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Conneries / Méthodologie - Janvier 2017

Harry G. Frankfurt, De la vérité (2007)

Résumé

Après avoir tenté d'élucider le mystère de l'art de dire des conneries, Frankfurt a ressenti le besoin de préciser en quoi la vérité est une nécessité. Il ferait mieux de la considérer comme un résultat qui demande une longue élaboration, d'où les errements constatés.

Harry G. Frankfurt, De la vérité, coll. « Faits et causes », éd. 10-18, Paris, 2008 (2007), 90 p.

Après l'élection de Donald Trump comme président des États-Unis en 2016, le thème de la « post-vérité » a remis au goût du jour un intérêt pour la question des biais idéologiques, de l'erreur ou de la falsification qui m'intéressent depuis longtemps. À la fin des années 1970, j'avais étudié les rumeurs avec le sociologue Jean-Bruno Renard à l'Université Paul-Valéry de Montpellier. La « sociologie de l'imaginaire » était au programme et l'épistémologie était à l'honneur, avec l'édition française (tardive) des livres de Karl Popper.

À la suite de mon article de décembre dernier sur la controverse entre Sandra Laugier et Pascal Engel à propos de la vérité et du pragmatisme, j'ai relu le petit livre d'Harry G. Frankfurt, De la vérité, dont la lecture m'avait beaucoup déçu quelques mois auparavant, au point que j'avais décidé de négliger d'en faire un compte rendu. Mais comme il relève précisément de la catégorie de l'erreur, et qu'Engel fait aussi référence à l'autre livre de Frankfurt, On Bullshit, c'est l'occasion d'examiner un peu le mécanisme de la production de foutaises académiques, dont l'existence, si on y réfléchit, aurait plutôt tendance à excuser celle des politiques.

Pour le dire franchement, le tout petit livre de Frankfurt (imprimé gros comme le précédent) peut se résumer à son affirmation qu'« aucune société ne peut se permettre de mépriser ou de manquer d'égard à la vérité » (p. 32), idée avec laquelle je suis globalement d'accord. Cependant, la faiblesse du texte et de ses arguments foireux pourrait presque m'amener à en douter. C'est dire ! Ne parlons même pas de devoir résister à la torture insupportable qui caractérise généralement la philosophie anglo-saxonne, encore moins sortie de la scolastique que la philosophie allemande (on y est un peu plus habitué du fait de la diffusion du marxisme qui en charrie quelques résidus). En fait, j'ai retardé au maximum cette corvée de relecture, mais j'ai finalement cédé à mon sens du devoir, pour ne pas dire du sacrifice puisque je travaille pour la gloire.

Frankfurt commence par rappeler qu'il avait écrit l'essai intitulé De l'art de dire des conneries (On Bullshit), qui s'oppose essentiellement aux baratineurs dont le but vise l'efficacité pour tromper ceux qui les croient (« la leçon vaut bien un fromage sans doute », du Corbeau et du Renard). Mais bizarrement, tout son livre sur la vérité consiste à prétendre qu'elle est plus efficace ! On remarque qu'on est bien dans le cadre du pragmatisme à l'américaine qui opposait Engel et Laugier. En fait, Frankfurt semble surtout vouloir s'opposer aux philosophes postmodernes (pp. 13, 22-24) parce qu'ils critiquent la notion même de vérité. Il les met d'abord devant leur contradiction de considérer eux-mêmes qu'ils ne mentent pas. Mais il faudrait admettre la nécessité philosophique de distinguer le contenu du discours de sa forme. Il s'agit de problèmes classiques comme le paradoxe du Crétois qui dit que tous les Crétois sont des menteurs.

Face à ces questions insondables, quoique résolues, qui mériteraient un topo minimal de sa part, Frankfurt se contente surtout du postulat de « l'amour de la vérité » (pp. 10-11) et de la banalité du besoin d'informations justes (pp. 14-15) pour l'efficacité de l'action (p. 19). Il ressassera cette rengaine tout au long du livre (heureusement assez bref, c'est son mérite, contrairement à nombre de ses collègues).

Frankfurt s'oppose à la position postmoderniste qu'il résume en ces termes : « Ce qu'un individu considère comme vrai est soit le reflet de son point de vue individuel, soit le résultat imposé par un ensemble de pressions sociales complexes et inévitables. Cette vision des choses m'apparaît non seulement spécieuse, mais aussi bornée. » (p. 24). Dite comme ça, elle paraît pourtant assez raisonnable et parfaitement vraie. Il est exact que tout individu considère, par définition, son point de vue personnel comme vrai, et ce point de vue est le résultat d'un certain nombre de facteurs liés à son éducation, son époque, les circonstances, etc., qui peuvent effectivement le biaiser, mais qui sont bien les fondements de son opinion.

Frankfurt semble passer de cette opposition classique entre la vérité et l'opinion en général à la négation a priori de l'opinion individuelle par une sorte d'intuition innée de la vérité. Cela contredit précisément l'expérience commune dont Frankfurt se revendique. Plus concrètement, il s'oppose aux postmodernes (qui parlent donc de l'opinion) au moyen de l'idée « qu'un ingénieur ou un architecte doivent obligatoirement s'efforcer de tendre à l'objectivité » (p 24). Cet argument est d'autant plus spécieux que des époques ou des esthétiques différentes existent dans ces domaines. De même, pour l'efficacité de la médecine (p. 26) dont on connaît les vicissitudes historiques. Frankfurt semble prendre l'état final de la connaissance comme seul critère, quand on connaît la solution, et non ce qui est dans la tête des gens à chaque époque. Il est certain que ce n'était pas toujours la vérité, mais les acteurs croyaient bien toujours que c'était le cas.

L'argument massue de Frankfurt consiste à affirmer que même les jugements normatifs reposent toujours sur des faits (pp. 29-30). Ici, encore, il est dans l'après-coup. Au contraire, les phénomènes idéologiques justifient bien leurs valeurs sur l'observation de la réalité, qui n'est pas forcément la vérité. On connaît parfaitement la justification de l'esclavage par Aristote, celle de l'intelligence supérieure des hommes sur les femmes par le nombre de prix Nobel, etc. Le véritable problème serait plutôt la question des généralisations philosophiques qui s'expriment en termes d'essence et qui s'appliquent donc à tout individu, même quand on constate une preuve factuelle du contraire.

Contre le critère postmoderne de la « fidélité envers soi-même » Frankfurt prétend qu'une société ne serait pas viable si elle n'était pas fondée sur une base « d'informations factuelles fiables » contre des « croyances erronées » (p. 34). C'est une plaisanterie ! L'histoire a montré que des croyances erronées ont toujours été présentes (et le sont encore). Il mélange le long terme avec le contemporain des acteurs, à qui ça fait une belle jambe de savoir qu'on saura un jour la vérité sur quelque chose qu'ils n'imaginent même pas pour la plupart. Quant à prétendre que cela permet d'éviter les « failles tectoniques, et les couloirs d'avalanche » (p. 35), on sait aussi que des civilisations ont été détruites par des tremblements de terre ou qu'on oublie souvent les expériences anciennes en montagne, surtout si le tourisme le justifie. On se demande de quel monde parle Frankfurt ! Peut-être est-ce seulement le projet lucratif d'« encourager et soutenir les individus compétents qui se consacrent à l'acquisition et à l'exploitation de vérités notables. » (p. 32). On reconnaît ici le pragmatisme américain qui rejoint sur ce point, pour une fois, le désintéressement des syndicats français d'enseignants. Le résumé initial : « aucune société ne peut se permettre de mépriser ou de manquer d'égard à la vérité » (sur la même page), prend une autre coloration.

Bon. Frankfurt a dû un peu bâcler son texte si léger, quoique révélateur, puisqu'il envisage quand même l'objection du « depuis quand nous soucions-nous d'être raisonnables » (p. 37) ou la réalité irrationnelle de la condition humaine, mais c'est pour oublier immédiatement ce qui lui a traversé fugacement l'esprit. Il s'en sort en disant : « avant de nous résigner à notre triste sort, je voudrais enrichir le débat par quelques pensées pertinentes » (idem), celles de Spinoza sur lequel il nous fait un cours de la page 38 à 45 (ce qui est démesuré eut égard à la longueur du livret). On peut d'ailleurs s'interroger sur la pertinence du recours à la définition spinoziste de l'amour selon laquelle on aime (la vérité) parce que des causes extérieures nous apportent des satisfactions. Frankfurt y voit la nécessité d'avoir prise sur la réalité (p. 48). Comme d'habitude, cela correspond simplement à la science.

Le problème est qu'il note pourtant lui-même le « bric-à-brac de croyances peu crédibles que les adultes essayaient de [lui] inculquer » (p. 51) étant enfant. Au lieu d'en tirer une explication de la sortie progressive, dans l'histoire ou chez l'individu, des ténèbres de l'ignorance, Frankfurt oppose à ces balivernes son besoin (précoce) de lucidité qui semblerait plutôt confirmer la nature subjective du besoin de vérité. Cela correspond moins au sujet abstrait de la philosophie (c'est-à-dire tout le monde) qu'à la subjectivité différentielle de tel ou tel individu particulier. Il s'agit bien d'une généralisation abusive, biais philosophique qui risque concrètement de faire relever ce besoin de lucidité de la pétition de principe ou du truisme en disant : « Sans la vérité nous en sommes réduits à n'avoir aucune opinion sur les choses, soit à avoir une opinion erronée [...] et une idée fausse n'a jamais aidé personne » (pp. 54-55). La vérité étant considérée comme plus efficace que l'illusion, alors que le problème était de savoir ce qui est vrai et ce qui est illusoire.

On peut douter que « l'être humain [soit] un animal rationnel » (p. 57), sinon la question ne se poserait même pas. Dire que la rationalité est fondée sur la distinction du vrai et du faux (p. 58) est une définition a priori qui n'aide pas à décider en situation réelle. Frankfurt envisage les faux raisonnements brillants pour embobiner ou se rassurer (p. 59), mais il semble supposer qu'on sait déjà qu'ils sont faux au lieu de considérer qu'ils sont convaincants parce qu'ils présentent précisément une forme rationnelle.

Immédiatement après (p. 61), comme pour confirmer mon scepticisme, Frankfurt se livre à une justification de la nécessité de confiance par une analogie entre les mots anglais truth/trust (vérité/confiance) et même troth (vieil anglais pour foi/promesse). Tant qu'à faire, pourquoi se gêner ! Bizarrement, il concède lui-même que « les références étymologiques ne sont souvent que du pur baratin, mais [...] si vous ne me faites pas confiance, vous pouvez vérifier par vous-même » (pp. 61-62). Outre qu'il ne s'agit pas forcément d'étymologie, la question n'est pas de savoir si cette étymologie est vraie, mais de savoir si le recours à l'étymologie est une preuve. Et c'est croire que ça l'est qui est une connerie. Le problème semble être ici encore l'absence de distinction entre ces niveaux.

Le procédé de Frankfurt relève plutôt du coq-à-l'âne étymologique, déjà noté avec Heidegger, puisque Frankfurt digresse immédiatement sur les fiançailles (betrothal) et le mariage comme nécessité de confiance. Il semble passer par perte et profit la connaissance commune que nous avons de la réalité des mariages arrangés, par intérêt ou de l'adultère. Et tiens ! ça lui fait penser à la question du mensonge chez Kant (p. 63) où il est notoire que le grand philosophe allemand incite à dénoncer des fugitifs réfugiés chez soi à la police (pour ne pas dire à la Gestapo), ou à cette même question du mensonge chez le gentil Montaigne qui déplore qu'on ne livre pas les menteurs au bûcher (p. 64). Il devrait plutôt en conclure quelque chose comme un relativiste « Autres temps, autres moeurs » ou « Vérité en deçà des Pyrénées, mensonges au-delà » !

Brusquement, Frankfurt semble illuminé par un éclair de lucidité qui le fait se rétracter immédiatement en admettant que : « [Montaigne et Kant] exagèrent. [...] Le bon fonctionnement des rapports sociaux ne dépend pas strictement de la propension des gens à se dire la vérité » (p. 64). En fait, selon lui, la gêne envers le mensonge est plus personnelle (p. 67), mentir peut être utile (pp. 68-69), mais on éprouve un sentiment de culpabilité (p. 69). Le problème est toujours celui de ne pas se laisser illusionner (pp. 69-70), au risque de devenir fou (p. 70), comme le dit la poète Adrienne Rich sur le destin du menteur (p. 71) qui nous fait perdre confiance en notre propre jugement (pp. 73-74).

Cette approche plus empirique, quoique littéraire, se confirme par l'usage supposé décisif du sonnet de Shakespeare où les amoureux savent qu'ils mentent pour se faire mutuellement plaisir, et ne sont dupe ni l'un ni l'autre (pp. 80-83). Ce qui conduit étrangement Frankfurt à approuver la tactique : « je n'ai pas coutume de recommander ni de pardonner le mensonge. En général, je suis un défenseur acharné de la vérité. Néanmoins, si vous pensez que vous pouvez vous trouver dans une situation comparable [...], je n'aurai qu'un conseil à vous donner : foncez ! » Les contraintes de l'amour rendent oublieux de la nécessité intellectuelle de cohérence logique précédente (p. 76).

Frankfurt finit son livre sur l'opposition des vérités factuelles élémentaires de la science et de la vérité en soi, entre plaisir de la recherche et amour de cette vérité parce que nous sommes convaincus de son importance. Outre cette pétition de principe initiale contradictoire avec la surprenante concession littéraire du chapitre précédent, Frankfurt se rend quand même bien compte de la vacuité de sa dissertation : « Tout cela, je dois l'admettre, revient, à peu de chose, à répéter ce que j'ai déjà dit sur l'utilité de la vérité » (p. 87).

Reprenant (en fait) le raisonnement de Spinoza, il prétend avoir « quelque chose à ajouter » (p. 88), qui consiste dans la nécessité de se rendre à l'évidence de l'existence d'un monde extérieur à nous, quand nos postulats, nos raisonnements ou nos rêves se trouvent démentis. Cela permet de connaître nos limites et de s'aviser de l'altérité du monde et d'autrui. Frankfurt pourrait préciser qu'il s'oppose ainsi à Berkeley comme ancêtre de l'aspect immatérialiste subjectif de la conception postmoderne. Mais, comme seule conclusion, à la question initiale de savoir si on peut mépriser la vérité, il se contente de décréter autoritairement « la réponse est non » (p. 90)!

* * *

Pour tout dire, cette tentative de faire court après de si longs développements dignes de la rhétorique pastorale anglicane me paraît relever de l'esbroufe. Bon, c'est peut-être parce qu'il prêche à un convaincu qu'il finit presque par m'en dégoûter. Je peux admettre que pour les sceptiques, il soit nécessaire de devoir préciser lourdement ce qui pourrait se réduire à deux adjectifs pour caractériser la vérité : efficace et objective. Mais la méthode philosophique qui a tendance à trop gloser sur les mots et ses usages pour finir par s'appuyer sur la littérature, en disant l'inverse au passage, me paraît d'une indigence coupable pour qui prétend pourfendre les conneries.

Nous avons vu que Frankfurt semble considérer la vérité comme acquise sans envisager sa lente construction dans l'histoire. À vouloir s'opposer au constructivisme et au relativisme postmoderne, il doit sans doute confondre une forme de subjectivisme arbitraire et les simples étapes factuelles de la connaissance. La véritable question me paraît être plutôt de savoir distinguer les cas où l'on sait qu'on ment de ceux où l'on se trompe de bonne foi. L'entre-deux serait les cas où l'on s'illusionne, encore qu'il faut bien savoir aussi qu'on s'illusionne, ce qui réduit bien ce cas au précédent. La question ne serait donc pas celle de la vérité, mais simplement celle de la lucidité qui rejoint d'ailleurs assez l'idée de sincérité des postmodernes.

Tout cela se réduit peut-être effectivement à une question de maîtrise du vocabulaire.

Jacques Bolo

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