Ce petit livre de la collection « Archives » est un recueil de témoignages d'anciens instituteurs retraités, effectué dans les années 1960, pour rendre compte des débuts de l'instruction publique généralisée, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. C'est le résultat d'une enquête qui a sollicité 20 000 instituteurs, les plus anciens ayant commencé leur carrière entre 1885 et 1890, les réponses les plus nombreuses concernant la période 1900-1914. Ces enseignants ont donc pratiqué leur métier jusqu'à la Deuxième Mondiale pour les plus jeunes, âgés de soixante-dix ans à l'époque de l'enquête. Ils ont connu les prémisses de l'enseignement laïque et ont pu en mesurer les conséquences. Pour information (sur un niveau supérieur), j'aime à rappeler qu'il y avait 1 % de bacheliers en 1900, 4 % en 1936, 10 % en 1960 quand a été réalisée cette enquête, et 65 % à la fin du XXe siècle. Ce genre de repères manque un peu dans le livre d'Ozouf.
Une certaine désillusion de ces anciens instits se retrouve au début et à la fin du livre (pp. 13 et 264), sur le fait que « l'école n'a pas su faire la paix », car ils ont connu deux guerres mondiales et d'autres péripéties historiques alors qu'un des effets espérés de la généralisation de l'enseignement était bien la promesse de paix et de meilleure compréhension entre les humains. Statut social et revenus
Un des intérêts du livre est de rétablir plus d'objectivité contre la tendance, depuis les années 1980, qui consiste à idéaliser la situation sociale des instituteurs. Les témoignages retenus insistent beaucoup sur le faible niveau de vie de la profession en apportant de nombreuses informations chiffrées sur le salaire et le niveau de prix durant ces périodes : un salaire de 64 F par mois en 1875, le double ou le triple selon le nombre d'élèves (pp. 19-20), avec éventuellement des revenus complémentaires de biens immobiliers personnels permettaient d'atteindre 3000 F de revenus annuels, pour un des exemples. Mais généralement, « un seul salaire ne permettait pas de vivre sans l'aide de sa famille et un couple d'instituteurs y arrivait tout juste » (p. 35), d'où l'expression : « être un Jean Coste » pour « être pauvre » (p. 35), tiré d'un roman à succès sur la pauvreté d'un instit (p. 113). On note alors, comme aujourd'hui, que « les enseignants étaient les moins payés de tous, et on ne les jalousait point, sauf pour les vacances » (p. 37).
Comme le dit Ozouf (p. 113) : « Chacun le sait, la République paie mal ses hussards noirs. En 1901, après quatorze ans de service, un instituteur gagne 100 F par mois (quand il a débuté comme stagiaire, il gagnait 70 F, et en 1914, à quarante-cinq ans, après les améliorations des premières années du siècle, il en gagnera environ 200). En 1901, dans le village, la pension à l'auberge coûte 75 F par mois ; on paie 1,60 F un kilo de lard. Au même moment, un journalier agricole gagne 3 F par jour, un ouvrier menuisier 3,50 F. [...] l'ouvrier typographe ou le métallo parisien gagnent deux fois plus. [...] Menus travaux supplémentaires [pour un instituteur] chercher à copier des actes notariés, à assurer pour des journaux locaux une correspondance qui leur vaudrait 50 à 60 F l'an - le prix d'un complet neuf. »
Exemple de bilan 1907 d’un ménage d’instituteurs |
Recettes |
Dépenses |
Reliquat 1906 |
18,80 |
Nourriture |
451,80 |
Traitements |
2230,10 |
Éclairage, chauffage |
50,25 |
Indemnités résidence |
100,00 |
Vêtements et entretien |
271,85 |
Cours d'adultes |
23,50 |
Blanchissage, repassage |
71,80 |
Études |
21,75 |
Cadeaux |
99,95 |
Divers |
19,00 |
Barbe |
12,60 |
Total des recettes |
2413,15 |
Journaux |
23,25 |
|
|
Inutiles (café, tabac, jeu) |
29,00 |
|
|
Correspondance |
50,85 |
|
|
Voyages |
263,50 |
|
|
Médicaments |
44,80 |
|
|
Charges de famille (accouchement, nourrice...) |
534,20 |
|
|
Impôts |
22,50 |
|
|
Cotisations diverses |
36,00 |
|
|
Bibliothèque Pédagogique, etc... |
50,05 |
|
|
Livres |
5,65 |
|
|
Objets mobiliers |
9,70 |
|
|
Économies à la Caisse d'Epargne |
400,00 |
|
|
Total des Dépenses |
2397,95 |
« L'auteur fait toutefois remarquer : ‘‘on pourrait trouver que la somme des économies est relativement importante pour notre condition. [...] Le fait d'avoir perdu nos parents nous avait laissé plus de mobilier, de linge, de vaisselle et autres objets que nous n'en avions besoin. Sans cela, les économies nous eussent tout juste permis d'acheter le nécessaire’’ » (Ozouf, p. 36) |
D'autres ordres de prix et revenus permettent de comparer : litre de lait à 0,15 F, douzaine d'oeufs à 2 F (p. 45), une bougie longue brûlant trois heures : 3 sous/0,15 F (p. 122), bicyclette : 240 F en 1903, soit trois mois de salaire de stagiaire à 71,15 F /mois (p. 123). Autres frais : 265 F pour l'uniforme de l'École Normale, payé par la vente à 190 F d'une vache laitière, en 1886 (p. 91). Un directeur d'école est payé 1400 F / an, moins 70 F pour sa retraite, plus 200/300 F annuels pour du secrétariat de mairie (p. 123). Au final, « dans un ménage dont l'instituteur seul avait un traitement, s'il n'y avait pas d'enfant, c'était la légère aisance, jusqu'à deux enfants c'étaient [...] des petites gens, de deux à quatre enfants c'était l'indigence, et au-delà c'était la misère » (p. 124). On conseillait aux instituteurs de se mettre en couple avec une institutrice.
L'image brouillée du statut social des instituteurs peut provenir du fait que ce travail permettait quand même d'échapper à d'autres conditions, souvent pour cause d'inaptitude physique face au dur travail manuel de l'époque (p. 63). Il pouvait en résulter un sentiment de supériorité d'un couple d'instituteurs sur les ouvriers manuels (p. 130). Les témoignages recueillis mentionnent que « le métier d'instituteur est plus honorable que lucratif » (p. 50).
Mais l'impression extérieure est parfois discordante. Dans certains cas : « Les instituteurs étaient respectés, mais on les considérait comme des gens gagnant beaucoup d'argent sans beaucoup de peine » (p. 128), ce qui provoquait envie et jalousie : « lous trop pagats (les trop payés) » (p. 129). On faisait des cadeaux aux instituteurs comme à un notable, mais les bourgeois les tenaient à distance (p. 132), car l'instituteur était « ni bourgeois par son mode de vie, ni paysan par son savoir » (p. 134). Inversement, dans d'autres cas, « la population savait qu'il était mal rémunéré et l'appelait volontiers un crève-la-faim en faux col » (p. 134). On imagine que les familiers des instituteurs étaient mieux au courant que les autres. Les représentations d'une population ne sont jamais homogènes.
On reconnaît ici les idées souvent partagées contre les fonctionnaires et celles sur l'« ascenseur social » pour sortir de la condition ouvrière. Pour expliquer l'idée actuelle de déclassement des instituteurs, bien que le niveau n'ait jamais été bien haut, il faut peut-être considérer que le drame de la fonction d'instituteur, avec les progrès de la scolarisation, est qu'elle a contribué à l'élévation du niveau général de qualification tout en demeurant elle-même, par définition, au premier niveau.
Mais il faut aussi tenir compte du fait notable que la scolarisation primaire générale était déjà réalisée en 1900, avec à peu près les mêmes effectifs d'élèves qu'aujourd'hui ! Les différences dépendent seulement des variations des naissances. Par contre, le nombre des instituteurs a plus que doublé, entraînant la baisse du nombre d'élèves par classe.
Effectifs |
1900 |
1930 |
1950 |
1960 |
1970 |
1980 |
1990 |
2000 |
Instits |
157 000 |
168 000 |
188 000 |
241 000 |
298 000 |
332 000 |
340 000 |
373 000 |
Élèves |
6 161 000 |
5 100 000 |
5 200 000 |
7 270 000 |
7 360 000 |
7 124 000 |
6 705 000 |
6 281 000 |
Par instit |
39 |
30 |
28 |
30 |
25 |
21 |
20 |
17 |
J'avais déjà publié ces données du ministère de l'Éducation nationale (France 2001). |
Instruction publique généralisée
Il ne faudrait donc pas idéaliser le respect dont auraient bénéficié les instituteurs, qui ne se traduisait certes pas sur la fiche de paie. L'idée même de généralisation de l'enseignement n'était pas partagée par tout le monde. Un conférencier propagandiste de l'instruction publique cite « cette phrase significative d'un adversaire de l'école obligatoire : 'si tout le monde apprend à lire, qui donc labourera nos champs et nous fournira du pain' » (p. 206). Les jugements étaient divisés sur les instituteurs. Alors que les réactionnaires les considéraient comme antipatriotiques, les anarchistes tenaient l'instituteur pour un « champion du conformisme » (p. 8). Entre eux non plus la considération n'était pas la même envers ceux qui avaient le diplôme supérieur de l'école normale, instituteurs à la ville, et ceux qui n'avaient que le brevet d'aptitude, qui exerçaient dans les villages, et que les premiers surnommaient les « Mérovingiens » (p. 19).
Le livre d'Ozouf aurait dû préciser que la généralisation de l'instruction publique n'était pas si nouvelle à la fin du XIXe siècle. La loi Guizot de 1833 « rendait déjà obligatoire une école de garçons dans toute commune de 500 habitants, et d'une école de filles dans toute commune de 800 habitants : en 1848, les deux tiers des conscrits savent lire, écrire et compter » (source Wikipédia). Ozouf signale bien que l'époque concernée par ses témoignages d'instituteurs se situait dans le contexte du remplacement de la loi Falloux (1850). Cette loi, « même si elle ne le dit pas officiellement, [...] vise surtout à autoriser l'enseignement catholique, dans les écoles primaires et les établissements secondaires. Elle donne une grande part à l'Église catholique romaine dans l'organisation de l'enseignement : les évêques siègent de droit au conseil d'académie, l'école est surveillée par le curé conjointement avec le maire. Un simple rapport du maire ou du curé peut permettre à l'évêque de muter un instituteur à sa guise. Les préfets peuvent révoquer les instituteurs » (source Wikipédia). À la fin du siècle, une série de mesures successives rétablit l'obligation d'une école normale par département qui avait été fixé par la loi Guizot et restreinte par la loi Falloux (1871), une loi instaura la gratuité (1881), un autre la laïcité des programmes (1882), la construction de nouvelles écoles (1883), la laïcité des enseignants (1886), mais les anciens instituteurs formés antérieurement restaient en place, ainsi que des restes de l'ancien système, comme les prières ou le crucifix (Ozouf, pp. 94-96).
Les instituteurs interrogés se rappellent l'ancienne école religieuse dans laquelle ils avaient été eux-mêmes formés, avant la laïque, où la classe était aussi gratuite pour les pauvres. Mais elle n'offrait pas les mêmes prestations. Dans la classe gratuite : « les filles récitaient des prières, chantaient des cantiques, tricotaient, mais ne lisaient pas », dans une autre aile du couvent, la classe payante à deux niveaux : « la 2e classe recevait des paysannes et des filles de petites gens de la ville. On y enseignait l'écriture. La 1re classe était réservée aux bourgeoises. Cette 'élite' ne devait pas parler aux [...] autres. Même ségrégation à l'église [...où...] les élèves de la classe gratuite étaient affublées de casque de bure, de capulets de couleur identique pour qu'on sache bien qu'elles devaient la charité » (pp. 98-99).
Les souvenirs mentionnent aussi le niveau d'étude antérieur : « Ma soeur aînée, âgée de 10 ans, faisait, au grand ébahissement de sa maîtresse, la preuve par neuf de ses multiplications et dut apprendre la méthode à la bonne soeur », sans parler des punitions d'alors : baguette, piquet (qui persisteront) et « léchage du sol en terre de la classe avec la marque de la langue bien apparente » (p. 98).
Les instituteurs interrogés parlent souvent du faible niveau scolaire de leur milieu d'origine indiquant le niveau antérieur de l'enseignement : père illettré, appris tardivement à lire, mère huit mois d'école, placée bergère à huit ans (p. 64) ; parents peu instruits, grands-parents illettrés, l'espoir d'un gain régulier comme ambition (p. 65) ; grand-mère mariée à un instit, choix entre curé ou instit, décision de devenir instit dû à l'esprit républicain des parents (p. 66). Il faut aussi rappeler la situation linguistique : « mon père [...] s'exprimait, du reste, en français, fait rare au village où chacun usait du patois bourguignon » (p. 74) ; « l'oncle Marcel, ouvrier, qui avait appris le français à Paris » (p. 75). De la part des historiens, on aimerait cependant une évaluation statistique de ces caractéristiques, pour connaître l'importance relative du phénomène. Querelle scolaire
Après la loi Falloux qui favorisait un contrôle des religieux sur l'enseignement, on peut expliquer l'opposition de leur part à la laïcité des programmes ou à la loi Goblet de 1886 sur la laïcisation du personnel, bien qu'elle ait connu des délais d'application jusqu'en 1914 (p. 148). L'Église voulait obtenir un monopole sur l'enseignement et les laïques ont réussi à l'éliminer progressivement de l'instruction publique, en ménageant néanmoins la liberté d'enseignement pour les écoles confessionnelles ou privées.
On sait que la laïcité fut le grand affrontement au tournant du XXe siècle. On le trouve souvent exacerbé dans le moindre village : « Castelmayran compte deux clans férocement ennemis : les républicains et les cléricaux [...], les uns fréquentent le café Bayrou, les autres le café Bouché [...]. Chaque clan a son épicier, son boucher... » (p. 138). Cette fracture sociale n'a évidemment pas épargné l'institution scolaire. Une amusante querelle picrocholine concerne le maintien de l'heure solaire dans les écoles religieuses (chaque ville avait une heure différente selon la longitude) contre l'heure nationale normalisée (pp. 32-33).
Un rapport tendu se manifeste dans les places fortes de l'enseignement confessionnel : « là, l'école confessionnelle triomphante organise un défilé triomphal les jours de rentrée qui passe en chantant devant l'autre école, « la pouilleuse ». [...] Les pierres dans les volets, voire les coups de revolver » (p. 135) ; on note mal les laïques dans les écoles de religieuses (p. 149) ; la porte de l'école est badigeonnée d'excréments (p. 151). Les instituteurs étaient souvent considérés comme les « commis voyageurs de l'irréligion et de la franc-maçonnerie, de l'internationalisme » (p. 159). On assiste à des représailles diverses : « Garde forestier [...] mon père fut chassé [...] pour avoir seul voté pour Gambetta et pour la République dans une commune sous l'entière dépendance du comte » (p. 178). Cela peut aller très loin : « En 1912, à Couffouleux (Aveyron), une tentative d'assassinat est commise contre un couple d'instituteurs à la suite d'une opiniâtre campagne cléricale [...] le coupable ne fut pas découvert [...] et dans le procès engagé, c'est l'instituteur qui eut à payer les dépens ! » (p. 251). Et la situation pouvait dégénérer rapidement : « Un camarade de promotion [...] fit une leçon sur les choses utiles, agréable... et autres qualificatifs ; il lui arriva [...] de parler des statues de Saints. Le lendemain, il fut hué, lapidé et eut beaucoup de peine à échapper au danger. On dut le déplacer dans la semaine pour le sauver » (p. 34).
Si de nombreux témoignages rappellent les conflits entre le curé et l'instituteur, il existe évidemment des situations plus apaisées ou amicales. Les instituteurs sont « souvent chrétiens mariés à l'église, mais libres penseurs » (pp. 140-143), la plupart ont peu d'engagement politique concret, plutôt une morale rationaliste et un apostolat éducatif (pp. 160-162). Une possibilité de confusion est qu'il n'existait pas forcément beaucoup d'instituteurs francs-maçons, mais localement beaucoup de francs-maçons étaient instituteurs : « 2% d'instituteurs francs-maçons, 1/4 d'instituteurs chez les francs-maçons dans une loge de la vallée du Rhône vers 1910 » (p. 163). Chez les instituteurs, le socialisme était synonyme de républicain et de laïque ou anticlérical et non de collectiviste (p. 170) avec une ignorance avouée du marxisme (p. 171). De toute façon, dans les villages, on était loin des querelles entre les tendances extrémistes de gauche de la ville, « Dans le milieu social ou je vivais, je n'avais à choisir qu'entre le curé et l'instituteur, comme disait mon paysan » (pp. 171-172).
Mais inversement, il existait aussi une réticence de nombreux instituteurs à l'égard de la franc-maçonnerie ou des socialistes par patriotisme (pp. 164-165). La plupart des instituteurs manifestent un certain conformisme sur le colonialisme pour l'éducation des indigènes (p. 188) et d'autres sont partisans d'une morale républicaine patriotique sur le mode de Déroulède (p. 192) et du chauvinisme revanchard « la Patrie, la France, reine du monde, les devoirs du soldat » (p. 195). Certains instituteurs sont anticommunistes et considèrent les socialistes comme des voyous (p. 193). Le conflit de la laïcité avec l'Église ne recoupe pas l'entièreté de la profession. « Quand éclata l'affaire Dreyfus [...] les dreyfusards étaient rares. Il ne venait pas à l'idée de ces instituteurs, qui ne séparaient pas l'idée de patrie de celle de République, que l'armée fut odieuse à ce point. Ils ne se doutaient pas que, si sur les drapeaux, on pouvait lire ''Honneur et Patrie'' parmi ceux qui les suivaient, on pouvait compter des racistes, des menteurs, des faussaires » (p. 23). Autonomisation de la profession
Dans le livre d'Ozouf, il aurait déjà fallu préciser la progression statistique réelle, au cours du XIXe siècle pour atteindre la généralisation de la scolarisation primaire en 1900, dans le but de corriger la tendance à penser qu'elle a seulement débuté avec les lois scolaires de la Troisième République. Un problème concerne la validité des statistiques elles-mêmes, puisqu'un témoignage mentionne l'existence de 18 élèves fictifs pour maintenir des classes (pp. 234-235). Il faudrait aussi vérifier le niveau réel qu'on a le tort de supposer élevé, sur le mode du « c'était mieux avant » alors que ces témoignages nous indiquent (en creux) un niveau médiocre des instituteurs eux-mêmes (comme à un sujet du certificat d'aptitude pédagogique sur l'enseignement de la République et de la démocratie, p. 175), la persistance des patois, et une sélection des futurs instituteurs qui néglige les autres élèves, considérés traditionnellement comme « indécrottables » :
« Tous ces efforts de courage, de patience, de générosité ne se déploient que pour les bons élèves. Il faut [...] avoir été remarqué, éprouvé, élu. Le futur instituteur, c'est l'enfant que le maître désigne, pour lequel il dépense auprès de la famille toutes les ressources de persuasion (il faut qu'elle consente à le ''pousser''), qu'il garde le soir en leçons particulières gratuites. » (p. 78).
Évidemment, la sélection est bien plus facile pour sa propre progéniture, d'autant que, pour le lycée, « les enfants des membres de l'enseignement étaient dispensés des frais d'études » (p. 20). La tradition reposait aussi sur le clientélisme, du fait de la dépendance envers les notables dans les nominations (p. 35) : « c'est la tare de l'enseignement primaire avant 1914 : la recommandation » (pp. 237-238), et « Les changements d'instituteurs ne sont jamais aussi nombreux qu'après le changement de municipalité » (p. 162).
Mais petit à petit, se constitue une certaine légitimité de la profession. Dans un premier temps, on allait plutôt voir le curé, l'instituteur ayant la réputation d'être trop émancipé (p. 56), mais il sait aussi se rendre indispensable : « Il était au village, tour à tour, écrivain public, expert, notaire, conseiller des familles, officier de santé et juge de paix » (p. 81). La vraie difficulté est sans doute l'incompréhension du travail intellectuel : « Vu des champs, rien du plus facile que le métier d'instit [...]. Toi tu ne fais rien [...]. Ce n'est pas de l'hostilité mais de l'incompréhension » (p. 127), « un travail intellectuel qu'on a sitôt fait, à la campagne, à confondre avec le loisir » (p. 85). Ce qui a pu conduire parfois les membres de ce genre de profession à s'isoler : « Mes seules relations étaient avec des collègues. [...] Je ne me liais pas avec la population » (p. 128). Mais ils constituent un réseau qui quadrille le territoire en se livrant à des études botaniques, des recueils de contes (p. 19). Ozouf a peut-être tendance à en sous-estimer l'importance intellectuelle en traitant les répondants à son enquête avec une certaine condescendance, comme quand il mentionne un instituteur conférencier délivrant son « catéchisme républicain. L'auteur lui-même [Ozouf] affectionne cette expression » (p. 204). Plutôt que les poncifs de la propagande, il faudrait noter l'effort réel de diffusion active des connaissances et la curiosité même du public.
Le livre d'Ozouf s'achève sur le remplacement organisationnel de l'Amicale sclérosée par le syndicat (p. 252). Une Amicale des instituteurs s'était constituée parce qu'il n'y avait pas de tolérance pour le syndicalisme des fonctionnaires en 1887 (p. 229). « L'Amicale, [...] dès la sortie de l'École Normale, on s'y inscrivait » (p. 49). Mais parallèlement, « les syndicats ouvriers n'avaient aucune sympathie pour les fonctionnaires » (p. 243) du fait de leur fidélité à l'État (p. 258). Les syndicalistes étaient antipoliticiens dans la tradition du syndicalisme révolutionnaire (p. 256). D'ailleurs, pour les instituteurs, la généralisation de l'éducation avait créé une reconnaissance du ventre envers la République, qui passait avant les revendications catégorielles (p. 172). Mais après 1900, la précarité des professeurs n'est plus supportable (p. 230). Et l'Amicale est insuffisante, car en s'installant dans la durée : « les dirigeants de l'ex-Amicale avaient parfois aliéné leur indépendance en faveur, soit de l'administration, soit des hommes politiques » (p. 255). Mais les habitudes et la rhétorique maintenaient la tradition, comme le disait un inspecteur d'académie dans un banquet du Calvados : « Ne changeons pas notre beau nom d'Amicale pour ce nom de syndicat qui sent la poudre » (p. 261).
Chacun ses limites : face à l'optimisme pédagogique montré par les témoignages, Ozouf reproche aux instituteurs leur méconnaissance de la « science indépassable », quoique datée, qui avait cours à l'époque de l'enquête : « Nulle trace de convulsion dans cette conception de l'histoire ; ce ne sont jamais les désastres qui accouchent des progrès ; ceux-ci naissent toujours des patients efforts des hommes : tenace déduction qui évoque l'histoire des Lumières et jamais celle de Marx » (p. 187). Ozouf considère que les conflits sont plus formateurs que le lent progrès de la scolarisation et des sciences. D'où une certaine impasse sur la pédagogie ou sur le contenu de l'enseignement, qui ne sont mentionnés que dans quelques rares anecdotes se réduisant à quelques phrases. Au fond, précisément du fait de la scolarisation générale, tout le monde est passé par l'école et ne semble vouloir n'en connaître que ses propres souvenirs. C'est sans doute une raison des travers permanents du débat sur la question scolaire.
Jacques Bolo
|