C'est aussi d'une question de formation des douaniers ou des administrations sur les lieux de naissance différents de la nationalité du passeport. Le problème arrive assez souvent en France, pour le renouvellement de leurs papiers d'identité, avec les pieds-noirs qui sont nés dans les anciennes colonies. De ce point de vue, il est intéressant de voir que cela arrive autant aux Noirs qu'aux Blancs. Cela montre que ce n'est donc pas une question de racisme d'aspect, mais d'ignorance de l'histoire par les identitaires eux-mêmes.

L'argument selon lequel Trump n'envisage pas de conquête territoriale et prône l'isolationnisme est quand même un peu trop anticipé pour un historien qui devrait savoir qu'Hitler non plus ne prônait pas la guerre. D'autant que quand Paxton déclare : « s'il se trouvait confronté à une crise internationale grave, sa réaction serait probablement impulsive et ne s'appuierait pas sur les conseils d'experts », ce n'est pas très rassurant. Quand Paxton « s'étonne », très rhétoriquement, que Trump se soit entouré de personnalités plus réactionnaires que prévu, on se dit que les historiens ne sont pas très à l'aise en dehors des archives, car n'importe qui aurait pu le prévoir. L'adage romain dit qu'« on ne peut pas se prévaloir de ses turpitudes ». Les universitaires se prévalent ici de leur ignorance, et ça passe...

La conclusion de Paxton : « Un pouvoir exécutif sans contrainte ni contrôle est indicateur de dictature en général, plutôt que de fascisme en particulier. [...] Appelons les choses par leur nom : le régime de Trump est une ploutocratie. » Cette naïveté dont on gratifie traditionnellement les Américains est amusante. Dire que ce n'est pas du fascisme, mais juste une dictature est un distinguo académique subtil qui nous fait une belle jambe. En étant moins tatillon ("history fascist" comme on dit "grammar nazi"), on pourrait considérer que le qualificatif de fasciste est en fait simplement la façon contemporaine de désigner la notion de dictature. L'histoire américaine n'est-elle pas tenue pour démocratique uniquement parce que l'on considère le racisme comme normal. Mais pour l'heure, le véritable problème est peut-être simplement une conséquence du présidentialisme qui pousse les électeurs à attendre l'homme providentiel (qu'on critique souvent paradoxalement au nom de l'étatisme). La conséquence est bien la consécration élective d'un phénomène télévisuel comme Trump.

Jacques Bolo

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