Le premier décembre dernier, à propos de la campagne présidentielle américaine qui a vu l'élection de Trump, a paru dans Libération, un article de Michaël Foessel, professeur de philosophie à l'École polytechnique, « Après la vérité ? » (qui a été mis à jour le 17 janvier 2017). Cet article peut se résumer à son chapeau : « Si la politique est entrée, avec Trump, dans l'ère de la téléréalité, cela ne signifie pas que la vérité constitue un bon critère pour évaluer la santé d'une démocratie. » Son contenu montre la confusion qui règne sur ces questions dans les plus hautes sphères académiques (j'ai déjà analysé l'opposition entre Laugier et Engel), confusion qui aurait plutôt tendance à excuser, comme je le disais, les errements des politiciens.
L'article de Foessel commence doucement, mais il met déjà la puce à l'oreille :
« On parle beaucoup ces temps-ci du divorce entre la politique et la vérité, le plus souvent pour s'en plaindre. La post-truth politics marquerait une nouvelle étape dans l'abaissement du débat public abandonné à des démagogues indifférents aux faits et prêts à toutes les manipulations verbales pour s'attirer quelques voix supplémentaires. »
La banale réalité est plutôt que la critique de la démagogie est une thématique très ancienne. Pour une fois qu'un prof de philo ne parle pas de la Grèce antique, alors que ce serait justement approprié, on se dit que ça sent l'embrouille intello. Il va nous la jouer contre-emploi. Mais, bon, on attend de voir, c'est le jeu. Chacun rédige son intro comme il veut. Mais on s'attend quand même au pire.
Comme l'indique la formule connue sur « l'abaissement du débat public », les démagogues n'ont jamais eu bonne presse (puisque l'instrument des démagos est justement la mauvaise presse) et il existe bien un idéal de sincérité des comptes, quoique très théorique de la part des politiciens. C'est plutôt de cela qu'il faudrait partir pour ne pas dire complètement n'importe quoi. Les fake news ont une longue histoire, comme le rappelait Robert Darnton : « On retrouve tout au long de l'histoire l'équivalent de l'épidémie actuelle de "fake news" » (Le Monde, 20 février 2017).
On a immédiatement confirmation de la frivolité du raisonnement de Foessel par ce qui suit :
« De ce point de vue, il est indéniable que la victoire de Trump laisse un goût amer. Jamais une élection n'a suscité un tel désir de vérification. Le fact-checking a fonctionné à plein rendement chaque fois (c'est-à-dire souvent) que le candidat républicain énonçait une contre-vérité sur ses prises de position antérieures, le nombre des immigrés clandestins ou les effets pervers de l'assurance santé américaine. Toute cette armée de vérificateurs n'a pu empêcher l'élection d'un homme qui a placé le souci d'objectivité aux rebuts de l'histoire. »
C'est un peu bizarre. Ce n'est pas vraiment un « désir de vérification » mais tout simplement une application stricte du fact-checking, que je mentionnais comme particularité américaine dans mon livre sur l'intelligence artificielle, en 1996, en me réjouissant, dans la réédition récente en ebook, que la pratique se soit diffusée en France entre-temps. Ce que cette élection de Trump pourrait signifier est plutôt que l'esprit partisan, à la française, a triomphé sur la vérification minimale de données qui était pourtant une habitude en Amérique. Il est néanmoins plus probable qu'il s'agissait d'un idéal plus que d'une généralité. Et c'est bien la réalité qui doit servir de référence à l'analyste. Ce qui correspond bien au fact-checking.
Un article avait déjà paru au moment du référendum de juin 2016 sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne : « Le Brexit, ou l'impuissance du fact-checking », à propos des mensonges des partisans du Brexit et déjà, le 7 septembre 2012, un autre article constatait les attaques que les vérificateurs subissaient : « Feu sur les fact-checkers de la campagne américaine ». Cet article concluait : « Dans une interview à Time Magazine, Barack Obama a fait de cette question l'un des enjeux de l'élection présidentielle : Est-ce que les faits vont triompher ? »
Comme je le disais dans mon récent article sur « L'échec d'Hillary Clinton », on constate que la polarisation partisane fonctionne bien aux USA. Les électeurs des autres candidats républicains éliminés au cours de la primaire se sont bien reportés sur Trump, malgré les insultes subies par leurs préférés de sa part. Trump représente donc ce choix du clivage fort, que semble également souhaiter l'idéologie française, dominante dans presque tous les camps en présence ! Mais on peut douter que les reports de voix fonctionnent aussi bien en France.
Foessel interprète plutôt la victoire de Trump comme un effet du spectacle médiatique, dont l'absence de lien avec la réalité est considérée comme acquise. Mettre des guillemets à « réalité » est censé tenir lieu d'argumentation, comme c'est devenu la mode chez les intellos :
« Que Trump soit un ancien animateur de téléréalité rend sa désinvolture finalement assez logique : personne n'a jamais cru que ce genre de spectacle entretienne le moindre rapport avec la « réalité ». Tout y est construit et scénarisé pour faire de l'audience : mise à part l'indigence des dialogues, la seule originalité de ce spectacle est qu'il prétend se faire oublier comme théâtre en accroissant sa théâtralité. Aucun spectateur n'est dupe, mais ils regardent quand même. »
Cette analyse du spectacle ne me paraît pas exacte. Comme je le disais dans mon article sus-mentionné, le rôle du job d'animateur de Trump dans son succès électoral est plus banalement lié à la simple notoriété procurée par la télévision. Cette explication est suffisante. La télé est bien l'instance actuelle de légitimation. Ce n'est pas nécessaire de gloser sur l'essence du spectacle télévisé en général ou de la téléréalité en particulier, dont la scénarisation n'annule pas les effets de vérité, comme je le montrais justement le mois dernier pour l'émission de Stéphane Plaza. Mais pour cela, il faut prendre le temps de produire une analyse spécifique chaque fois, plutôt que prétendre à une généralité essentialiste du spectacle (allusion éventuelle à Guy Debord ?) qui relève plutôt de la pétition de principe. La rengaine habituelle de la « construction de la réalité » sert de nouvelle doxa aux sciences sociales.
Foessel note bien que les spectateurs ne sont pas dupes. Qu'aucun ne le soit est cependant douteux et correspond simplement à la mauvaise habitude des philosophes à présenter leur réflexion en termes de tout-ou-rien, comme je l'avais aussi montré dans mon livre sur l'IA. La fonction de la scénarisation est simplement scénographique. Elle relève du même principe alternatif de dialoguisation d'un roman ou de novélisation d'un film. Il faut bien adapter chaque contenu à son support. Ne pas le faire est précisément un biais intello qui veut conserver une trace du support initial, comme la voix off, pour laisser la trace du roman dans un film ou les mauvaises traductions qui veulent conserver les traits de la langue source dans la langue cible.
Concrètement, l'émission télé de Trump correspondait bien au contenu de son livre ou de son école (controversée) sur l'entrepreneuriat et sur la sélection darwinienne des plus forts. C'est plutôt de ça que sont vraiment dupes ses électeurs. Cela relève banalement de l'exaltation américaine de l'esprit d'entreprise, surtout en opposition à l'assistanat qu'est réputé constituer le système d'assurance santé de l'Obamacare ou la social-démocratie européenne (considérée comme socialiste par les Américains, mais évidemment pas par les Européens). Théorie de la vérité politique
C'est tout de suite après que commence le véritable travail philosophique de Foessel sur la question de la vérité en politique :
« Il est possible qu'avec Trump, la politique soit entrée dans l'ère de la téléréalité. Cela ne signifie pas pour autant que la vérité constitue un bon critère pour évaluer la santé d'une démocratie. La confrontation entre les discours et les faits appartient à la déontologie journalistique : on peut légitimement espérer que cette vérification joue un rôle dans le comportement des électeurs. Mais la politique, du moins dans sa version démocratique, commence lorsque l'on admet que les faits sociaux sont toujours déjà pris dans des interprétations. »
La première phrase résume les biais déjà mentionnés, puisque la démagogie ne date évidemment pas de Trump et que cela n'a rien à voir avec la téléréalité, qui est une forme spécifique de télévision. Sous-entendre qu'elle est démagogique relève du stéréotype érudit classique contre les émissions populaires. Sur ce point, le problème serait plutôt la défense du populisme par certains intellectuels alors même qu'ils sont loin d'être clients des émissions populaires (à part le foot, à la rigueur). Mais une analyse spécifique de l'émission de Trump devrait plutôt noter que l'idéologie américaine du succès du plus apte entre en contradiction avec l'anti-darwinisme du mouvement des Tea-Parties, dont Trump est le champion. Si on ne relève pas cette contradiction, c'est sans doute parce qu'elle est réciproque, puisque les anti-darwiniens sont souvent des darwinistes sociaux et que les partisans du darwinisme sont souvent favorables à la solidarité (surtout en Europe). Les deux contradictions ne s'annulent pas, elles s'additionnent et il en résulte une confusion générale.
Mais ce passage sur la déontologie journalistique de l'article de Foessel devrait précisément susciter la méfiance. Il semble d'abord réserver la vérification aux journalistes (notons qu'il évoque bien l'idéal du fact-checking) pour ensuite espérer qu'elle joue un rôle dans le comportement des électeurs (qu'il assimile donc bien à des individus rationnels tout aussi idéaux). Quand on lit superficiellement, on sait gré à son auteur de son sens de la nuance. Mais c'est pour faire passer l'idée que la vérité n'est pas un critère de la bonne santé de la démocratie. Foessel considère pourtant la démocratie en lien direct avec une presse supposée déontologique et un électeur supposé vigilant ! Il semble penser un peu facilement que ça va de soi, puisque ce n'est pas son sujet réel.
La raison de ce discours contradictoire est que Foessel considère que, dans la version démocratique de la politique, « les faits sociaux sont toujours déjà pris dans des interprétations ». Bigre ! On se dit qu'il ne s'agit pas là d'une interprétation et qu'il doit s'agir d'une certitude philosophique ou d'une découverte récente de la science politique. J'ironise. Ce serait plutôt la version moderne de la vérité platonicienne intemporelle du mythe de la caverne qui considère que nous sommes agis par des forces dont nous n'avons pas conscience (bien que nous soyons des citoyens avisés et bien informés). Nous aurions besoin du philosophe (ou d'un sociologue comme Bourdieu, dont c'est aussi la rengaine) pour nous dire que nous ne pensons pas ce que nous pensons, mais que nos pensées sont déterminées par un « cadre interprétatif ». Vérifier des informations comme de vulgaires fact-checkers paraît beaucoup trop facile aux philosophes. Il leur faut des cadres mentaux, cognitifs, conceptuels, idéologiques.
On comprend ce que veut dire Foessel. Cela revient simplement à considérer que toute élection se déroule dans un cadre partisan et que les fidèles de tel ou tel camp se foutent de la vérité des données économiques, sociales, scientifiques ou personnelles véritables sur les candidats. Seuls les jugements sectaires sont pris en compte. Tous les coups sont permis et que le pire gagne. C'est bien le problème de la post-vérité, qui existe depuis les calendes grecques (qui n'existent pourtant pas). La version démocratique de la politique n'est pas le débat argumenté, mais chaque camp est sourd aux arguments de l'autre. Il n'y a pas d'objectivité, pas de neutralité, ni de la presse, ni des faits, ni des électeurs. Ces derniers temps, on parle de cette conception à propos de la sélection par Google ou Facebook de réponses personnalisées qui isolent l'internaute dans sa bulle. Mais il faudrait savoir que le sociologue Paul Lazarsfeld, dans son People's Choice, montrait déjà que chacun cherche moins à s'informer que de confirmer son opinion. Il en était donc de même avec la presse ! En sciences sociales, on parle d'élimination de la dissonance cognitive, mécanisme qui évite les affres de la contradiction. La vérité est que le débat démocratique est perturbant. Mais justement, il est probable que si on parle de cette question aujourd'hui, c'est au contraire qu'on est bien confronté à beaucoup d'informations contradictoires.
En France, l'origine de la conception selon laquelle « les faits sociaux sont toujours déjà pris dans des interprétations » correspond plus banalement à « l'introduction du marxisme-léninisme dans la philosophie » (comme on a pu parler de celle du nazisme avec Heidegger). Le refus de la neutralité fait référence à l'analyse en termes d'« intérêts de classe ». Ce marxisme qui ne dit plus son nom comme à l'époque gauchiste est une conception devenue implicite. Sa dernière version, la philosophie postmoderne, correspond pour beaucoup à une simple traduction académique (« neutralisation ») du marxisme théorique qui posait la question : « d'où est-ce que tu parles ? » de la grande époque gauchiste. Cela signifiait alors : est-ce qu'on prend le point de vue de la classe ouvrière ou est-ce qu'il existe une vérité indépendante des intérêts de classe ? On semble avoir oublié le sens des mots qu'on utilise. Les « cadres mentaux » en question sont simplement une ellipse.
Notons qu'il est bien normal qu'il existe différentes interprétations à des problèmes généraux, puisque les différentes idéologies constituent précisément les réponses opposées aux questions philosophiques. Pour le problème de la vérité qui nous concerne ici, le paradoxe est que l'approche postmoderne a adopté l'idéalisme relativiste au lieu du matérialisme objectiviste. La théorie qui affirme que tout dépend de l'interprétation, en semblant affirmer d'ailleurs qu'elle est la seule interprétation possible, domine actuellement le monde académique. C'est la postérité intellectuelle de l'immatérialisme de Berkeley, via le subjectivisme kantien, qui affirme précisément l'existence de « cadres de la perception ». Aux grands mots, pas de remède
Bien sûr, l'article de Foessel peut se réduire à un stratagème partisan dans le cadre de la campagne présidentielle française elle-même. Un universitaire peut essayer de placer sa propre salade en faisant semblant de produire une analyse qui relève moins de l'objectivité, qu'il nie, que de l'argument d'autorité. Il pourrait même s'agir d'un avertissement subtil qui avouerait son propre engagement pour ceux qui arrivent à le déchiffrer, ce qui constitue quand même une mystification pour les autres. On est bien dans le mécanisme de la post-vérité, qui se réduit banalement à des procédés rhétoriques millénaires pour revendiquer une légitimité. On voit venir le coup dans l'exemple choisi :
« Quand François Fillon, dont le style n'a pourtant rien à voir avec celui de Trump, affirme que la France est en «faillite», il n'énonce pas un fait, il raconte une histoire. Le fait, c'est que la dette publique s'élève au deuxième trimestre 2016 à 2 170,6 milliards d'euros. À partir de là, on peut conclure à la «faillite», et donc à la nécessité de prendre des mesures drastiques d'austérité, ou bien distinguer la logique de l'État de celle d'une entreprise au nom de la puissance monétaire dont est capable le premier. Ici et là, deux histoires (on pourrait en imaginer bien davantage) se font face et c'est entre elles que les électeurs devront trancher. Il faudrait se méfier de celui qui arrive sur la scène en prétendant détenir la «vérité» sur un sujet où la prime devrait d'abord aller à la délibération conflictuelle. »
L'excuse de Foessel pourrait être que le candidat de gauche n'était pas décidé, puisque la primaire n'avait pas encore eu lieu en décembre (stratégie tardive pour ménager la possibilité de la candidature du président Hollande qui attendait la fin de l'année pour vérifier si le chômage avait bien baissé comme il l'avait promis). Mais, comme on le voit, la question est plutôt la diffusion, depuis les années 1980 environ, de la notion d'« histoires » ou de « grand récit » pour remplacer celle d'« idéologies » dont on avait envisagé imprudemment la fin.
Cette « fin de l'histoire », issue de la fin de l'URSS et du conflit Est-Ouest, faisait bien référence à l'idée d'une politique fondée sur l'analyse des réalités économiques, sans que cela signifie forcément qu'il ne puisse pas y avoir plusieurs interprétations. Mais concrètement, ce qui s'est passé est que la notion de pensée unique (libérale ou néo-libérale) est intervenue qui sous-entendait effectivement qu'elle était la seule interprétation possible des faits. Le « TINA (There Is No Alternative) » de Margareth Thatcher était un raccourci politicien habile de sa part : il se peut qu'il n'y ait pas d'autre alternative, conjoncturellement, sur tel ou tel point, mais cela ne signifie évidemment pas que le politicien en place a toujours raison.
Mais le débat était quand même biaisé. Qu'il existe plusieurs solutions reste dans un cadre délibératif réformiste. L'idée d'un « autre cadre théorique » concernait plutôt l'alternative révolutionnaire. Or, l'idée des lendemains qui chantent parce que la révolution aurait déjà tout résolu est un peu passée de mode. Il est effectivement impossible (TINA) de tout redéfinir chaque fois qu'il existe un problème quelconque. Mais l'idée d'un « autre cadre théorique » persiste à vide chez les intellectuels. On peut y lire en creux le discours traditionnel de gauche qui dit que « les sociaux-traîtres veulent résoudre les problèmes en restant dans le cadre du capitalisme ». Cela correspond à la politique « classe contre classe » du Komintern dans les années 1920-30 qui mettait les socialistes dans le même sac que les capitalistes (on connaît ça aujourd'hui aussi). Quand les communistes se sont aperçus que l'appel à la révolution mondiale (thématique courante après la Révolution russe et la guerre de 1914-1918) n'enrayait pas la montée des fascismes dans toute l'Europe, la stratégie s'est inversée vers celle des « fronts populaires ». Comme on le voit, la question de la post-vérité correspond aussi à ce qu'on est capable de comprendre quand on parle de politique.
Anecdotiquement, on observe ici que le philosophe Foessel envisage de résoudre la question de la dette par la création monétaire. Le socialisme universitaire est devenu de plus en plus financier depuis la fin du vingtième siècle. C'est ce qu'il a bizarrement retenu du monétariste libéral que la gauche vouait aux gémonies. J'ai noté ailleurs que la gauche avait abandonné toute idée de politique industrielle. Et on justifie ça par la « conflictualité » qui fait donc la synthèse entre la lutte des classes et cette métaphysique de l'interprétation. J'ai déjà parlé, avec Merleau-Ponty, du stalinisme justifié par la Sorbonne. Il n'y a pas que les fachos qui régressent aux années 30, on est bien dans le « classe contre classe » du Komintern !
Le principe de l'adoption de l'approche interprétative contre le positivisme se justifie encore de nos jours par une conscience de classe contre un matérialisme vulgairement factuel. Outre le penchant professionnel naturel des universitaires pour l'idéalisme, cette préférence pour les interprétations a une histoire plus précise (les universitaires disent « plus complexe », mais ce n'est pas très compliqué, c'est juste un peu plus spécifique). La cause en est plutôt l'épisode antérieur de l'histoire du socialisme dans lequel Zeev Sternhell voit l'origine française du fascisme italien sous l'influence de Georges Sorel. Au tout début du XXe siècle, l'échec du socialisme révolutionnaire face aux succès industriels du capitalisme et les avancées sociales qui avaient bien lieu, contrairement à l'idée antérieure de paupérisation, avaient incité Sorel à développer une version volontariste du socialisme. Il contestait la raison au nom de mythes plus mobilisateurs, comme celui de la grève générale. C'est sur ce principe que Foessel considère que le débat politique ne relève pas du vrai et du faux, mais de l'imagination, en invoquant Arendt :
« Dans le domaine politique, l'alternative entre le vrai et le faux est dépassée par la force des choses, parce que les hommes parlent. Hannah Arendt, que l'on ne peut guère soupçonner d'être sensible aux sirènes du relativisme postmoderne, a dit l'essentiel sur ce sujet : « La négation délibérée de la réalité - la capacité de mentir - et la possibilité de modifier les faits - celle d'agir - sont intimement liées : elles procèdent l'une et l'autre de la même source : l'imagination » [Du mensonge à la violence, p. 9]. Cette remarque ne vise pas à réhabiliter le mensonge en politique, mais à remettre en doute la subordination de l'action collective à la vérité des « faits ». Si l'action authentique consiste à introduire de la nouveauté dans le monde, Arendt a raison d'insister sur l'incompatibilité entre l'agir et le respect scrupuleux de l'objectivité. On ne peut « falsifier » les faits que dans un monde contingent où ils pourraient tout aussi bien être autres que ce qu'ils sont. Or, ce domaine de la contingence est précisément celui de l'action politique : pour transformer les choses, il faut aussi pouvoir les nommer de multiples manières. »
De façon amusante, le philosophe recycle ici la division classique entre la connaissance et l'action, en préférant l'action, contre la vérité des « faits », qu'il met entre guillemets, alors qu'il avait bien admis, à propos de la dette qu'ils existaient bel et bien, mais qu'on pouvait les interpréter différemment. On est ici plutôt dans le jésuitisme à force de jouer sur les mots : pour transformer la dette, il ne faut pas seulement la nommer autrement. Une analyse pourra bien redéfinir ses différentes composantes, mais les choix politiques ne découlent pas seulement des termes utilisés.
On peut aussi constater que l'utilisation de la notion poppérienne de « falsification » veut ajouter une légitimité scientifique. Foessel l'utilise mal : on ne « falsifie » pas les faits, mais les théories. Au passage, j'ai toujours trouvé que l'adoption du terme « falsification » comme critère de scientificité avait été une grosse connerie qui provoquait des bobards de ce genre. Il s'agissait d'ailleurs simplement d'une mauvaise traduction (« falsify » a une acception différente en anglais). Elle a été corrigée en « réfutation », mais les termes « falsifier/falsification » persistent inutilement dans la littérature. Il est aussi possible que Popper, kantien lui-même, en contestant l'empirisme initial dans la production de la science, ait été influencé par le contexte bergsonien qui traitait simplement de l'origine imaginative des idées. Le problème était alors le refus du positivisme par la philosophie et la théologie (sur le mode du refus du darwinisme en Amérique aujourd'hui). En France, on assiste aussi à un retour de Gramsci pour affirmer le rôle des idées dans l'histoire, parce que Gramsci a meilleure presse que Sorel.
De même, « introduire de la nouveauté dans le monde » peut être simplement considéré comme une allusion à la notion de « progressisme ». Pour tout dire, chez Foessel, cette version du volontarisme socialiste relève moins de l'éventuelle influence bergsonienne sur Sorel que du discours idéaliste dénoncé par Orwell comme totalitaire dans son roman, 1984. J'avais déjà cité le passage suivant, sur la question de la relation entre les idées et la réalité :
« Toute sa passion [d'Orwell] était pour l'intégrité intellectuelle : préserver l'esprit, le maintenir en contact avec la réalité. O'Brien [le policier] assurait à Winston Smith : "Il faut se débarrasser de toutes ces idées du XIXe siècle, concernant les lois de la nature. […] C'est nous qui faisons les lois de la nature […] rien n'existe sans la conscience humaine." Là se concentrait la peur d'Orwell et, pour la conjurer, il brandissait la vérité scientifique comme une réalité extérieure que le pouvoir politique ne pouvait réfuter : "la liberté, c'est la liberté de dire que deux et deux font quatre". Il y ajoutait le passé immuable et la spontanéité sexuelle, autant d'éléments qui étaient simplement comme ça, quoi que l'on puisse dire. » (Andrew Hodges, Alan Turing ou l'énigme de l'intelligence, pp. 359-360).
La philosophie idéaliste, qui a motivé initialement la démarche (erratique) d'Onfray pour la réfuter, a toujours eu beaucoup de mal avec cette question de la réalité des faits. S'il s'agit de dire que les politiques peuvent devoir mentir pour conduire les peuples, ce n'est pas très original. Le cas de la post-vérité, dans le contexte de l'élection américaine, outre la démagogie habituelle, relèverait au mieux du désir de compenser la baisse de moral en situation de crise avec son slogan « Make America Great Again ». On peut l'admettre. En français, on parlerait de méthode Coué. Mais ce qu'on reproche à Trump, ce sont bien des falsifications qui ne sont absolument pas poppériennes. C'est une faute grave de laisser traîner des mots pareils dans ce contexte : on nage dans une forme de douce confusion d'analogies imaginaires. Ce n'est pas parce que le terme falsification vient à l'esprit en parlant de Trump qu'il faut l'utiliser dans tous les sens qu'on connaît. J'ai montré très récemment, à propos de Frankfurt ou Heidegger, que c'était une mauvaise habitude philosophique.
Dans sa conclusion, Foessel confond la justice sociale et la morale pour justifier classiquement que la sienne est la bonne et qu'elle s'identifie à la démocratie.
« Dédramatiser le lien entre la politique et la vérité nous ramène-t-il pour autant à la téléréalité ? En aucun cas, puisque l'imaginaire démocratique est orienté par des principes de justice. Le pire dans les mensonges de Trump est qu'ils sont inscrits sur des prompteurs et pris dans un scénario qui ne laissent aucune place à la discussion sur le juste et l'injuste. Même s'il avait raison sur le nombre de clandestins, cela justifierait-il de les jeter à la mer ? Aucun « fait » ne répondra jamais à cette question. Pour cela, mieux vaut se demander à quelle histoire nous voulons participer. »
Bizarrement, tout en niant que « dédramatiser le lien entre la politique et la vérité nous ramène à la téléréalité » (on ne lui demandait rien de tel), Foessel réduit les mensonges de Trump à l'existence de prompteurs télé ! On reste dans une conception heideggérienne de la technique un peu parodique. C'est d'autant moins pertinent qu'on reproche plutôt à Trump de parler trop naturellement. Inversement, chacun sait aussi que le formatage de la préparation des candidats américains est plutôt général. Au passage, contre un spontanéisme idéalisé, j'ai démontré que les dissertations philosophiques relevaient du même formatage, contrairement au mythe du « penser par soi-même ». Ce n'est pas anormal que le discours ait une forme définie. C'est plutôt la règle.
Foessel justifie donc sa position morale en évoquant la question de la possible validité de l'affirmation de Trump sur le nombre de clandestins aux USA, ce qui correspond exactement au fact-checking. En général, le nombre important de clandestins n'est d'ailleurs pas contesté. Opposer la connaissance de ce nombre à la morale réaffirme bien que les faits ne comptent pas, que seuls comptent les cadres moraux. Comme détail factuel, on pourrait remarquer aussi qu'il n'existe pas de mer entre le Mexique et les États-Unis, les boat-people en provenance de Cuba étant plutôt bien accueillis aux USA. Cette position morale est un peu étrange. Factuellement, les immigrants qui meurent en mer sont une situation qui concerne plutôt l'Europe que les États-Unis !
Foessel a le droit de penser qu'il est plus moral que Trump. Mais si c'est tout ce qu'il a à dire sur la question de la post-vérité, cela signifie simplement qu'il se fout autant des faits que Donald Trump. Foessel le justifie en disant que seule la morale compte. Formellement, c'est la même position que Trump. Ce sont leurs morales qui sont différentes. Mais on aurait pu espérer qu'un universitaire défendrait l'idée selon laquelle on peut raisonner avec des faits pour essayer de débattre ou pour fonder ses propres convictions. Comme avec Trump, l'échec du fact-checking ne porte pas sur les faits, mais sur l'idée que leur contrôle lui-même ne sert à rien en politique.
Jacques Bolo
N.B. On peut remarquer, comme on dit, que le démenti est beaucoup plus long que les fake news ou leur apologie philosophique. Mais c'est bien en prenant le temps nécessaire que la véritable « déconstruction » doit procéder. On peut voir ici un exemple d'application d'une analyse philologique, un « rétablissement du texte », dont la caractéristique est d'abord de contextualiser précisément les énoncés. C'est aussi simplement ce qui se passe quand on comprend le texte qu'on lit en corrigeant spontanément les approximations éventuelles.
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