Ça y est ! Après plusieurs tentatives infructueuses, la France a trouvé son Podemos-Syriza. Comme quoi, en politique, tout est affaire de slogans et de symboles : la place de la République, la référence à une sorte de Mai 68 pour la parole dans les rues, les casseurs qui s'attaquent aux banques et aux flics. Même la récupération par les syndicats à la fin... Mais, mais, mais, « Nuit debout » n'est pas le Grand soir...
Malgré le quartier en bordure du Marais et des 10-11e arrondissements, on a plus affaire à des gauchos qu'à des bobos. C'est la tendance politisée qui mène la danse. À la rigueur, le côté bobo pourrait transparaître par la gestion de la comm et du symbolique. Mais c'est ça les gauchos et les politiques en général. Pour le côté bobo, ça correspond plutôt simplement à la généralisation des études secondaires et universitaires, qui étaient encore le fait d'une toute petite élite en Mai 68 (10 % de bacheliers, très peu d'étudiants), même si la nouveauté était quand même un triplement par rapport à la période d'avant-guerre. C'est pour ça que le PC de l'époque accusait les soixante-huitards d'être des petits bourgeois et des fils à papa. Dans un article précédent, j'ai analysé ça comme une volonté de garder le monopole du contrôle des masses ouvrières de la part des militants moins bien formés de la période précédente. D'autant que les ouvriers étaient eux aussi mieux formés. L'âge de sortie du système scolaire était passé de 14 à 16 ans en 1959. Ça paraît peu aujourd'hui, mais l'époque, ça comptait.
La relative nouveauté, vu la quand même faible importance du mouvement, est la radicalité immédiate de la violence dans les affrontements avec la police. On se demande ce que croient faire les casseurs. La destruction de distributeurs de billets des banques a déjà un côté dérisoire qui n'emmerde que les riverains. J'avais déjà vu ça quand j'habitais (dans une chambre de bonne) au début du boulevard Saint-Michel, dans les années 80-90. Au cours d'une manif assez violente, un type s'acharnait sur les feux du passage pour piétons. Le lendemain, la révolution était qu'il était difficile de traverser avec le trafic continu. Le connard était sans doute un représentant des Automobilistes Autonomes. Plus généralement, une révolution réussit quand la police ou l'armée sont avec les manifestants. Sinon, ça finit par un massacre.
D'ailleurs, la conjoncture dans laquelle se déroule Nuit debout pourrait donner l'occasion d'entendre les justes revendications des camarades travailleurs de la police. Avec les attentats récents, c'est vrai que les troupes sont surmenées. Outre le fait qu'avec l'énervement, les manifestants risquent de prendre davantage de mauvais coups, quelle sera la conséquence pratique (outre les distributeurs de billets et le mobilier urbain cassés) ? On va simplement devoir engager davantage de policiers et de militaires. L'armée et la police recrutent déjà et ça contribue à améliorer les chiffres du chômage. La courbe est en train de s'inverser. Tous ensemble ! Tous ensemble ! Ouais !
Bon. Quand j'étais au lycée, peu après Mai 68, le prof de français nous avait donné une rédaction à faire sur le modèle d'une fiction paradoxale d'un auteur style Queneau, et j'avais trouvé l'idée de manifesteur professionnel. Je disais entre autres que ça correspondait bien à l'esprit français, puisque quand de Gaulle avait donné le choix entre lui et la chienlit, il avait perdu le référendum. Comme mon prof était gaulliste, il n'avait pas apprécié. Ce qui montre bien au passage que le jugement est davantage fondé sur l'idéologie que sur le respect de la consigne. Et ça a sans doute un rapport avec le genre de problèmes que Nuit debout ou ses dérives sont censées traiter.
Ce mouvement est une réaction au projet du gouvernement sur la loi travail. Remarquons d'abord qu'il s'agit quand même d'une maladresse politique : quel besoin avait le gouvernement de se mettre à dos tout le monde avant les prochaines présidentielles de 2017 ? Objectivement, ça plaiderait d'ailleurs pour une certaine sincérité du pouvoir. C'est vrai que les mesures correspondent à la doxa patronale qui n'a toujours pas digéré les 35 heures et qui se braque de plus en plus sur le droit du travail, effectivement un peu trop compliqué pour les petites entreprises (les autres peuvent se payer des spécialistes pour le contourner). C'est faux par contre de dire qu'il n'y a pas eu de négociations, puisque précisément, après détricotage en partie dû à la contestation, les patrons qui plébiscitaient le texte s'y opposent. Bref, tout le monde est mécontent.
L'usage du 49.3 pour imposer le texte n'a pas arrangé les choses. On a rappelé à juste titre que le pourtant social démocrate Rocard avait gouverné à coup de cet article pour imposer des mesures sociales. À cette époque, ça ne dérangeait donc pas, mais passons. La réalité est plus simple : le texte aurait été voté de toute façon, mais avec une majorité de députés de droite. Une minorité de gauche, le PC, les verts et une partie du PS auraient voté contre. Avec le 49.3, il faut une majorité contre pour faire tomber le gouvernement. Ce serait possible avec la droite, mais le régime des partis permet de tenir les troupes. Et comme, apparemment, on ne souhaite pas un retour à la quatrième ou la troisième république, malgré les voeux pieux sur plus de pouvoir au parlement, tout le monde est content, ou pas, mais ça revient au même.
Sur le fond, je crains que ce soient les patrons qui aient raison. Ils ont tort sur les 35 heures et le droit du travail (excepté sur sa complication - surtout rédactionnelle d'ailleurs). Mais les syndicats ont tort parce qu'ils défendent les travailleurs, mais pas les chômeurs. Depuis trente ans le chômage augmente, entre autres, parce qu'ils considèrent qu'on protège mieux les travailleurs en garantissant les acquis de ceux qui ont un emploi au détriment de ceux qui entrent sur le marché du travail et de ceux qui en sortent par des préretraites. Ça a produit la situation actuelle. Si le choix est la précarité pour tous ou pour certains, ils ont choisi « pour certains ». J'ai eu l'occasion de dire que c'est pour ça que les conflits se durcissent en cas de plans sociaux. Les travailleurs concernés savent bien que s'ils sortent du marché du travail, ils ne pourront plus y rentrer. La raison est précisément que ceux qui ont un poste se foutent de ceux qui n'en ont pas. On comprend qu'ils ne veuillent ne veulent pas changer de camp.
La question est de savoir dans quoi on s'engage avec « plus de souplesse », c'est-à-dire plus de précarité pour tous. C'est vrai que dans les pays où ça existe, on retrouve plus facilement un poste. Est-ce que ça marchera tout de suite ? Parce que pour ceux que ça concernerait, dans le cas contraire, ce serait la cata. Les patrons ont raison de dire qu'on ne licencie pas pour licencier (surtout dans les petites structures), spécialement quand ça semble redémarrer. Mais on connaît le côté faux cul de la gestion des ressources humaines, ou des relations humaines en général. En France, c'est la vraie caractéristique culturelle. La flexisécurité pourrait aider. Mais ce sont des moeurs nordiques vraiment contractuelles qui n'ont pas pris en France où l'on contourne les lois, à l'italienne. Le drame français est d'être entre deux cultures. La politique contractuelle tant du côté des patrons que des syndicats consiste à essayer de gratter en douce. La politique tout court consiste à mentir. Tout le monde est au courant. Personne ne veut être le cocu de l'histoire.
La récup des syndicats a commencé, comme à l'époque des accords de Grenelle en profitant des acquis des casseurs qui se sont sacrifiés pour la cause (et ont morflé pour la gloire) et en éliminant les gauchos qui ne sont pas ceux qui ont profité des Trente glorieuses, comme le répètent les jeunes cons de la génération X, Y ou Z. Comme les patrons le disent, ce mouvement de grève risque de casser la croissance. Chacun son truc démago. Mais c'est vrai que c'est pas malin non plus. Juste au moment où ça commencer à aller mieux. C'est le bon moment pour faire pression. C'est ça la politique. Les chômeurs attendront.
Côté de Nuit debout, ça se réduit comme d'hab à la traditionnelle pêche aux militants entre les gogos qui écoutent les beaux discours et qui font masse et ceux qui comprennent qu'il y a un créneau professionnel pour devenir politicien, syndicaliste ou journaliste. La prochaine échéance correspond aux présidentielles de 2017, où la gauche de la gauche espère mettre au rancart le PS comme le font Syriza ou Podemos en Grèce ou en Espagne. Je doute que cela réussisse parce que, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, si tout le monde est de droite jusqu'au PS, la gauche ne représente au mieux que 25 %. Mais il est vrai que ça fait aussi vingt ans que chacun joue à favoriser une triangulaire avec le FN pour pouvoir être élu faute de mieux (ce qui est risqué). – Sinon, pour les chômeurs ? – Quels chômeurs ? – Non, rien...
Jacques Bolo
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