Résultats attendus
Les soirées électorales des Régionales 2015 ont porté essentiellement sur le bon score du Front national, arrivé en tête des grands partis. Rappel des résultats au premier tour (Source: Ministère de l'Intérieur) :
Résultats 1er tour |
Voix |
% des inscrits |
% des exprimés |
Front national |
6 018 914 |
13,29 |
27,73 |
« Union de la Droite » (LR/UDI) |
5 785 224 |
12,77 |
26,65 |
« Union de la Gauche » (PS/PRG) |
5 019 795 |
11,08 |
23,12 |
Autres(droite ou gauche) |
4 884 347 |
10,78 |
22,50 |
Il faut quand même relativiser. Non que la victoire du FN sur les autres grands partis ne soit pas réelle, mais on peut quand même constater que le tripartisme dont on parle tant n'existe pas vraiment. On se retrouve avec seulement un quart des exprimés pour chaque grand parti, un autre quart dispersé, sans parler de la moitié d'abstentions (avec seulement 47,92 % de suffrages exprimés). Ce qui ramène chacun de ces partis de 11 à 13 % des inscrits seulement. Ce n'est un plébiscite pour personne.
Piège à cons
L'enjeu du scrutin a donc été la montée du Front national et sa capacité à prendre deux ou trois régions. On a pu constater que ça n'a pas été le cas. Forcément, si tout le monde s'allie contre lui, ce ne sera jamais possible. La stratégie Astérix, seul contre tous, pourrait finir par marcher par identification franchouillarde, mais ça dépendrait plutôt de l'abstention. Ça, c'est une possibilité, du fait de la conjuration de tous les défaitistes, antiparlementaires, anars dogmatiques et je-veux-que-ça-pétistes. L'abstention est le véritable piège à cons.
Le FN se croit floué de sa victoire, mais le vrai vainqueur est... Georges Frêche (1938-2010), à titre posthume, qui disait qu'il faisait campagne pour les cons :
« Quand je fais une campagne, je ne la fais jamais pour les gens intelligents [...], je fais campagne auprès des cons et là je ramasse des voix en masse. Dans deux ans pour être de nouveau élu, je ferai campagne sur des conneries populaires, pas sur des trucs intelligents que j'aurai faits. » (Agoravox, par Mathieu Soliveres, samedi 21 février 2009).
Bon, la démagogie ne date pas d'hier. L'intérêt de l'aveu de Frêche, en fin de carrière (peu avant son décès), semble être de révéler le pot au rose. Mais ça demande une petite précision. L'expression « con » est peu charitable, quoique d'une sincérité gouailleuse bien méditerranéenne (qui fait du mot « con » un simple signe de ponctuation). Clash des civilisations. Dans le Nord, « con » correspond presque à l'antéchrist. Dans le sud, c'est plutôt comme quand on se parle à soi-même, style : « je suis con, j'aurais dû y penser », par exemple. C'est la con-dition humaine. Et c'est valable aussi pour les autres : le truc qui dit que l'humour, c'est se moquer de soi est un truc de mecs du Nord. Quels cons ! (Je suis du Sud). C'est plutôt un truc de faux culs (en français standard). Pourquoi se moquer de soi, alors qu'on peut se moquer des autres ! Mais passons, pour le moment, sur l'anthropologie culturelle et concentrons-nous sur la sociologie politique.
Penser que les hommes politiques prennent les électeurs pour des cons tend au néo-antiparlementarisme qui vise à favoriser l'abstention (N.B. Penser que les femmes politiques sont différentes est très con). Mais du côté des politiciens, ce n'est pas la même chose. Dans le passé, cela pouvait tout simplement se comprendre comme une stratégie de notables contraints au populisme pour haranguer les masses incultes. C'est l'inconvénient du suffrage universel. Il faut se mettre au niveau du populo.
J'ai rappelé plusieurs fois que le niveau scolaire était un flux annuel de 1 % de bacheliers en 1900, 3 % en 1936, 10 % dans les années 60, et 65 % à la fin du XXe siècle. Même avec seulement 35 % de bacs généraux dans ce dernier cas (le reste en bacs techniques ou professionnels), la croissance est impressionnante. Le nombre de bacheliers triple tous les trente ans. Le stock n'est pas encore équivalent au flux : il doit y avoir moins de 30 % de bacheliers dans la population majeure. C'est peu, mais ça compte quand même. Dans une trentaine d'année, l'affaire sera réglée (définitivement). Les deux tiers de la population auront reçu une éducation secondaire et souvent plus.
Du coup, il n'y a déjà plus trop de raisons de jouer la carte populo démago. On ne parle pas de la même façon à des gens qui sont allés au lycée et à ceux qui ont quitté l'école à 14 ans pour aller travailler, comme c'était encore le cas de 50 % des garçons en 1959. Et le nombre de ceux qui ont fait des études supérieures a été multiplié par trente ou quarante. Ça compte aussi. Les politiciens parlent donc globalement à des gens aussi instruits qu'eux, qui peuvent comprendre ce qu'ils disent ou, ce qui revient au même, à plus de personnes qui peuvent se les expliquer mutuellement ou discuter ensemble. C'est ça la vraie démocratie.
Et pourtant non ! Ce que signifie l'aveu de Frêche, au XXIe siècle, c'est que la politique vise toujours le plus petit dénominateur commun. Le meilleur exemple est celui des États-Unis qui brillent par leur leadership en la matière. Le mouvement des Tea parties et les politiciens qui s'y soumettent deviennent la norme. Il faut noter cependant que l'élection de Barack Obama, réputé intellectuel, montre qu'une autre stratégie est possible. Elle correspond à la sociologie éducative normale des pays développés.
De fait, je ne pense pas que ce sont les politiques qui nous prennent pour des cons. Je pense plutôt que les électeurs jouent aux cons. Les politiciens s'adaptent. Chacun fait semblant de préférer que les politiques les flattent, sans doute pour pouvoir se plaindre ensuite. Ou peut-être tout simplement, comme le niveau monte, ben, tout le monde fait de la politique, comme les politiciens d'antan : en parlant aux cons. Qui ne sont pas cons, si vous avez suivi et que vous n'êtes donc pas (si) con. Un peu quand même. Le truc, c'est que certains n'ont pas mis à jour le logiciel. Bref : faut arrêter de prendre les gens (que) pour des cons (comme disait Coluche). Sinon, c'est simple : quand on joue aux cons, ce sont les cons qui gagnent. Le FN ne joue pas sur les peurs. Il joue sur les cons qui jouent aux cons.
Bipartisme, tripartisme, quadripartisme, présidentialisme
Analysons donc les choses correctement, en tenant compte du paradigme Frêche. Le FN est arrivé à secouer le cocotier et ramasser pas mal de conseillers régionaux. Con ! (Ponctuation). Les autres politiciens qui craignent pour leur poste ne savent plus trop quoi faire. Putain ! (Idem). Les analystes s'interrogent sur la montée de l'extrême droite et triturent les chiffres pour masquer la réalité. Con ! Faut pas trop s'étonner, c'est pourtant banal. Putain ! Quand la gauche est au pouvoir (grâce à l'alternance en 1981), l'extrême droite remonte. Putain, con ! C'est clair là ! Bordel de merde ! (Je suis bilingue).
Déjà, la science politique médiatique s'illusionne avec la notion d'extrême droite ou d'extrême gauche. Par définition, sur une ligne droite/gauche, il y a forcément une extrême droite et une extrême gauche. Toute la question est seulement de savoir à quel pourcentage on met le curseur, et combien les partis de droite et gauche en récupèrent. Le bipartisme signifie seulement que la droite et la gauche font chacun une OPA sur l'extrême droite et l'extrême gauche. Traditionnellement, il existait plutôt quatre grands partis, une droite libérale et une droite autoritaire et sociale, une gauche réformiste et une gauche communiste, modèle d'ailleurs compliqué par la question religieuse inavouée (du fait des contradictions des anticléricaux de droite et des chrétiens de gauche). Ce que n'arrange pas la question de l'islam aujourd'hui.
L'extrême droite ou l'extrême gauche étaient traditionnellement constituées de groupuscules extraparlementaires. L'extrême droite était plutôt associée à la droite autoritaire et sociale, avec un sous-courant plus darwinien associé à la droite libérale, tandis que l'extrême gauche avait tendance à se disperser en candidatures de témoignages par refus de « gérer le capitalisme ». Même le Parti communiste hésitait à participer au gouvernement et se contentait de gestion municipale des zones ouvrières. La situation actuelle de la gauche a été compliquée par la fin du communisme dans les pays de l'Est et l'arrivée des écologistes qui a augmenté la dispersion. D'où l'idée de tripartisme, largement fausse, qui ne fait qu'indiquer les difficultés de l'extrême gauche à s'unir ou à remplacer le PC. Le parti socialiste est réputé, depuis Mitterrand, avoir marginalisé le PC, mais on constate évidemment la persistance de la « gauche de la gauche ».
Historiquement, le FN est simplement une expansion de l'ancienne extrême droite extraparlementaire, qui a donc profité de l'élection d'un président de gauche en 1981 et de la thématique de l'immigration. Après l'arrivée au pouvoir de la gauche, il est parfaitement normal que l'extrême droite marginale se durcisse et qu'une partie de la droite réactionnaire ou traditionaliste la rejoigne. Le légitimisme classique estime toujours que la place de la gauche n'est pas au pouvoir. Ce sentiment avait été renforcé par les trente ans à droite de la Cinquième République.
Les circonstances ont donné de gros moyens au leader du Front national et la gauche mitterrandienne a joué sur l'existence de ce parti pour diviser la droite. Avec un FN puissant et ostracisé, la droite ne peut pas être élue. Cette stratégie a trop bien marché. J'ai montré que la droite a été presque toujours été majoritaire. Même en 2012, c'est seulement le ralliement des 9,13 % centristes de François Bayrou qui a fait pencher la balance en faveur de François Hollande. On peut d'ailleurs noter que François Mitterrand avait aussi été élu en 1981 grâce à des consignes de vote secrètes de Chirac contre Giscard D'Estaing.
Elections présidentielles françaises |
1965 |
1969 |
1974 |
1981 |
1988 |
1995 |
2002 |
2007 |
2012 |
Gauche socialiste |
33,43 |
8,63 |
43,25 |
29,17 |
34,11 |
23,30 |
23,82 |
25,87 |
28,63 |
Gauche communiste |
0,00 |
22,33 |
4,02 |
21,53 |
15,01 |
17,54 |
19,05 |
10,56 |
15,12 |
Total Gauche - 1er tour |
33,43 |
30,96 |
47,27 |
50,70 |
49,12 |
40,84 |
42,87 |
36,43 |
43,75 |
Droite |
61,37 |
69,04 |
48,64 |
49,30 |
36,50 |
39,42 |
32,51 |
49,75 |
28,97 |
Droite Extrême |
5,20 |
0,00 |
4,09 |
0,00 |
14,38 |
19,74 |
24,62 |
13,82 |
17,90 |
Total Droite - 1er tour |
66,57 |
69,04 |
52,73 |
49,30 |
50,88 |
59,16 |
57,13 |
63,57 |
46,87 |
Pour les Régionales 2015, si on regroupe les voix par grandes catégories, on obtient effectivement un tripartisme avec une hiérarchie un peu différente. Évidemment, le score réel de chaque scrutin régional dépendait du score des listes dans chaque circonscription.
Résultats second tour |
Voix |
% des inscrits |
% des exprimés |
Total Gauche |
8 143 317 |
17,98% |
37,51% |
Total Droite |
6 884 880 |
15,20% |
31,72% |
Total Extrême droite |
6 052 975 |
13,37% |
27,89% |
Total Divers |
627 108 |
1,38% |
2,89% |
On voit que droite et extrême droite sont très majoritaires (59,61 %), même si une union n'aurait pas forcément donné le même résultat. Au deuxième tour de ces Régionales, les scores sont un peu faussés par le retrait des listes d'Union de la gauche de deux régions, pour faire barrage au FN, et la consigne de retrait de liste partiellement suivie dans une autre. L'abstention à été de 41,59 % et les suffrages exprimés atteignent 55,57 %.
Résultats en % exprimés |
Droite |
Gauche |
FN |
Autres |
2e tour |
40,24% |
32,12% |
27,10% |
0,54% |
Sièges |
44,56% |
33,53% |
18,90% |
3,01% |
Les « autres listes » concernent les partis régionalistes de Corse et des DOM. L'ambiguïté consiste d'ailleurs dans le fait qu'on peut les assimiler au « nationalisme », mais ils n'en sont pas moins de droite ou de gauche selon le cas. C'est aussi le cas du FN qui est majoritairement de droite, avec une composante populiste de gauche, plus ou moins importante selon les situations locales.
Le total en sièges est faussé par la prime majoritaire, mais la différence est compensée nationalement du fait que les partis en tête sont différents selon les régions. Le FN n'en a pas profité simplement du fait qu'il n'est finalement en tête nulle part au deuxième tour. Par contre, dans chaque région, on peut constater que la prime majoritaire déséquilibre totalement la représentativité.
Région |
% Abs |
% Droite |
Sièges |
% des sièges |
% Gauche |
Sièges |
% des sièges |
% FN |
Sièges |
% des sièges |
% Autres |
Sièges |
% des sièges |
Alsace Champagne Ardenne Lorraine |
40,98 |
48,40 |
104 |
61,5 |
15,51 |
19 |
11,2 |
36,08 |
46 |
27,2 |
|
|
|
Aquitaine Limousin Poitou-Charentes |
42,22 |
34,06 |
47 |
25,7 |
44,27 |
107 |
58,5 |
21,67 |
29 |
15,8 |
|
|
|
Auvergne Rhône |
42,32 |
40,62 |
113 |
55,4 |
36,84 |
57 |
27,9 |
22,55 |
34 |
16,7 |
|
|
|
Bourgogne Franche-Comté |
38,84 |
32,89 |
25 |
25,0 |
34,68 |
51 |
51,0 |
32,44 |
24 |
24,0 |
|
|
|
Bretagne |
43,12 |
29,72 |
18 |
21,7 |
51,41 |
53 |
63,9 |
18,87 |
12 |
14,5 |
|
|
|
Centre, Val de Loire |
40,78 |
34,58 |
20 |
26,0 |
35,42 |
40 |
51,9 |
30,00 |
17 |
22,1 |
|
|
|
Corse |
32,97 |
27,07 |
11 |
21,6 |
28,49 |
12 |
23,5 |
9,09 |
4 |
7,8 |
35,34 |
24 |
47,1 |
Île-de-France |
45,54 |
43,80 |
121 |
57,9 |
42,18 |
66 |
31,6 |
14,02 |
22 |
10,5 |
|
|
|
Languedoc-Roussillon Midi-Pyrénées |
37,98 |
21,32 |
25 |
15,8 |
44,81 |
93 |
58,9 |
33,87 |
40 |
25,3 |
|
|
|
Nord - Pas-de-Calais Picardie |
38,75 |
57,77 |
116 |
68,2 |
- |
- |
- |
42,23 |
54 |
31,8 |
|
|
|
Normandie |
40,92 |
36,42 |
54 |
52,9 |
36,08 |
27 |
26,5 |
27,50 |
21 |
20,6 |
|
|
|
Pays de la Loire |
42,75 |
42,70 |
54 |
58,1 |
37,56 |
26 |
28,0 |
19,74 |
13 |
14,0 |
|
|
|
Provence - Alpes - Côte d'Azur |
39,69 |
54,78 |
81 |
65,9 |
- |
- |
- |
45,22 |
42 |
34,1 |
|
|
|
Guadeloupe |
42,69 |
|
|
|
100,00 |
41 |
100,0 |
|
|
|
|
|
|
Guyane |
53,41 |
|
|
|
100,00 |
51 |
100,0 |
|
|
|
|
|
|
Martinique |
47,62 |
|
|
|
45,86 |
18 |
35,3 |
|
|
|
54,14 |
33 |
64,7 |
La Réunion |
44,72 |
52,69 |
29 |
64,4 |
47,31 |
16 |
35,6 |
|
|
|
|
|
|
Totaux |
|
|
844 |
44,6 |
|
635 |
33,5 |
|
358 |
18,9 |
|
57 |
3,0 |
C'est le but. Le principe majoritaire généralisé est le vrai critère actuel de la vie politique, sur le principe « The winner takes all ». La plupart du temps, les médias ne présentent plus que la carte des listes en tête, comme si les autres n'existaient pas. Le présidentialisme (régional ici) est devenu la norme. Ce n'est pas la peine de parler de victoire du Front national. C'est la victoire du fascisme auquel chaque parti a adhéré en souhaitant être hégémonique « pour pouvoir gouverner ». Les compromis et les arrangements du style Troisième république sont le repoussoir qui justifie le pouvoir d'un seul ou d'un clan. La démocratie est, au contraire, le lieu du débat et des contre-pouvoirs. Personne n'en veut.
La République et le césarisme
Les élections régionales de 2015 ont consacré la dérive présidentialiste française. On nous bassine depuis quelque temps avec le terme « République », qu'on met à toutes les sauces. Contre le FN, on se revendique d'un « Front républicain », ce qui est inutile : il suffit de voter contre ceux qu'on ne veut pas voir élus. C'est ça, les élections. D'une façon générale, parler de partis « républicains » relève de la même imposture que celle du Front « national ». C'est comme être islamique dans un pays musulman ! Tout le monde est républicain de toute façon, comme tous les partis (conservateurs, libéraux, socialistes, communistes) sont nationaux, voire nationalistes. L'argument de leurs liens avec l'étranger ou leur mondialisme est aussi vrai pour tous, y compris pour l'extrême droite fascisante, internationale, comme chacun sait. La seule question républicaine qui subsiste concernerait les monarchies, dont la persistance massive en Europe constitue un archaïsme décoratif risible. Mais personne ne doute que les pays concernés (Espagne, Belgique, Royaume-Uni, Hollande, Danemark, Suède) soient au moins aussi républicains, sinon plus, que les autres. Il serait donc d'autant plus judicieux de se débarrasser de ces anomalies qui entretiennent la confusion sur le sujet.
Le vrai problème est plutôt qui ne faut pas se faire d'illusion sur la République. C'est bien la République qui a amené au pouvoir le fascisme et le nazisme. La stratégie qui consiste à considérer que le Front national n'est pas un parti républicain, mais que ses électeurs le sont, est une hypocrisie pour tenter de les récupérer. Quand on vote fasciste, on est un fasciste. Si ceux qui ont voté nazi dans les années trente n'étaient pas nazis, et qu'« ils voulaient seulement envoyer un message à la classe politique », ils se sont trompés sur les conséquences. Il en est de même pour ceux qui se sont abstenus et ont donc contribué au résultat connu. C'est comme ça que ça marche. Il est évident que ceux qui s'abstiennent ne doivent pas prétendre parler de la politique. Elle se fait sans eux.
Cette bienveillance à l'égard du FN est douteuse. Ce parti a récemment contesté le qualificatif de fasciste, et il prétend ne pas être d'extrême droite. C'est risible. Partout en Europe, cela ne pose aucun problème à considérer qu'il existe des partis d'extrême droite à tendance nettement fasciste. La réalité est plutôt que fascisme et communisme sont des tendances persistantes avec lesquelles les partis réformistes de droite et de gauche doivent composer pour arriver au pouvoir. Extrême droite et extrême gauche correspondent à des utopies radicales issues d'intellectuels formalistes ou exaltés qui tiennent un discours populiste. Le problème politique existe quand les extrêmes, selon le mot de Lénine, se mettent à employer les moyens légaux, et plus spécialement les stratégies organisationnelles très structurées des communistes. L'histoire du XXe siècle correspond à cette réalité.
Le véritable problème politique du succès du FN résulte précisément « des institutions de la cinquième République », comme on dit, c'est-à-dire plus généralement de la conception républicaine de la dictature de la majorité. Ce phénomène existe dans tous les pays. Il consiste dans les différents mécanismes pour assurer une majorité au parti qui arrive en tête, quand ce n'est pas tout simplement la fraude électorale ou les coups d'État, évidemment. Le parti « majoritaire » se dit « bolchevik » en russe. On connaît la suite.
Le but pratique est de « pouvoir gouverner », mais il aboutit simplement à l'hégémonie d'un parti dans lequel règne l'hégémonie d'une faction. Si le parti au pouvoir est mal élu, la représentativité démocratique est faible. Ce n'est pas forcément dramatique, l'action réelle dépend des minorités actives. Mais ce n'est pas ce qui est marqué sur l'emballage. Concrètement, l'inconvénient est que cela favorise la prise de pouvoir d'État par de petits clans bien organisés. C'est bien comme ça que De Gaulle est arrivé au pouvoir. L'erreur gaullienne est que le système a été modifié pour effacer les contre-pouvoirs. À l'époque, la forte tradition parlementaire fondée sur des notables locaux compensait la centralisation. Petit à petit, le système s'est dégradé. Le modèle a régressé au césarisme bonapartiste et au centralisme versaillais peuplé de godillots et de courtisans.
La tradition de gauche a renforcé l'étatisme. Tout est de la faute du président : croissance, chômage, santé, terrorisme et même météo. La réalité politique correspondante réside simplement dans le clientélisme et la distribution de subventions aux entreprises ou aux associations (pour caser les chômeurs). Outre le mécanisme étatiste habituel d'habiller Pierre en déshabillant Paul, ce qui génère l'agitation des mouches du coche, la nouveauté paradoxale est qu'on allège la fonction publique, dont on est donc obligé de sous-traiter les missions. On remplace la police nationale par des polices municipales et des vigiles privés, ce qui suppose de passer son temps à légiférer à leur propos.
Déjà avec Mitterrand, qu'on prenait pour Dieu (par auto-ironie inquiétante), s'est mis en place une remontée généralisée au sommet. Les médias ont accentué la tendance, qui ne parlent de politique qu'en relation à l'élection présidentielle. Les ministres sont devenus inexistants. La décentralisation a viré à la concentration locale, qui vient d'être accentuée avec les nouvelles grandes régions sur le modèle des länder allemands (vieux mythe explicatif du succès économique germanique). Le principe de compétence générale et le cumul des mandats renforcent les féodalités. La France a toujours eu du mal à comprendre la notion de séparation des pouvoirs. La critique de gauche des entreprises privées correspond en fait à ce mécanisme.
Il ne faut pas s'étonner de la montée de l'extrême droite. Le Front national incarne précisément cette conception césariste dans un cadre parfaitement républicain. Comme on le sait, le FN propose simplement de limiter les avantages aux nationaux, simple régression coloniale au statut d'indigène de la République pour les citoyens de seconde zone (d'où la création d'un parti de ce nom, par ironie, pour ceux qui se sentent concernés). Ceux qui prétendent que le FN n'est pas raciste ne sont pas sérieux. Il l'est dans sa volonté de réserver des avantages à certains (comme l'ont confirmé des déclarations récentes d'étudiants de Science Po affiliés à ce parti - sans que cela suscite aucune remarque). C'est la définition de l'apartheid. On peut dire que la gauche a raison de considérer que le problème est social et non racial. Mais la question est celle de définir un statut inférieur pour ceux qui doivent rester à leur place, et cela concerne majoritairement les étrangers des pays anciennement colonisés ou sous-développés (pour les nouveaux migrants). Conception de caste, d'ancien régime, qui a l'imposture de se prétendre républicaine. Cette inégalité de fait ou de droit était déjà le cas dans l'histoire de la République (française ou américaine), et elle motivait largement l'engagement à gauche, sur le thème de l'anti-impérialisme. Mais l'erreur classique de la gauche consistait à refuser les « droits bourgeois » ou les « droits formels » alors que c'est précisément le sujet. D'où les erreurs d'analyses actuelles.
La perspective de la victoire du FN dans ce cadre césariste commence à inquiéter les partis qui en profitaient jusqu'ici. Même si la victoire du FN est peu probable à l'élection présidentielle sur laquelle tout le monde se polarise, des victoires locales ou régionales ne sont pas exclues. La conséquence en serait immédiatement l'élimination de presque tout le personnel en place et l'hégémonie de toute une nouvelle fournée d'élus dont la motivation augmente à cette perspective en décourageant les autres et leurs électeurs. D'où l'augmentation de l'abstention et les tensions entre les courants. Ce qui accentue la dégringolade.
La proportionnelle intégrale est le seul moyen de motiver les électeurs pour éviter une trop forte abstention, mais surtout, pour éviter qu'une tendance minoritaire prenne tous les pouvoirs au sein d'un parti. Tout le monde le sait, mais tout le monde veut être cette minorité qui impose sa loi à tous les autres. Et c'est pour cela que ce système pervers se renforce jusqu'à l'explosion. C'est généralement masqué par le fait que les personnalités dominantes, au sein de ces minorités, essaient d'éliminer les autres prétendants au moyen d'alliances paradoxales qui ajoutent à la con-fusion. C'est tout le résumé de ces quarante dernières années en France (le modèle est bien sûr l'alliance de Mitterrand avec Chevènement pour contrer Rocard). Une proportionnelle intégrale permettrait aussi de ne faire qu'un seul tour.
Élire le roi des cons
Avec la notable exception de Barack Obama, réputé intellectuel, il semble que l'alpha et l'oméga de la politique actuelle résident dans le populisme qui prend donc les gens pour des cons, avec la restriction précédente que le niveau d'étude réel semble indiquer que chacun joue le jeu de prendre tous les autres pour des cons. Raymond Boudon avait remarqué que les valeurs n'étaient plus imposées de l'extérieur, mais assumées individuellement par les acteurs sociaux modernes.
La politique commence au moment où l'on commence à dire des conneries. La contribution scientifique récente la plus décisive à l'étude du comportement humain semble être le jeu télévisé, Le maillon faible, où certains ont remarqué (j'en ai lu un compte-rendu sans prendre la peine de vérifier moi-même) que les concurrents tentent de gagner en éliminant ceux qui présentaient un risque parce qu'ils semblent plus compétents. On peut comprendre cette nécessité sociale de jouer au con. C'était le procédé pour arriver au pouvoir dans l'ancienne URSS sans éveiller la méfiance des autres compétiteurs.
Pourquoi pas ? Les plus intelligents doivent avoir compris le truc, puisqu'ils sont intelligents, et ils jouent les cons pour se faire élire par d'autres personnes intelligentes qui jouent aux cons. Merveille de la science sociale, le mécanisme explique aussi parfaitement l'omniprésence actuelle des diverses théories du complot, puisque tout le monde y participe en connaissance de cause.
À moins de prendre la déploration du score du FN uniquement comme une ruse politique cynique, malgré les utilisations effectives en ce sens par tous les camps en présence, on peut aussi envisager l'hypothèse que le jeu du plus con a produit le bug d'élire au moins quelques cons au passage. Je ne cite personne. Concrètement, si on sélectionne les gens intelligents sur leur capacité à dire des conneries, c'est bien ce qui risque d'arriver. Sur le modèle du Maillon faible, ce qui peut se passer est l'élimination de celui qui laisse échapper une réponse intelligente qui le démasque auprès d'autres personnes intelligentes qui se liguent donc avec des plus cons qu'elles.
Application
Si conjoncturellement le vote aux Régionales 2015 a pu être influencé par les attentats islamistes, l'argument populiste fondamental semble être la préoccupation (pourtant générale) de la « question sociale », résumée au chômage. Pourquoi voter pour le FN pour cette raison ? L'idée que la droite et la gauche ont échoué signifierait bien que la politique en serait directement responsable, négativement pour les libéraux, positivement pour les césaristes. Au mieux, cela pourrait signifier que le clientélisme ne marche pas ou bien qu'il faudrait encore plus de clientélisme. Mais le vote FN signifie quasi exclusivement qu'on considère les étrangers comme seuls responsables.
C'est évidemment une connerie. J'ai déjà signalé que l'immigration avait plutôt retardé les délocalisations en abaissant le coût du travail local et en fournissant un débouché intérieur plus important, du simple fait d'une population supérieure. L'erreur nationaliste repose sur l'analyse incorrecte de la décolonisation. Son résultat en a été la réduction des débouchés commerciaux (malgré la persistance de la Françafrique) et surtout l'effondrement des débouchés professionnels du système scolaire français qui était spécialisé dans la formation de fonctionnaires (militaires, administrateurs coloniaux, enseignants et autres expatriés). La France ne s'en est jamais remise. C'est depuis cette époque que l'école produit des chômeurs.
Cette ancienne situation de marchés captifs empêche de comprendre la concurrence internationale. Le protectionnisme ne marche évidemment pas pour les consommateurs étrangers. Il faut dire aussi que cette nouvelle confrontation à la concurrence étrangère est faussée par l'hégémonie américaine qui a remplacé le partage du monde avec les Soviétiques à l'époque de la guerre froide. Progressivement, les Français et les Britanniques ont été marginalisés après la perte de leur empire respectif au profit des deux grands. Finalement, la fin de l'URSS a surtout correspondu avec la montée en puissance de la Chine dans le commerce international. La France a quand même de beaux restes, mais guère de vision d'avenir. C'est cet état d'esprit qui domine actuellement avec le résultat qu'on connaît.
Mieux ! L'idéologie du Front national (qui découle du point colonialiste précédent) est au contraire en partie responsable de la montée du chômage et de l'immigration elle-même. Une des raisons du chômage des Français résulte précisément de cette conception anti-immigrés qui déconsidère la mobilité géographique. Avec cet imaginaire, quel Français de souche peut vouloir devenir un immigré ou le redevenir pour les descendants des immigrations précédentes. Et de fait, les Français n'ont pas été très portés aux migrations internes ou externes depuis un demi-siècle (c'est en train de changer depuis une quinzaine d'années). Ce n'était évidemment pas vrai auparavant du fait de l'exode rural dû à la centralisation administrative coloniale (dont l'immigration en provenance des anciennes colonies est une continuité). Depuis, la mobilité interne s'est fait à reculons, en espérant une mutation « au pays », comme des immigrés qui veulent retourner « au bled ». La mode du terroir a rattaché les Français à leur glèbe avec la notable exception généralisée fréquente de vouloir finir sa vie dans le Sud (sorte de Miami local). Du coup, comme chacun sait, puisqu'on se plaint fréquemment que des offres d'emplois soient non pourvues, ce sont précisément les immigrés récents ou leurs enfants qui se chargent de boucher les trous, y compris chez de nombreux patrons FN.
L'autre responsabilité de l'extrême droite dans l'augmentation du chômage, associée à l'extrême gauche cette fois, est à l'évidence le refus de la mondialisation ou de l'Europe, outre le refus fréquent de l'informatique dans les années 1980-90. Sur le même principe que précédemment, ce rejet de l'étranger ou de la nouveauté ne prépare pas à affronter la concurrence mondiale et encore moins à en profiter. Une sorte d'idéologie néo-pétainiste semble confiner la France à son rôle folklorique de gardienne des traditions populaires (ce qui a un intérêt touristique). Le clientélisme culturel y est sans doute pour beaucoup. On peut comprendre que les intellectuels soient opposés au FN qui envisage de couper leurs subventions pour les offrir à des activités culturelles ringardes d'animation de maisons de retraite. C'est sans doute cohérent avec l'augmentation du nombre de personnes du troisième et du quatrième âge, mais cela risque de ne pas être très rentable. D'autant que l'explosion probable du système des retraites n'augure pas de lendemains qui chantent. Vouloir arriver au pouvoir à ce moment n'est pas malin.
La cause de toute cette confusion est sans doute, contrairement à ce qui se dit, l'élévation constante du niveau et la mobilité sociale qui provoquent, justement, une concurrence accrue chez des élites plus nombreuses. Chacun se voit calife à la place du calife (d'où le renouveau de l'idée du califat ailleurs). La montée du FN n'est pas due à l'absence d'« intégration » des immigrés, c'est-à-dire de leur adaptation aux valeurs françaises ou occidentales, mais au contraire le refus d'admettre qu'ils sont déjà intégrés. L'idéologie ségrégative est celle qui n'acceptait pas que le capitaine Dreyfus fasse partie de l'état-major.
Le mois dernier, j'ai envisagé l'hypothèse que les terroristes (entre autres causes) étaient précisément « plus attachés qu'on le croit au mythe républicain dont ils ont été en partie exclus. » Leur dérive identitaire relève simplement la même erreur que l'idéologie FN (justifiée par des Finkielkraut) dont ils ont été gavés dans leur enfance dans les banlieues françaises et belges avec, en ce qui les concerne, le double mouvement de stigmatisation et d'assignation.
Un peu de réflexion permet de comprendre que la sociologie réelle du parcours des jeunes beurs leur donne au contraire un bénéfice quasi automatique de l'ascenseur social, sur le plan culturel ou professionnel, du fait qu'ils ont un meilleur niveau scolaire et souvent social que celui de leurs parents. C'est cette concurrence supplémentaire qui provoque un rejet de la part des racistes qui revendiquent des privilèges tout en parlant hypocritement de non-assimilation des valeurs de la République. Il y a des épurations qui se perdent !
Jacques Bolo
|