EXERGUE
Depuis 2005
Politique - Novembre 2015

Pax ottomana

Résumé

L'Orient compliqué exige d'élever un peu le débat au niveau géopolitique. Court terme, long terme. Empirisme, théorie. Il faut savoir résumer et pouvoir changer de perspective.

La question actuelle de l'État islamique résulte, comme chacun sait, du désordre issu de la chute de Saddam Hussein. Les chiites majoritaires en Irak ont évincé les tribus sunnites du nord en profitant de la démobilisation de l'armée irakienne imposée par les Américains après la deuxième guerre d'Irak (2003). Les Kurdes au nord disputent la zone de contact autour de Mossoul et ses champs pétrolifères. Depuis, le désordre règne à Bagdad sans permettre un équilibre entre ces trois plus ou moins grandes communautés. La résistance anti-américaine a permis l'installation de djihâdistes se réclamant d'Al-Qaïda dont la branche locale a évolué vers l'actuel groupe « État islamique ».

Là dessus, le Printemps arabe de 2011 s'est répandu de la Tunisie à l'Égypte et aux pays du Golfe. Les Occidentaux sont intervenus en Libye. Le Printemps syrien a dégénéré. Comme dans le cas des chiites du sud de l'Irak après la première guerre du Golfe (1990-1991), les populations se sont révoltées en prévoyant l'aide des Occidentaux qui n'est pas venue. J'ai déjà souligné que l'élimination de Kadhafi en 2011 (après Saddam Hussein en 2006, ne l'oublions pas), a certainement conduit Assad à se radicaliser pour ne pas subir le même sort.

Sur la carte, l'État islamique pouvait constituer une sorte de solution géopolitique. La minorité alaouite du clan Assad, assimilée au chiisme, dominait une majorité sunnite en Syrie, situation inverse par rapport à celle d'Irak. L'éclatement de l’Irak aurait pu permettre de redistribuer les cartes en réunissant les sunnites. La version extrémiste du djihâdisme de l'EI a tourné à la guerre de religion du sunnisme contre le chiisme ou les autres minorités.

L'intervention américaine a eu lieu pour soutenir l'armée irakienne incapable de faire face au ralliement des zones sunnites à la guérilla. L'apparition de l'État islamique et l'extension du conflit à la Syrie a compliqué la situation dans la mesure où certains espéraient sans doute la chute d'Assad. Mais les exactions de l'EI contre les populations minoritaires et les revers de Kurdes ont provoqué l'engagement de la France. J'ai eu l'occasion de dire aussi que les destructions d'antiquités n'étaient pas un bon plan de comm' de la part des djihâdistes.

Concrètement, il faut bien admettre que la situation précédente en Irak ou en Syrie constituait un modus vivendi entre les communautés. Dans chaque pays, on avait affaire à la dictature d'une minorité, s'appuyant sur le soutien des autres minorités, pour empêcher la dictature de la majorité. Le problème est que la notion de « dictature de la majorité » est la conception occidentale de la démocratie, avec la réserve que sa réalité est quand même douteuse sur le plan sociologique. Il faudrait peut-être envisager de réviser cette conception pour intégrer théoriquement la réalité sociopolitique du modèle moyen-oriental.

La situation locale exprime bien la problématique fondamentale. Si on prétend vouloir respecter les États dans un cadre onusien des anciennes frontières légitimes, ce qui avait motivé l'intervention en Irak pour se porter au secours du Koweït, il ne faudrait pas que les Occidentaux interviennent en Syrie, ni en Irak, comme il n'aurait pas fallu intervenir en Libye. Si on prétend intervenir au nom d'un droit d'ingérence humanitaire, on instaure bien une autorité supranationale et il faudrait aussi intervenir plus souvent. Si on se fonde sur le principe des nationalités, il faudrait réaliser des nouvelles partitions, qui justifieraient l'autonomie de la zone dominée par l'organisation djihâdiste de l'État islamique, pour commencer. Dans les faits, il est bien évident qu'on procède empiriquement, au coup par coup, mais on se fonde bien sur ce genre de principes abstraits. On peut considérer que l'histoire correspond simplement aux péripéties issues des difficultés à les admettre de la part de ceux qui profitent des configurations inadéquates antérieures.

Si on institutionnalisait une partition de l'Irak, déjà réalisée de fait, et une partition de la Syrie, la difficulté réside immédiatement dans la question kurde. Soit les Kurdes sont une fois de plus les cocus de l'histoire, soit il faudrait que la Turquie admette l'indépendance d'un Kurdistan. C'est peu probable. Mais il faudrait aussi redistribuer les zones alaouites. J'avais envisagé précédemment de fixer les zones contrôlées par les combattants pour permettre de rapatrier les réfugiés et attendre la réconciliation progressive à mesure de la reconstruction. Concrètement, si la partie sunnite syrienne est séparée, cela revient bien à faciliter l'union sunnite avec l'Irak. Il resterait la Syrie alaouite qui pencherait vers le Liban. « Orient compliqué ».

Il faut bien admettre que la difficulté est bien celle de l'existence de minorités au sein d'un État. On dit souvent que les partages coloniaux sont la cause de ce genre de crises. C'est faux. Les minorités existent de toute façon. Les schismes religieux sont précisément le bon exemple du fait que les nations ne sont pas seulement des entités ethniques. Le Liban en est le modèle. La France des guerres de religion ou de l'antisémitisme en est une illustration. C'est aussi sans doute le modèle trop français de la dictature de la majorité qui inspire la difficulté turque à tolérer le communautarisme kurde.

L'empire contre attaque

Comme le rappelle Jean Baechler, qui a été mon professeur, le multicommunautarisme est le principe de l'empire. La zone en question, les Balkans et l'Afrique du nord ont été dominés par l'Empire ottoman pendant plus de 600 ans, jusqu'en 1924. Les Turcs actuels sont les descendants des fonctionnaires de tout l'empire, comme les Parisiens sont ceux des provinces et des colonies montés à la capitale, et non ceux des seuls Parisis de l'ancienne Lutèce. Les Kurdes ou les anciens Arméniens ont simplement eu le malheur d'être les provinces les plus proches, qui auraient pu vouloir être indépendantes comme la Syrie ou les autres parties de l'Empire. Le génocide des Arméniens relève de cette angoisse devant la dissolution de l'Empire ottoman. On subit bien les conséquences du fractionnement de cet empire par les puissances occidentales et les accords franco-britanniques Sykes-Picot. Mais la véritable raison est le résultat des indépendances nationales. On connaît le rôle de Lawrence d'Arabie. D'ailleurs, si les états actuels le voulaient, dès demain ils pourraient reconstituer l'Empire ottoman et son califat. Ironiquement, j'ai eu l'occasion de remarquer que le rejet de la candidature de la Turquie à l'Union européenne par l'astuce d'une Union méditerranéenne que j'avais appelée « sous-européenne » reconstituait cet Empire ottoman.

Le principe de l'empire n'est justement pas celui du rêve romantique d'une nation homogène qui conduit aux génocides ou aux épurations ethniques que l'on sait. Son rôle est celui d'une Pax imperialis qui impose, par la force, une zone pacifiée de libre circulation et d'échanges. Il répond aux recours fréquents à la guerre que se livrent des pays aux ressources déséquilibrées. Mais il en est de même pour les états-nations qui sont des empires en leur royaume. L'équilibre des forces cesse quand les empires atteignent leur extension maximale qui les place en confrontation avec les autres empires. Au début de XXe siècle, ils s'affrontèrent et se partagèrent les territoires ou les zones d'influence des perdants, l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman. Après quelques rebondissements les empires britannique et français laissèrent la place à l'affrontement des deux blocs russes/américains de la guerre froide, avec quelques satellites non-alignés.

On en était là avant ces crises au Moyen-Orient. Concrètement, le soutien des Américains aux djihâdistes d'Afghanistan a déclenché un délitement du bloc soviétique. La stratégie américaine a consisté à soutenir les religieux contre les laïques, souvent socialistes ou assimilés. On peut lire la situation actuelle comme une continuité bien que le communisme se soit effondré en Russie et que l'empire soviétique ait éclaté. La nouveauté est plutôt le retour de la Russie dans la zone, sans doute pour conserver sa dernière base navale en Méditerranée dans le port syrien de Tartous. Géopolitique normale.

La véritable question de la paix consiste à savoir qui prendra le relais de la Pax americana ratée dans la région, qui avait succédé à la Pax britannica précédente. La Turquie est l'acteur principal de la zone, mais elle ne semble pas se remettre de la dissolution de l'Empire ottoman en jouant un jeu nationaliste qui la condamne à une confrontation avec les Kurdes. Le nationalisme arabe semble avoir trop bien réussi puisque la Turquie ne semble pas pouvoir jouer le rôle d'ancienne puissance coloniale que la France persiste à jouer au Maghreb et en Afrique. L'influence occidentale de la théorie romantique des nationalités a précisément supplanté le projet du califat dont rêve l'organisation de l'État islamique. Elle-même se limite à un communautarisme sunnite. Concrètement, l'échec interne de l'Empire ottoman est précisément dû à la difficulté de tous les empires à instaurer une neutralité acceptable entre le centre et la périphérie. C'est également vrai au niveau des États-nations d'ailleurs.

Pour la Turquie, une sortie interne et externe de la crise pourrait consister à proposer une fédération équilibrée avec le Kurdistan qui lui permettrait de récupérer les parties irakiennes et syriennes. On peut concevoir que les Kurdes soient méfiants à cet égard. Puisque la Turquie joue un jeu ambigu avec l'EI, elle pourrait contribuer à sa normalisation si elle le voulait. Toute la question est de savoir si la Turquie veut élever le débat. L'attaque turque contre l'avion russe ne va pas faciliter les choses.

La Turquie est la grande puissance régionale. Son choix est de jouer son rôle pacificateur au bénéfice de l'espace régional dans son ensemble, sinon elle risque de s'effondrer si la guerre s'étend sur son sol. Actuellement, toute la zone est morcelée par les antagonismes issus des conflits récents : Irak/Iran, Chiites/Sunnites, Turcs/Kurdes, Liban, Syrie, et bien sûr Israël/Arabes. Chaque entité est une sorte d'isolat aux contacts limités avec ses voisins. Il faut changer de perspective. Le modèle nationaliste n'est pas la solution. Le modèle impérial (modernisé en fédération) permettrait les échanges économiques dans le respect des souverainetés politiques. On oublie toujours que même le projet sioniste ne date pas de la création concrète de l'État d'Israël, mais de l'époque où l'Empire ottoman existait encore. Il ne s'agissait donc pas d'un État-nation.

Bon, on n'est pas dans cette configuration actuellement. On peut continuer à faire la même chose sous l'influence des anciennes puissances étrangères qui jouent leur propre jeu malgré toutes les bonnes intentions qu'elles peuvent avoir. Ou bien, les acteurs locaux peuvent prendre les choses en main en dialoguant et en s'organisant directement dans une perspective supranationale. En général, cela a lieu sous l'autorité du plus puissant localement. Ça pourrait aussi être les Russes.

Jacques Bolo

courrier Recommander cette page à un ami
Voir aussi :
Soutenez
la revue Exergue
Tous les articles
Références
Critiques

IA
Méthodologie
Culture
Ecologie
Economie
Education
Ethnologie
Relativisme
Société
Europe
Turquie
Démocratie
Sciences
Histoire
Photos
Urbanisme
Sociologie
Reportages
Linguistique
Philosophie
Internet
Politique
Humour
Racismes
Femmes
Démographie
Conneries
Peurdesmots
Médias
Religion
Social
Sports
Carnet
Publicités Amazon
Bolo, Pour Brassens
Bolo, La Pensée Finkielkraut
Bolo, Philosophie contre Intelligence artificielle
Bolo, Pour en finir avec la question de la laïcité
Accueil Ball © 2005- Exergue - Paris Ball Légal Ball Ball Partenaires Ball Contacts